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Zink,littératures de la France médiévale PDF

19 Pages·2006·0.15 MB·French
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Littératures de la France médiévale M. Michel ZINK, membre de l’Institut (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), professeur Le cours de cette année était très différent de ceux des années précédentes en cequesonobjetétaitbeaucouppluslimité.Iln’abordaitpasunegrandequestion d’histoire et de théorie littéraire comme «Poésie et conversion au Moyen Aˆge» (1998-2001) ou «Poésie et nature au Moyen Aˆge» (2002-2004). Il ne prenait même pas en considération un vaste ensemble de textes, comme, plus ancienne- ment,lecourssur«Lamémoiredestroubadours»oumêmeceluisur«Froissart et le temps», qui ne traitait que d’un seul auteur, mais à l’œuvre multiple et immense. Il portait sur un ouvrage unique et assez bref, bien que la matière en soit amplifiée par les adaptations et les remaniements très nombreux que lui a valus son immense succès. Un immense succès, mais suivi d’un immense oubli. Tout le monde connaît aujourd’hui encore Tristan et Iseut, Perceval ou Roland. Peut-on en dire autant d’Apollonius de Tyr? Ce sujet, il faut l’avouer, présentait un grave inconvénient que je mesurais mal lorsque je l’ai choisi: il n’était pas aussi nouveau qu’il aurait dû l’être. Certes, il ne l’était de toute façon pas entièrement pour moi, puisque j’ai publié, il y a plus de vingt ans, l’édition et la traduction d’une version française du roman datant de la fin du Moyen Aˆge et à l’époque encore inédite. Mais j’ai pensé que je pouvais reprendre le dossier. En effet, vers 1980, lorsque je travail- lais à ce livre, Apollonius n’intéressait pas grand monde. La bibliographie était peuabondanteetpourl’essentielancienne:exceptionfaited’unimportantarticle deMauriceDelbouille,delagrandeéditionAlvarduLibrodeApolloniocastillan et de quelques autres publications, les travaux les plus importants étaient anté- rieurs à la première guerre mondiale. Mais peu de temps après, les choses ont beaucoup changé. En 1984, G.A.A. Kortekaas a donné une admirable édition du roman latin (Historia Apollonii regis Tyri), qui a définitivement éclairci sur de nombreux points l’histoire du texte, tranchant en particulier en faveur du grec la question de la langue de sa source perdue, contre l’avis de l’ouvrage allemand qui jusque-là faisait autorité sur ce point comme sur tant d’autres, celui d’Elimar 6463$$ UN44 18-01-200614:44:35ImprimerieCHIRAT 704 MICHELZINK Klebs(1899).En1991,unehistoriennedelalittératureanglaise,ElizabethArchi- bald, a publié sur Apollonius de Tyr et ses différentes versions une monographie très complète et très consciencieuse. A` partir de là, les publications se sont multipliées, en particulier chez les Italiens, toujours à la pointe de la philologie. C’estpourquoij’aipenséqu’ilneseraitpassansintérêtdereprendreunequestion surlaquelle ily aeu tantd’apports nouveauxces dernièresannées. Malheureuse- ment ou heureusement, ces apports étaient si importants que ce que j’ai pu y ajouter moi-même est peu de chose. L’Histoire d’Apollonius de Tyr est un récit latin datant de la fin du Ve ou du début du VIe siècle de notre ère, dérivé sans doute d’un original grec du IIIesiècle. Il a connu un succès rapide et prodigieux, qui ne s’est pas démenti pendanttoutleMoyenAˆgeetquis’estpoursuivibienau-delà,jusqu’auPériclès, prince de Tyr de Shakespeare et beaucoup plus tard encore. Il n’a cessé d’être copié, traduit, adapté, cité. Sa fortune a été immense et multiforme, dans toute l’Europe, dans toutes les langues et presque sous toutes les formes littéraires: le roman, bien entendu, mais aussi la poésie lyrique ou didactique, l’histoire, l’hagiographie, le théâtre. L’une de ses premières versions vernaculaires a été un roman en vers français du XIIe siècle, qui prend sa place parmi les tout premiers romans français, adaptés d’œuvres de l’Antiquité latine (romans de Thèbes, de Troie, d’Eneas, d’Alexandre...). L’Histoire d’Apollonius de Tyr pré- sente des analogies frappantes