Le maître de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande — Jacques Lacan n° 717 – Samedi 10 juin 2017 – 05 h 12 [GMT + 2] – lacanquotidien.fr ÉDITORIAL Pierre-Gilles Guéguen Psychanalyse affûtée, pour la République des Lettres C’est avec une grande surprise que je lis et relis le texte de Jorge Alemán en date du 2 juin (1). Pour avoir traduit quelques articles de lui pour Lacan Quotidien, je ne m’attendais pas à cette déclaration si soudaine sur la mort de la psychanalyse : je n’en crois pas mes yeux ! J. Alemán, philosophe original, psychanalyste, essayiste connu, occupé dans le champ de la politique en Espagne à donner son appui aux militants de Podemos. Intellectuel vivant dans son action politique, vivant dans la psychanalyse, vivant sur Lacan quotidien, soucieux de participer par son truchement à la grande conversation qui court dans le monde de l’AMP, écrirait cette oraison funèbre ! Je ne puis m’y résoudre. Je ne partage pas, cher Jorge, votre abord néo-marxiste de Lacan, mais j’aime votre rigueur dialectique et la concision de votre pensée, sans parler, pour ne pas offenser votre modestie, de l’étendue de votre savoir. Pour cela plus que pour des raisons de commodité, j’ai eu plaisir à traduire quelques textes de vous. Je dois cependant vous confier que votre tentative de concilier Lacan et Laclau me paraît une tâche de nature à faire tomber son homme dans un lac où aujourd’hui il y a le feu, comme le disent nos amis genevois. Et donc je préfère une autre entrée pour penser et surtout pour vivre la psychanalyse d’aujourd’hui. Mais pour reprendre en le déformant un air connu : … à chacun sa lacune. Voilà que tout à coup, Jorge, vous vous prenez un mur (sur Facebook) pour y taguer vos idées noires ! Burn-out sans doute, car j’ai rarement vu notre monde analytique de l’AMP aussi vivant, aussi réveillé. Je ne m’expliquerais pas autrement que par un moment de déprime vos pensées mortifères, ni vos propositions de soins palliatifs. En France en tout cas, les analystes de l’ECF et ceux qui travaillent dans les ACF ont été particulièrement actifs dans le barrage opposé à Jean-Marie et Marine Le Pen et à leurs velléités de retour à un ordre ancien aux relents collaborationnistes. Je peux vous dire que nous sommes vigilants et bien réveillés. Certes, nous avons maintenant à faire avec un gouvernement néo-conservateur et la psychanalyse n’a pas fini d’avoir à penser la façon dont elle aura à être présente et bien affûtée pour faire face aux périls à venir : notamment du fait des bureaucraties sanitaires et universitaires qui ne manqueront pas d’être toujours plus actives et de vouloir toujours plus d’évaluation, mais aussi du fait du capitalisme financier et de ses effets destructeurs du lien social. Je pense pour ma part que la dureté du monde qui s’annonce nécessitera d’autant plus l’offre psychanalytique qu’elle sera repoussée dans les marges. Ce dont la psychanalyse a besoin pour respirer (sans doute le savez vous mieux que moi, vous qui vous êtes réfugié à Madrid en 1976), c’est de liberté d’expression, de démocratie et d’un libéralisme (pas au sens où un Tony Blair l’entendait) suffisamment humain pour que tous les boulons ne soient pas vissés et que ces marges continuent d’exister. Mais après tout elle a toujours été un discours marginal, il me semble que c’est inhérent à ce qui la fonde : proposer un recours au malaise dans la civilisation ou encore être l’envers de la biopolitique, pour reprendre le titre du beau livre d’Éric Laurent (2). Il y a douze ans de cela, Jacques-Alain Miller répondant à la revue Multitudes pour son numéro deux disait ceci : « Si l’on peut caractériser l’état d’esprit du public, celui-ci est comme résigné devant un processus