avec la légende de Tristan et Iseut. Elle a influencé directement de nombreuses œuvres épiques ou romanesques du Moyen Aˆge français et occitan (Floire et Blancheflor, Jourdain de Blaye, Daurel et Beton). Elle s’inscrit, mais de façon décalée, dans la longue lignée des nombreux récits médiévaux de l’inceste, ou de la tentative d’inceste, entre un père et sa fille: BelleHélènedeConstantinople,ManekinedePhilippedeRemi,Romanducomte d’Anjou de Jean Maillart, Yde et Olive, vie de saint Alban, sans parler des incestes mère-fils (le pape Grégoire, à nouveau saint Alban, l’histoire dite de la bourgeoise de Rome) ou des incestes frère-sœur (à nouveau le pape Grégoire, Charlemagne, le roi Arthur), ou des incestes oncle-nièce, comme dans le conte «Araignée» de la Vie des pères, sans parler non plus de tous les exempla qui traitentdecethème(unedouzained’entréesdansl’IndexexemplorumdeTubach). Elle offre des points de rencontre avec de nombreuses légendes hagiographiques (Guillaume d’Angleterre, qui reprend la légende de saint Eustache, la vie de saint Martin). Son succès a été tel que l’auteur d’une traduction allemande de l’Historia Apollonii regis Tyri a pu, à l’orée du XXe siècle, donner comme sous- titreàsonouvrage«leromanfavoriduMoyenAˆge»(R.Peters,DieGeschichte des Königs Apollonius von Tyrus. Der Lieblingsroman des Mittelalters), expres- sion reprise, pour son édition de 1954, par le savant chilien R.Oroz (Historia de Apolonio de Tiro, la novela favorita de la edad media). Mais cette œuvre centrale est en même temps marginale. On devrait ne voir qu’elle et pourtant elle paraît transparente, au point d’être souvent oubliée. Le roman du XIIe siècle a très certainement exercé une influence capitale sur le 6463$$ UN44 18-01-200614:44:36ImprimerieCHIRAT LITTÉRATURESDELAFRANCEMÉDIÉVALE 705 développement de la jeune littérature française, mais il est presque entièrement perdu:nousn’enconnaissonsplusqu’unequarantainedeversmutilés,conservés par le plus grand des hasards. Traductions et adaptations se sont succédées, mais chacune n’est généralement conservée que dans un seul manuscrit, comme si aucune ne s’était imposée et n’avait réussi à tirer profit pour elle-même de la célébrité de la légende qu’elle exploitait. C’est pourquoi on peut parler à son sujet de «roman volé» par référence à La lettre volée d’Edgar Poe. Comme la lettre volée, Apollonius de Tyr est extraordinairement visible, si visible que personne ne le remarque: il crève les yeux. Volé, ce roman l’est aussi d’une autre façon. Il s’est comme dérobé à lui- même. Son point de départ est la passion incestueuse d’un roi pour sa fille. Début classique: c’est le conte universellement répandu de Peau d’Aˆne, dont les ver- sions littéraires médiévales sont nombreuses (on en a cité plus haut quelques unes). Mais ici, le roi parvient à ses fins. Du coup, la malheureuse princesse, discréditée, insidieusement présentée par le récit comme complice autant que comme victime, n’est pas l’héroïne de l’histoire, qui prend un autre tour dès lors que l’inceste est révélé. Cette révélation a donc pour conséquence que le roman n’est pas celui qu’il aurait pu être. Mais ce qu’il est, il l’est sous le poids de l’inceste, repoussé à ses marges et qui ne cesse pourtant de peser sur lui, jusqu’à menacer le héros lui-même. Enfin, déconcerté autant que fasciné par un récit venu d’un univers si étranger au sien (celui de l’Antiquité tardive et du monde hellénistique), le Moyen Aˆge l’a «volé» à son tour, en en détournant le cours eten enpliant lesensau grédes interprétationsqu’il luiadonnées etde l’intérêt qu’il lui a trouvé. Poids d’un roman ancien, omniprésent et oublié, sur la jeune littérature médié- vale. Poids de l’inceste révélé et de l’inceste refoulé sur la configuration et sur le sens de ce roman. Poids des changements de l’histoire et de la civilisation qui déforment, modifient et parfois enrichissent ce sens. Ce sont ces poids et ces forces dont le cours a tenté de prendre la mesure. Après avoir résumé la trame compliquée de l’Historia Apollonii regis Tyri, trame abondamment amplifiée et modifiée par les divers remaniements médié- vaux, on en a souligné les deux traits les plus marquants. Le premier est que c’est un rêve de psychanalyste. Il a d’ailleurs été largement commenté dans ce sens, et j’ai moi-même succombé autrefois à cette facilité: l’inceste commis et l’inceste refoulé; l’association de l’inceste et de l’énigme; la parole révélée, dissimulée, échangée — disant et cachant à la fois l’outrage sexuel, mais aussi substitut de l’acte sexuel, permettant de lui échapper (Tarsia avec ses clients et avec son père); le héros au nom solaire livré au péril des eaux mortifères, enfoui au sein des eaux dans la cale d’un bateau tandis que sa femme a l’eau pour sépulcre; leur résurrection à l’un et à l’autre; les échanges d’argent, de blé, de femme, de fille; les échanges musicaux, et la musique comme équivalent, comme substitut et comme euphémisme de l’éros, favorisant 6463$$ UN44 18-01-200614:44:36ImprimerieCHIRAT 706 MICHELZINK une communion orgasmique, mais aussi bien se substituant à l’acte sexuel et capable, comme la parole, d’en détourner la menace. Sans parler de toutes les lectures mythographiques possibles. L’autretraitqui sauteauxyeux,dansl’ordre pluspositifdel’histoirelittéraire, est la parenté générale de l’histoire d’Apollonius de Tyr avec les romans alexan- drins.Lesvoyagesincessantsquileremplissentsontcirconscritsaubassinorien- tal de la Méditerranée. Bien des éléments renvoient au monde grec. Pourtant, le texte que nous lisons, non seulement est en latin, mais encore s’enracine dans la tradition littéraire latine. Ce texte ne peut pas remonter au IIIe siècle de notre ère, époque à laquelle renvoient certains de ses éléments et qui est celle où le roman alexandrin a brillé de son dernier et de son plus vif éclat. Il ne peut pas être antérieur à la fin du Ve siècle. La première question qui se pose est donc celle de l’histoire du texte et de l’enquête sur ses sources. C’est elle qui a été traitée d’abord, au prix d’une mise au point un peu fastidieuse. Onamontréd’abordcequidonnel’impressiond’unromanhellénistiqueetd’une œuvregrecque,puiscequidémentcetteimpression.Onamisenévidence,après bien d’autres, les points de convergence avec les romans alexandrins (en parti- culier avec les Ephésiaques), avec la Vie d’Apollonius de Tyane de Philostrate, avec les actes des apôtres canoniques et apocryphes, avec les Reconnaissances clémentines, etc., mais aussi les citations et les souvenirs de la littérature latine dans l’Historia. On a résumé le débat des érudits sur le point de savoir si la source du roman latin que nous connaissons est grecque ou latine, débat auquel Kortekaas a sans doute mis le point final en même temps qu’il montrait la relation qu’entretiennent les deux rédactions RA et RB entre elles et au regard del’originalgrec.Ons’estinterrogésurlemomentoùapuintervenirsachristia- nisation. Après quoi on a traité rapidement de la fortune d’Apollonius de Tyr auMoyenAˆge,àtraversladiffusiondel’HistoriaApolloniielle-même,àtravers sestraductionsetsesadaptationsdanslesdiverseslangues,àtraverslesallusions et les citations dont elle fait l’objet, à travers les œuvres qu’elle a pu influencer directement ou à travers ses adaptations, avant d’interroger enfin le texte lui- même et ses avatars. Il est inutile de revenir dans ce résumé sur ces mises au point, presque toutes reprises de travaux antérieurs, en particulier de ceux de Kortekaas. Signalons seulement la démonstration qui a été tentée, à partir des allusions à Apollonius de Tyr figurant dans des œuvres françaises et occitanes des XIIe et XIIIe siècles, pour confirmer, avec de nouveaux arguments, l’hypothèse, avancée autrefois par Maurice Delbouille, que ces poèmes pourraient se référer au roman français du XIIe siècle, et non à l’Historia Apollonii regis Tyri. En confrontant les témoi- gnages du sirventès ensenhamen de Guerau de Cabrera Cabra juglar, de la chanson de geste de Doon de Nanteuil, du sirventès de Bertrand de Paris en Rouergue, du Poème moral et enfin de l’ensenhamen d’Arnaut Guilhem de Marsan (énumérés ici, nondans