dont on sent qu’il n’est pas du tout le résultat d’une conspiration des puissants, d’un complot des classes dominantes. Et en même temps la confiance se nourrit des résultats sensibles et positifs de la mise en œuvre effective du savoir touchant ces domaines. Si j’essaye de soustraire le problème dont nous débattons à une problématique relevant d’un marxisme primitif, c’est parce qu’il me semble que nous sommes là aux prises avec un processus qu’Althusser aurait sans doute dit “sans Sujet”, et que nous allons appeler […] le “processus numérique”. Je ne l’appellerais pas processus sans sujet, parce qu’il me semble qu’Althusser n’utilisait pas du tout le terme de “sujet” au sens lacanien, mais entendait plutôt un processus sans conscience, dans un usage rabelaisien au sens de “science sans conscience n’est que ruine de l’âme” ». Il disait encore : « Je vais vous dire ce à quoi je crois : à cette fiction qu’on signale déjà dans les dernières années du XVe siècle – elle s’impose jusqu’à la fin du XVIe et elle a roulé jusqu’à la Révolution française au moins : c’est la République des Lettres. Je crois qu’il faut croire à la République des Lettres, qu’il faut la faire exister ; j’en ai parlé un jour en public devant Sollers qui m’a dit : “Votre erreur est de croire qu’elle existe ! “ – je crois surtout qu’il faut la faire exister. Le numérique a besoin des hommes. Et le numérique n’est pas simplement la chose des administrateurs, il est la chose avant tout servie par des scientifiques – et eux appartiennent, de plein titre et à part entière, sinon à la République des Lettres, à la République des Bâtons, chiffres et lettres, pour parler comme Raymond Queneau ». Il se trouve qu’aujourd’hui avec « la movida Zadig » J.-A. Miller propose de nouveau ce programme (3). Le moment, dit-il, est venu de le faire exister… C’est bien plus attrayant à mon avis que d’attendre patiemment la fin de la psychanalyse (ou pire d’y contribuer), même si c’est avec l’espoir qu’elle renaisse dans un autre monde. Comment ne seriez vous pas partant pour en être ? Con afecto, – comme vous avez eu la gentillesse de m’écrire en dédicace de votre livre, Horizontes neoliberales en la subjetividad (4). 1 : Alemán J., « La fin de la psychanalyse », Lacan Quotidien, n° 713, 3 juin 2017. 2 : Laurent É., L’Envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, paris, Navarin / Le Champ freudien, 2016. 3 : Cf. Miller J.-A., « Perpétuer la nymphe », Lacan Quotidien, n° 710 , 30 mai 2017. 4 : Alemán J., Horizontes neoliberales de la subjetividad, Grama, Buenos Aires, 2016. Le regard du lecteur par Nathalie Georges-Lambrichs Page à page J’ai longtemps fait des huit, pas suffisamment intérieurs, entre la littérature, d’une part, d’où il me semblait que « je » (tout je ?) procède – « la poésie est la première parole », comme le rappelle la quatrième de couverture de chaque volume de la collection Orphée (éd. de la Différence), fondée en 1989 par Claude-Michel Cluny avec qui j’eus, pour le magazine freudien L’Âne, un entretien que Judith Miller publia peu après – et, d’autre part, la psychanalyse, à laquelle je recourus dès que possible pour traiter l’angoisse liée au savoir que comporte le dit de Lacan : « le poète se produit d’être mangé des vers » (1) – savoir en souffrance qui mortifiait ma chair. J’aimais déjà D. H. Lawrence, j’avais traduit ses persiflages contre l’inconscient de Freud, senti qu’il était passé à côté ou plus exactement resté de son côté à lui. Quant à Gide, comment comprendre qu’il ne comprenait pas pourquoi Freud ne s’honorait pas de préfacer son Corydon ? L’essentiel était là, vibrant des mots pour le dire et pourtant, partant, incompréhensible. Pas moins, le fait – ce dit me fut bel et bien