l’ordre chronologique, mais dans celuioù ils ont étéconvoqués),onamontréquecespoètesplacenttoutnaturellementApollonius 6463$$ UN44 18-01-200614:44:36ImprimerieCHIRAT LITTÉRATURESDELAFRANCEMÉDIÉVALE 707 de Tyr dans la série des «romans d’antiquité», que le Poème moral considère Apollonius de Tyr comme un ouvrage en vers français, que la place qu’Arnaut Guilhem de Marsan prête à l’amour comme moteur de l’intrigue ne peut venir de l’Historia, puisqu’il considère qu’Apollonius a souffert à cause de l’amour toutes ses souffrances et ses exils (Tot so pres per amor) depuis le début de ses aventures, c’est-à-dire depuis ses démêlés avec Antiochus et dès avant sa ren- contre avec la princesse de Cyrène. Tout au long de ce parcours à travers l’histoire du texte et de ses avatars, on a été frappé par la diversité de cette réception. Suivant les manuscrits, les contextes, les remanieurs, les commentateurs, l’œuvre a été perçue, lue, interpré- tée comme historique, hagiographique, romanesque. Elle a même pu recevoir un traitementproprementpoétique,commedanslebeaupoèmedesCarminaburana, O Antioche, cur decipis me?, dont le commentaire a occupé l’une des séances du séminaire. On a soupçonné que cette diversité reflétait l’étonnement des lecteurs médiévaux devant une œuvre inscrite dans une époque, une civilisation, des usages, un système de valeurs éloignés des leurs. A` l’origine, sans doute a-t-elle été conçue comme un roman du destin, dont lenoyaunarratifetsignificatifestconstituéparles«fortunesdemer»,embléma- tiques de tous les aléas de la fortune, montrant un individu poursuivi par le destin et cherchant à forcer le sort, à le briser, à changer le sort funeste qui lui est échu par la décision du destin et sans doute par la conjonction des astres. Cette supposition ne se fonde pas seulement sur la répétition dans le récit des voyagessurmermarquéspardestempêtesetdesnaufrages,imprévusquicondui- sent immanquablement les voyageurs là où ils ne voulaient pas aller, mais où leurdestinlesattend.Elleestaussienaccordaveclesconceptionsetlespréoccu- pations de l’époque et du lieu où l’original a probablement été composé. Le cours de l’année précédente avait montré que, dans l’Antiquité comme au Moyen Aˆge, la tempête joue un rôle important dans la pensée et dans la poésie de la nature, parce qu’elle est un moment où la nature rompt l’harmonie de ses propres lois, paraît vouloir détruire son œuvre, ramener la création au chaos primordial (hylè, silva), mais s’arrête à temps (au moins l’a-t-elle fait jusqu’ici, sans quoi le monde n’existerait plus). De façon analogue, mais dans un cadre religieux, ésotérique et astrologique particulier, l’Orient hellénisé du IIIe siècle de notre ère croit qu’une tempête peut altérer une destinée, que, si elle ne cause paslamortdeceluiquilasubit,s’ilenréchappe,ellepeutintroduireunerupture danssondestin,ellepeutluipermettred’échapperàcequecedestinluiréservait et d’avoir comme une seconde chance à la loterie du sort. La tempête est suppo- sée pouvoir contrarier le déterminisme fixé par les astres en en modifiant, par sa violence, le cours et la conjonction. Kortekaas, se fondant sur les travaux de Franz Cumont, avance à ce sujet une hypothèse intéressante touchant le compor- tement d’Apollonius, qui, après la mort supposée de sa femme, confie sa fille qui vient de naître à Strangulion et Denise, fait vœu de ne couper ni sa barbe ni ses cheveux jusqu’à son mariage et part pour l’Égypte où il restera quatorze 6463$$ UN44 18-01-200614:44:36ImprimerieCHIRAT 708 MICHELZINK ans sans donner signe de vie. Comportement inexpliqué, déconcertant pour les adaptations médiévales, qui le feront souvent disparaître en remplaçant le séjour en Égypte par des combats contre Antiochus, capables de conférer au héros la dignité chevaleresque qui lui manque dans le roman primitif. Mais l’Orient hellénisé connaissait une catégorie d’individus, appelés κα´τοχοι, qui, se jugeant victimesdelamalédiction—dumalheur—d’unemauvaiseconjonctionastrale, cherchaient à la conjurer et à la briser par des pratiques pénitentielles et ascé- tiques. C’est dans cette perspective qu’il faudrait interpréter le comportement d’Apollonius, cherchant après cette tempête, la seconde qu’il essuie, à rompre avec son destin. Aussi bien, le personnage est féru d’astrologie et a une compé- tence dans ce domaine: rentré à Tyr après avoir résolu l’énigme d’Antiochus, il cherche dans les livres de mages chaldéens la confirmation qu’il a vu juste — notation supprimée par le prudent remanieur de la rédaction RB. Cette hypothèse trouve une confirmation dans l’attention que le récit porte aux questions médicales: description et explication (par une coagulation du sang et uneobturationdusouffle)dumalaiseetdelaléthargiedelaprincessedeCyrène, découverte de son corps sur le rivage d’Ephèse par un médecin accompagné de sesdisciplesetextensiondupassageconsacréàl’examen,audiagnostic,auxsoins. Or le double intérêt, d’une part pour les révolutions des astres et leur influence sur la vie des hommes, d’autre part pour la médecine, est caractéristique du néo- pythagorisme et de ses avatars religieux dans le monde hellénisé de l’Antiquité tardive.C’estlecasd’ApolloniusdeTyane.UntraitéduIVesièclesurlesherbes médicinales est attribué à Apulée, à la fois adepte des cultes à mystère et prêtre d’Asclépios. L’histoire d’Apollonius de Tyr entre ainsi parfaitement dans cette constellation. Ses péripéties se fondent, et sur le déterminisme astrologique qui règle la vie humaine et les accidents qui peuvent le contrecarrer, et sur les circonstances médicales de la naissance et de la mort, assorties de diagnostics. Rien de tout cela n’était, bien entendu, compréhensible pour le Moyen Aˆge. Mais ce qu’il comprenait en revanche parfaitement, ce sont les épreuves aux- quelles Apollonius est soumis. C’est pourquoi, s’il n’a pas lu le roman, dans une perspectiveàlafoisscientifique,philosophiqueetreligieuse,commeuneillustra- tion des lois du cosmos et de la nature, à travers l’affrontement de la tempête et des astres ou à travers l’attention portée à la maladie et à la santé, à la naissance et à la mort, il l’a lu, dans une perspective tropologique, comme un roman des tribulations patiemment supportées. Apollonius, image de l’homo viator, applique involontairement, mais à la lettre, à son arrivée sur la plage de CyrènelepréceptenudusnudumChristumsequi.C’estencesensquelarubrique du manuscrit des Gesta Romanorum édité par Oesterley présente et interprète l’histoire: De tribulacione temporali, quae in gaudium sempiternum postremo commutabitur. Ce que le Moyen Aˆge pouvait percevoir aussi, c’est que le roman illustre les forces qui gouvernent le monde. Il pouvait même le percevoir d’autant plus fortement qu’il ne réduisait plus ces forces à l’affrontement des astres et des 6463$$ UN44 18-01-200614:44:36ImprimerieCHIRAT LITTÉRATURESDELAFRANCEMÉDIÉVALE 709 éléments,maisqu’illeurrendaitleurgrandeur,àlafoisdansl’ordredelapensée et dans celui de l’expérience vécue: Dieu, le destin, la providence, les forces de la nature, l’amour. Et, de plus en plus à mesure qu’on entre dans le Moyen Aˆge, il cherche une répartition et une confrontation entre ces forces, l’amour s’oppo- sant aux autres et les autres contrecarrant l’amour. C’est ainsi qu’il fait de ce roman un roman d’amour, ce qu’il n’est pas vraiment dans la version de l’Histo- ria, et qu’il le charge du poids particulier et universel de l’amour. Mais pour le Moyen Aˆge, s’il y a amour, il faut qu’il y ait armes. Du coup, il manque la chevalerie... L’histoire d’Apollonius de Tyr finira donc par devenir un roman d’armes et d’amours. Mais avant d’entrer dans le monde proprement médiéval où le grand sujet est armes et amours, il fallait bien garder à l’esprit le noir terreau dans lequel s’enracineicil’amouretremonterdel’amouràl’incesteetdel’incesteàl’énigme. Voilà en effet une histoire où toutes les situations dans lesquelles l’amour intervient—qu’ilsoitliciteouinterdit,qu’ilsoitunepromesseouunemenace— sont verbalisées par des énigmes. Des énigmes qui sont en même temps des aveux. Soit l’aveu de ce qui devrait rester caché (l’inceste). Soit l’aveu de ce