asséné – que pour entrer en littérature il y faut, sinon du génie, du moins un talent certain, tandis que par défaut, en psychanalyse, « un homme qui les vaut tous et vaut n’importe qui » devait pouvoir trouver son entrée – à condition de la forger lui-même, cette porte, et de la pousser, faute de quoi l’impétrant se retrouverait « comme Kafka », ce qui est une contradiction dans les termes. Interdite, la société des happy few restait celle des sans-grades. Après Freud pétri de littérature, Lacan pressé de lituraterrir, dans le fil de l’effort de poésie poursuivi par Jacques-Alain Miller, le vide médian n’est-il pas le seul lieu où la poésie des traits et des anecdotes dont chacun se fait le secrétaire a chance de s’éprouver, de se formuler, de traverser ? Brève histoire de l’ignorance du temps J’aimais que Borges eût eu toujours, dans sa ligne de mire, le gaucho inaccessible, qu’il souffrît de l’ignorance et du mépris dans lesquels celui-ci, sans même le savoir, tiendrait toujours la littérature. Cette limite, passées toutes les bornes, me semblait consister, plus radicale, moins poreuse que celle qui passe entre Dom Quichotte pétri de littérature et son Sancho, entre le duc d’Auge et son Cidrolin, entre le maître, berné par son renoncement au savoir même, et son serviteur, affûté de son ignorance supposée, parente de la ligne de fracture intime entre « la littérature » entière et l’allitérature en tiers. J’avais su lire très tôt sans apprendre, ayant trouvé correspondance entre le grain de la voix maternelle et la paille des mots semés dans Les Malheurs de Sophie, qui devaient combler ma solitude enfantine de bonheur… et de malheur car, lorsque fière et brandissant mon livre, je déclamai dans le cercle de famille, celui-ci fut unanime : je simulais, je fabulais, en fait, je ne faisais que réciter par cœur. Atout cœur et long feu Avoir du cœur, ce serait donc aller à la rencontre des autres, les vrais : les trisomiques, les muets, les défavorisés, les déshérités, les illettrés, les analphabêtes, faire appel de la ségrégation indigne, des murs élevés entre les poètes et les poètes, publiés les uns, ignorés les autres. Ce serait l’impasse de la névrose, qui fait la part belle au surmoi, lequel ne mange le pain de la charité mal ordonnée que pour mieux le multiplier. Ma cure me permit des progrès en lecture assez lents. Le livre, ce reliquaire, était le premier obstacle. L’ouvrir, le manier, mais aussi avoir raison de lui et forcer l’accès aux mots. Mais le singulier, ici, montait la garde. SM le mot veillait, empreint des charmes de l’unique valant pour le trésor de la langue, capable de déchirer le silence et d’en faire retentir l’exil dans chacune de ses résonances dont les facettes étincelantes n’en finissaient pas de mourir hors champ. Laisser l’autre s’enchaîner à l’un me fut douleur. Et le mot contaminait la page, unique elle aussi, tableau ! On ne pouvait que l’apprendre ; la recouvrir, c’était la perdre. Au-delà ou plutôt, en deçà des aventures et des chimères qui m’emportaient au galop sur leurs ailes noires ou colorées promises à la décomposition sitôt le livre refermé sur sa dernière page, ne me perçaient que les flèches chargées d’érotisme, débordantes d’excitation charnelle, de mémoire anonyme et de provocation. La cure fut un déminage. Effectué, celui-ci me permit de savourer Le Dernier des Égyptiens de Gérard Macé, où la douloureuse faveur d’un accès de goutte permet à Champollion, alité, de jouir de la vraie lecture que lui fait une amie de l’aventure indienne par excellence, lui qui jusqu’alors n’avait pas aperçu la rançon de son génie du déchiffrement, et, par-dessus tout, les Petites Coutumes, du même auteur, paroles échappées du corps de l’aïeule illettrée, dont la transcription hésitante bat de l’aile au pourtour de l’enfant poète. Pas moins, Le Nom sur le bout de la langue, mais aussi La Frontera et la moisson des Petits Traités de Pascal Quignard produisaient ces bonheurs d’anticipation sur le savoir qui les dépasseraient en boitant sans jamais les rattraper. Les Derniers Royaumes ne sont-ils pas, dans la République des Lettres, ces marches où le poète entend surtout favoriser encore, aveugle, la reproduction du phylum des langues, propices à nous faire endurer les matins sans retour ? Entre le poète, Alain Jouffroy pour ne citer que lui, qui s’attèle à traduire le silence, et Michel Foucault, prosateur génial, qui se dit « simple lecteur », quel abîme… et comment passer d’un Royaume à la République, comment appréhender ces mondes, ces modes, styles de lecture, jouir de leur voisinage sans les trahir l’un et l’autre, les faire se et nous parler encore ? La psychanalyse fraye à travers les fausses murailles érigées entre eux quand elle n’oublie pas que l’oreille du psychanalyste accommode sur un texte en train de s’écrire, et qui requiert d’être lu, et interprété. L’analysant se retrouve-t-il ou se trouve-t-il autre, du fait de la perte subie dans l’opération ? De quelle étoffe est ce gain ? En tout cas l’expérience qu’il aura faite n’est pas sans affinités avec celle que Jean-Philippe Domecq a nommée en 2004 la banalyse, lorsqu’il a découvert que « le banal n’est pas dans la masse du réel, [qu’]il n’est que dans notre tête », et que « tout dépend de notre regard » (2). 1 : Lacan J., « Radiophonie », Autres Écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 405. 2 : Domecq J.-Ph., Traité de banalistique, 4ème de couverture, Fayard, coll. Mille et une nuits, 2004. La psychanalyse bien vivante par Laura Petrosino Jorge Alemán, Vous n'êtes pas parmi mes contacts de Facebook. Je prends connaissance de vos publications via Lacan Quotidien. Je gagne ma vie avec une pratique qui fait place au réel sans loi, qui vise le hors-sens, qui permet de se séparer des objets a, qui produit les S propres au sujet, qui accueille la singularité, 1 qui dignifie le féminin, qui revendique le non-rapport sexuel. Cette pratique s’appelle psychanalyse. Cette pratique qui s’appelle psychanalyse ne se situe ni à droite ni à gauche. Être à gauche ou à droite fait référence au père. On est à droite ou à gauche du père. La position de l’analyste évoque plutôt l’« entre », bord du trou, littoral. En tant qu’analyste en formation, je défends la psychanalyse. Cette pratique a changé ma vie et elle est bien vivante en moi. Beaucoup de gens dans le monde sont plus vivants grâce à la psychanalyse. Trad. Valeria Sommer et Laura Petrosino ZIZEK ET MOI par Jacques-Alain Miller Je reçois ce matin ce mail de Thomas Svolos, d’Omaha, Nebraska. Dear Jacques-Alain, I believe this is the reference you just queried about in LQ 716. All the best, Tom Slavoj Zizek on Jacques-Alain Miller "The only absolute pedagogical genius that I know." —SŽ https://www.youtube.com/watch?v=9eMbN7pqNMA Post-scriptum. C’est l’occasion pour moi de présenter Thomas Svolos au lecteur de Lacan Quotidien. Thomas est membre de la NLS et de l’AMP. Il exerce la psychanalyse à Omaha, Nebraska, ville qui a vu naître Fred Astaire, Marlon Brando, Montgomery Clift, et Warren Buffett, troisième fortune mondiale, qui y vit toujours. Il vient de publier un livre remarquable dont nous rendrons compte, Twenty-First Century Psychoanalysis chez Karnac. — Jam **** Erratum (LQ n°716 du 9 juin 2017) La phrase de Lacan citée par Jam, dans « Jacques Rancière, une politique des oasis », qui évoque l’Ecole comme « base d’opération » contre le malaise dans la civilisation est extraite du « Préambule » de l’Annuaire de l’Ecole freudienne de Paris, et non de la « Note adjointe ». **** À mes sœurs par Paz Corona À Luz et Natalia Quand j'étais petite fille, une amie de ma mère nous avait offert, à ma sœur Luz et à moi, deux livres : il s'agissait du Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant de Léon Trotsky et André Breton et du Journal d'Anne Frank. Ces noms m'ont été transmis ensemble. Chez moi, le nom de Trotsky n'a jamais été accolé à celui de Hitler. Il se distinguait au contraire d'avoir été celui d'un grand humaniste assassiné par Staline. Comment Anita, l'amie de ma mère, avait-elle bien pu avoir l’idée incongrue d'offrir à deux enfants de six et sept ans une telle littérature ? Je suppose que Luz et moi n'étions pas des enfants pour cette ex-tupamaro (Mouvement de libération nationale uruguayen), mais les filles de militants du MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria au Chili), de surcroît trotskistes. Par conséquent, notre éducation était à faire et il fallait commencer tôt pour que les enfants du continent latino-américain soient formés à la révolution permanente, puisqu'il nous fallait une seconde indépendance, selon les termes de Trotsky. La révolution telle que la concevait ma mère avait des accents sectaires. Depuis mon adolescence, lorsqu'il m'arrive ironiquement d'évoquer la religion dans laquelle j'ai été élevée, je réponds inévitablement : « Dans le plus pur marxisme- léninisme ». Le désir des trotskistes qui m'ont élevée était tellement pur que, pour eux, faire partie de l'Internationale révolutionnaire voulait dire entre autres qu'il ne faudrait pas céder sur le fait de prendre les armes, et donc risquer sa vie, lorsque le jour serait venu, afin d'accomplir le socialisme. Le modèle cubain était pour les Chiliens du MIR la référence en matière de révolution et la guerre civile espagnole, un exemple. Che Guevara venait de mourir en 1967, ce qui donnait à l'engagement révolutionnaire latino-américain un air héroïque. Ma mère qui attendait un changement radical de son engagement politique croyait, comme tous les révolutionnaires, à la fin du monde capitaliste et injuste. Ma mère éleva ses filles à la boussole de son trotskisme. Je suis née en 1968 au Chili d'un couple de sociologues militants du MIR engagés dès 1967 dans le mouvement de l'Unité Populaire (UP), groupement qui comprenait tous les partis de la gauche (sauf les socialistes !) et qui porta Allende au pouvoir. Je fus de toutes les manifs de jour et de toutes les réunions politiques de nuit. Mon père, très doué de ses mains bien qu'intellectuel, nous avait confectionné de petits sacs de couchage afin de pouvoir nous trimbaler partout sans que nous ne soyons une entrave. Après l'élection d'Allende, mon père a définitivement largué les amarres. Totalement libre et délirant, il prit la clandestinité, et ne s'encombra plus jamais de ses enfants. Laissée aux bons soins de ma mère et du gynécée, je fus élevée à la dure par des femmes qui se disaient trotskistes. Mais soyons clairs, le nom de Trotsky ne fut pas pour ma mère le nom d'une idéologie internationaliste quelconque, mais celui d'un délire tout à fait singulier. Pour ces femmes que furent ma mère, ma grand-mère et leurs camarades, être mère était tout à fait secondaire : ce qui comptait, c’était de ne pas laisser la politique aux hommes et d'être des compañeros comme les autres. Si elles avaient pu porter des postiches pour ressembler en tout aux barbudos admirés et haïs parce que machistes et paternalistes, je pense qu’elles l’auraient fait. Les femmes et leurs filles ne devaient pas porter de robe, pas de maquillage, et surtout pas de bijoux – autant de « conneries » laissées aux bourgeoises écervelées. Bref, elles