qu’on souhaite révéler sans l’oser (l’amour de la princesse de Cyrène pour son maître de musique). Soit l’aveu d’une identité dans les deux sens du terme (qui on est et à qui on est semblable): les énigmes de Tarsia révèlent la parenté intellectuelle entre le père et la fille, qui partagent la même intelligence et la même pénétration; elles permettent ainsi de révéler leur parenté familiale et de conjurer le risque d’inceste, et enfin elles font entrer en résonance la quête intellectuelle de ces personnages à l’esprit toujours en éveil et la progression du récitparlasuccessiondedéplacementsphysiquesquesontlesincessantsvoyages par mer, puisque ces énigmes entrent en résonance avec de nombreux épisodes du roman, en particulier autour du thème de l’eau. Onadoncexaminésystématiquementcesénigmes,eninterrogeanttoutparticu- lièrement, s’agissant de celle d’Antiochus, les ambiguïtés et les aléas textuels auxquels elle a donné lieu. Tout, bien entendu, repose sur l’énigme d’Antiochus. C’est elle qui donne aux autres leur raison d’être, c’est elle qui structure le roman autour de l’énigme et de la menace de l’inceste. Tout repose sur elle, car, si l’épisode initial peut apparaître comme un prologue vite oublié, comme un moyen de mettre en branle lesvoyagesetlesaventuresd’Apollonius,ilestenréalitéimpossibledeconcevoir l’histoire sans lui. D’ailleurs, aucune version ne l’a jamais fait disparaître. Essentiel, l’inceste d’Antiochus l’est au moins à un double titre. D’une part, il révèle à Apollonius que pèse sur lui un destin mauvais, puisqu’il a tout pour réussir l’épreuve redoutable et conquérir la main de la princesse d’Antioche — et qu’il y parvient, en effet, mais pour découvrir que le succès obtenu n’en est pas un, ne lui procure pas ce qu’il convoite, et lui révèle au contraire qu’il ne peut pas même le convoiter, que le désir de ce qu’il a seul la capacité d’obtenir 6463$$ UN44 18-01-200614:44:36ImprimerieCHIRAT 710 MICHELZINK est un piège du destin. Le déchiffrement de l’énigme, condition pour épouser la princesse, a pour effet de rendre ce mariage impossible. D’autrepart,l’incested’Antiochusillustrelamenacequipèsesurtouterelation père-fille. L’intimité familiale et la similitude familiale sont la raison même de la prohibition de l’inceste, mais sont aussi sa cause. La proximité du père veuf et de sa fille pousse Antiochus au crime. Dans de nombreuses versions du conte type Peau d’Aˆne, le roi est frappé par la ressemblance de sa fille, devenue pubère, avec sa mère, l’épouse défunte et tant pleurée, si bien que l’origine du crime est dans ce qui en fait un crime — la parenté biologique et la reproduction de traits héréditaires. Mais le même raisonnement pourrait s’appliquer à Apollonius, qui se retrouve en présence de sa fille précisément parce qu’elle a hérité de ses dons intellectuelsetmusicauxetquiselaisse«séduire»parelle(encesensaumoins qu’il l’écoute et ne la met pas immédiatement à la porte) parce qu’il est en communion intellectuelle avec elle. Il est entré dans le récit parce que son intelligence unique lui permet de résoudre l’énigme de l’inceste. Il a gagné le cœur de la princesse de Cyrène grâce à son talent musical unique. Et voilà pour finir qu’il se retrouve en présence de sa fille, dans des circonstances scabreuses, parce qu’elle tient de lui ces dons uniques: on la tire de sa maison close pour le distraire, car elle chante mieux que personne, et elle finit par lui soumettre des énigmes qu’elle seule pouvait poser et que lui seul pouvait résoudre. La tentation de l’inceste — dans ce cas heureusement écartée — est précisément suscitée par l’hérédité qui fait de l’inceste un crime. Toutefois, sans l’inceste d’Antiochus, les retrouvailles d’Apollonius et de sa fille seraient anodines, pure- ment mélodramatiques et gratifiantes. C’est son ombre qui les rend menaçantes. L’énigme d’Antiochus est donc fondatrice du récit, mais cette énigme recèle uneénigme.Elleméritequ’onreprennesonexamensurnouveauxfrais,encompa- rant les deux rédactions RA et RB, le graffito grec de Pergame qui en est si