devaient être comme les hommes, mais en mieux ! Dans mon enfance, ni le mystère des larmes ni le caprice féminin n'avaient droit de cité car on n'avait pas le temps pour ces manières de « gosses de riches ». Il fallait marcher droit, ne pas se plaindre, se démerder tout seul et surtout la fermer. Plus tard, on m'apprit à coups de trique que la Cause Commune était supérieure à l'Individualisme bourgeois. La propriété privée n'avait pas cours chez nous. Ni les secrets ni les cachoteries ne pouvaient échapper au regard inquisiteur de notre mère. Les convictions de ma celle-ci allaient si loin que, dans son souhait d’effacer les différences et les inégalités, elle avait fini par nous confondre en une entité indifférenciée : « les filles ». À l’église comme à l’armée, en bon petit soldat, j'appris dès l'enfance à chanter « El pueblo unido jamás será vencido » (« Le peuple uni ne sera jamais vaincu »). Mais j'étais tellement unie et aliénée à l'autre que, dans un certain aveuglement, je ne m’étais pas rendu compte que le temps de se taire était venu : un jour que, du haut de mes quatre ans, je chantais à tue-tête, dans le jardin de ma mère, ma chanson préférée pour provoquer le bourgeois, je reçus une paire de claques monumentale. On m'expliqua que l'heure du fascisme était arrivée, et on m’envoya à la campagne dans la famille de la bonne. C’était lors de la première tentative de coup d’État en juin 1973. À cette époque, ma mère entra dans la clandestinité et prit pour nom de code « Natalia », comme la femme de Trotsky. À mon arrivée en France à l'âge de cinq ans, après le coup d'État, j'étais une enfant angoissée, j'avais peur de tout, et ne voulais pas sortir de la maison. Notre monde s’était écroulé, et je refusais de parler ma langue maternelle. Un de mes oncles, ancien garde du corps d’Allende et que j’avais admiré, se révéla aussi faible que tous les autres membres de ma famille – qui n’étaient ni forts ni héroïques. Ce qu’ils voulaient, je m’en rends compte maintenant, c’était un maître ! Un tyran domestique fit l’affaire, en la figure de mon grand-père maternel, auquel ils restèrent toute leur vie aliénés. Mais dans notre monastère où la règle maternelle régnait, on ne respirait pas très bien. Je ne pouvais me soustraire à cette étrange ascèse qui ne concernait pas seulement les corps, mais engluait aussi les âmes. J'évoquerai pêle-mêle quelques préceptes des plus baroques qui ont accompagné mon enfance. De loin, cela peut paraître drôle. Mais quand j'étais gosse, vraiment non, je ne rigolais pas. D'ailleurs, je tombais tout le temps par terre. La faute à qui ? À mon père parti ? La faute à Trotsky ? À la folie ? Ah la la ! Le Coca-Cola était banni de mon alimentation parce que considéré yankee, mais les algues cochayuyo que je détestais et les haricots, nourriture des paysans, devaient être avalés jusqu'à la dernière miette parce que les gosses au Chili n'avaient rien à manger. Chez moi, on ne lisait pas les écrivains bourgeois, on ne foutait pas les pieds dans les églises, et on ne lisait pas la Bible (car la religion, c'est l'opium du peuple !) Moyennant quoi des pans entiers de la culture m'avaient été fermés. Je devais tout partager, mais quand je rentrais de l'école avec ma trousse vide parce que j'avais tout donné, ma mère me faisait la leçon, me traitant d'enfant mal élevée. Quand en 6e, je dus choisir une langue entre l'allemand des nazis et l'anglais des yankees, je fus bien ennuyée. Et, en bonne névrosée, je refusais d'apprendre, pour ne pas contrarier ma mère, qui me hurlait dessus que je finirais balayeur... Voilà comment ont élevait les petites Chiliennes au temps où ma mère était trotskiste.
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