proche,lestraductions,lesinterprétations,lesvariantesdesadaptationmédiévales dans les diverses langues vernaculaires, voire leurs dérobades, soit qu’elles pas- sent sous silence l’énoncé de l’énigme, soit qu’elles lui en substituent un autre, entièrementdifférent.Unetelleenquêteconfirmel’hypothèsequej’avaisavancée autrefois. Rien ne dit que l’énigme telle qu’elle figure dans l’Historia soit empruntée à un récit de l’histoire d’Œdipe. En revanche, il ne fait guère de doute qu’elle s’applique à un inceste mère-fils plus qu’à un inceste père-fille. Lessolutionsingénieusesavancéesàl’appuid’unesolutiondifférentenetiennent pas. Et placer l’énigme dans la bouche de la fille d’Antiochus, comme le font certaines adaptations, au premier rang desquelles Periclès, prince de Tyr, ne peut se faire qu’en modifiant l’énoncé de l’Historia. C’est à la lumière obscure de cette énigme curieusement révélatrice de ce qu’elle doit cacher qu’il faut examiner toutes les autres, qui jalonnent le reste durécit.D’abordcellesquimarquentleséjourd’ApolloniusàCyrène,sitranspa- rentes qu’elles n’en sont pas, mais que les adaptateurs savent parfois modifier de façon à donner à l’idylle entre Apollonius et la princesse une épaisseur et 6463$$ UN44 18-01-200614:44:36ImprimerieCHIRAT LITTÉRATURESDELAFRANCEMÉDIÉVALE 711 une saveur qui lui manquent dans l’Historia. Enfin, comme je l’avais montré autrefois, les énigmes de Tarsia sont choisies dans le recueil de Symposius de façon à entrer en résonance avec l’ensemble du récit. Toute l’histoire d’Apollonius de Tyr se fonde sur une continuité conflictuelle de l’énigme à l’inceste et de l’inceste à l’amour. C’est donc seulement après avoirtraitédesénigmesqu’onaabordésystématiquementlaquestiondel’inceste, quiestcommepréalableàcelledel’amour.L’érotismen’estprésentdansl’Histo- ria que lorsque l’inceste est présent ou lorsqu’il menace: Antiochus et sa fille au début, Apollonius et la sienne à la fin. En revanche, il est à peu près absent de ce qui devrait être la véritable histoire d’amour du roman, entre Apollonius et la fille du roi de Cyrène. On ne montre guère le premier amoureux. Quant à la seconde, elle avoue son amour et le fait triompher avec trop de facilité. Les seules traces d’érotisme sont liées à la transposition ou à la dissimulation: l’harmonie musicale qui unit les deux jeunes gens et «l’énigme» transparente de la princesse de Cyrène révélant à son père le nom de celui qu’elle désire épouser. Ce sont les adaptations vernaculaires (en particulier l’adaptation fran- çaise dite de Bruxelles) qui transformeront en véritable histoire d’amour (mais toujours du côté de la princesse) l’épisode à Cyrène. Il faut l’avouer, Apollonius, dans l’Historia, éprouve des sentiments, certes purs, mais plus vifs à l’égard de sa fille qu’à l’égard de sa femme. Quoi qu’on fasse, l’inceste est donc premier, au début de l’histoire et à la source du sens. On s’est donc penché sur l’inceste médiéval et sur la littérature médiévale de l’inceste, répétant ainsi la démarche d’Elizabeth Archibald qui, après sa monographie sur Apollonius de Tyr, a publié un ouvrage intitulé Incest and the Medieval Imagination. Cette mise au point, dont il est inutile ici de reprendre le détail, car elle se fondait presque tout entière sur les travaux de nos prédécesseurs, de Hermann Suchier avec son édition de La Manekine de 1884 à Elizabeth Archibald avec son livre de 2001, a conclu que la légende la plus éclairante au regard d’Apollonius de Tyr est une de celles qui en paraît le plus éloignée, la Vie de saint Alban, dans sa version latine et plus encore dans sa version franco-italienne. L’inceste y est consommé entre le père et la fille. La fille est victime, mais finit par être coupable. L’un et l’autre sont condamnés. Lesecondinceste,mère-fils,est,biensûr,absentdel’histoired’Apollonius.Mais il est comme la matérialisation, dans l’outrance, du désir interdit d’Apollonius pourlafilled’Antiochus.Etducoup,l’énigmed’Antiochuspourraits’appliquerà Alban.Rappelons-nousd’ailleursquedansdenombreusesversionsvernaculaires, Apollonius n’est pas un inconnu pour Antiochus, qui lui demande des nouvelles desesparents,etque,danslaversiondeVienne,Antiochusestl’oncled’Apollo- niusetl’usurpateurdutrôned’Antiochedontilestl’héritierlégitime.Latendance decesversionsestderapprocherApolloniusd’Antiochus,defaireensortequ’ils nesoientpasétrangersl’unàl’autre—etdoncqu’Apolloniusetlafilled’Antio- chus ne le soient pas non plus. 6463$$ UN44 18-01-200614:44:37ImprimerieCHIRAT 712 MICHELZINK En cela, Apollonius de Tyr et la Vie de saint Alban se distinguent entièrement du modèle de Peau d’Aˆne, qui est celui qui, au Moyen Aˆge, connaît le plus grandsuccès.Eneffet,nonseulement,dansletypePeaud’Aˆne,leroiincestueux ne parvient pas à ses fins, mais encore, au terme de son errance, la princesse épouse un jeune prince qui lui est totalement inconnu et étranger, et qui de son côtéignore sonidentité, cequiprovoque généralement,on lesait, unrebondisse- ment de l’histoire et de nouvelles épreuves pour sa malheureuse héroïne. Au reste, ce type n’est peut-être pas, après tout, sans lien avec la Vie de saint Alban, puisque sa plus ancienne version médiévale, la Vita Offae primi a sans doute été écrite au monastère de Saint-Alban à la fin du XIIe siècle (et bien que la Vie de saint Alban anglo-normande soit tout à fait différente). Reste, malgré tout, l’essentiel: le type Peau d’Aˆne évite l’horreur, alors que le type Grégoire le Pape — Saint Alban s’y complaît et qu’Apollonius de Tyr n’élude pas l’horreur, mais la repousse. Plus les préoccupations religieuses sont présentes, plus grande est l’horreur, plus sombre le péché. Une tendance que confirment les d’autres récits de l’inceste consommé (le conte Araignée de la Vie des pères, la Bourgeoise de Rome). Autrement dit, on peut se demander si ApolloniusdeTyr,quisetrouveentrelesrécitsreligieuxdel’horreurincestueuse et les récits profanes de l’inceste évité, doit les lectures hagiographiques qui en ont été faites aux tribulations endurées par le héros, comme on le dit générale- ment,etnonpasplutôtàsaconfrontationavecl’incesteetàsafuiterédemptrice. Sur le versant opposé à l’inceste, il y a l’amour, qui joue, à vrai dire, un faible rôle dans l’Historia, mais que les adaptations vernaculaires développent, et qu’elles développent en lien avec la musique. On le sait, les premiers romans français, au XIIe siècle, sont des adaptations des œuvres de l’Antiquité latine et parmi leurs innovations au regard de leurs modèles figure la place plus grande donnée à l’amour. Les quelques vers conservés du Roman d’Apollonius de Tyr en vers français du XIIe siècle montrent qu’il ne faisait pas exception à la règle et qu’il prenait à ce titre très normalement sa place dans les «romans d’anti- quité». Maurice Delbouille n’avait donc peut-être pas tort de supposer que le développement des épisodes amoureux que nous trouvons dans les versions en prose qui nous sont parvenues dérivent du roman en vers. Il faut observer, toutefois,quelaversiondeViennesefondeàl’évidencesurlatraductionlittérale en prose, certainement indépendante du roman en vers; mais elle a pu connaître ce roman d’autre part. Pourillustrercemouvement,ilasuffidedonnerquelquesexemplesempruntés d’abord à des romans d’antiquité du XIIe siècle (Eneas) mais aussi à Cligès, puis de lire les passages sentimentaux des adaptations françaises d’Apollonius, en particulier celle de Bruxelles et celle de Vienne. La première joue de façon extrêmement spirituelle du fait qu’Apollonius, précepteur de la princesse de Cyrène, se trouve vis-à-vis d’elle dans la situation de la mère de Lavinie ou de la nourrice de Fénice, tout en étant lui-même l’objet de son amour. Elle imagine ainsi une très longue scène, qui compte parmi les plus amusantes que nous a 6463$$ UN44 18-01-200614:44:37ImprimerieCHIRAT

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sions littéraires médiévales sont nombreuses (on en a cité plus haut quelques unes). Mais ici, le roi .. après sa monographie sur Apollonius de Tyr, a publié un ouvrage intitulé Incest and the Medieval Imagination. Cette mise au
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