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Vita, Dulcedo et Spes nostra PDF

27 Pages·1994·11.174 MB·French
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ALETHEIA Ecole Saint Jean REVUE DE FORMATION PHILOSOPHIQUE THEOLOGIQUE & SPIRITUELLE Paraît deux fois l'an. N° 6 Décembre 1994 ALETHEIA Ecole Saint Jean SOMMAIRE ■ Editorial 7 ■ Philosophie et Théologie de l’espérance Regard philosophique sur l’espérance 9 Frère Denis L’espérance dans la pensée de saint Thomas d’Aquin 27 Frère François ■ Vita, Dulcedo et Spes nostra 47 Frère Marie-Dominique Philippe, o.p. ■ L’espérance et les idéologies L’angoisse de Descartes à Sartre 73 Frère Thomas Quelle espérance pour un positiviste ? 81 Frère François-Frédéric ■ Au ciel, avec le Christ, l’aussitôt de la vision béatifique et l’espérance de la résurrection, la réponse de saint Thomas à saint Bernard 89 Une sœur étudiante ■ Souffrance, gémissements et glorification (Rm 8,18-27) 115 Frère Irénée ■ Commentaire de l’Evangile de saint Jean 125 Frère Marie-Dominique Philippe, o.p. ■ Notes de lecture 133 - La cité de l’homme - Après Galilée - Le principe anthropique - L’origine et la date des évangiles - Ce Dieu qui passe par des hommes Vita, Dulcedo et Spes nostra Fr. M.-D. Philippe, o.p. On sait ce que dit Péguy de l’espérance, en faisant parler Dieu lui- même : « La foi ça ne m’étonne pas [...] Pour ne pas me voir vraiment il faudrait que ces pauvres gens fussent aveugles. [...] La charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas. [...] Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance. Et je n’en reviens pas » h l y a là quelque chose de profondément vrai : la foi, on comprend I très bien : Dieu est tellement au-dessus de notre intelligence ! Et un enfant croit naturellement à son père, à sa mère... Jusqu’à quel âge ? Il faudrait y réfléchir. Ce qui est sûr, c’est que du point de vue psychologique, nous avons tous cru sans aucune difficulté. L’amour, c’est encore plus simple : on aime sa mère instinctivement, on aime son père (sauf quand il vous corrige trop). Mais l’espérance... Psychologi­ quement, l’espérance est une chose étonnante, très difficile à préciser, parce que ce n’est pas simple. Le traité de la foi chez saint Thomas est magnifique ; le traité de la charité est sublime, on voit bien les analogies ; mais quand il s’agit de l’espérance, c’est plus difficile. Espérance et fidélité Espérer, c’est désirer : il y a un désir dans toute espérance ; et pour Catherine de Sienne, le désir, le « désir infini » 1 2, est ce qu’il y a de plus grand dans notre vie, et ce qui intéresse le plus Dieu (Catherine de 1. « Le porche du mystère de la deuxième vertu », in Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard 1975, pp. 531-535. 2. Cf. Dialogue I, ch. 2. Aletheia - Ecole Saint Jean - 1994 - N° 6 Sienne le sait, parce qu’elle est une âme de feu et de désir), et c’est très vrai. L’espérance met en nous un désir qui fait qu’on ne peut jamais s’arrêter ; on n’a pas de lieu où reposer la tête 3, car dans ce désir, dans cette espérance, on ne peut s’arrêter qu’en Dieu, on ne peut s’arrêter que dans un amour divin, auprès du cœur de Jésus. Il y a donc un grand désir d’un bien qu’on n’a pas encore mais vers lequel on tend, et toutes nos forces sont mobilisées pour acquérir ce bien. C’est déjà vrai de l’espoir au niveau humain, et c’est encore plus vrai de l’espoir surnaturel, de l’espérance, qui est le désir, la soif d’un bien promis par Dieu. L’espéran­ ce porte toujours sur une promesse, qui peut être lointaine mais qui est la promesse d’un bien qui sera notre bonheur, d’un bien qui nous com­ blera, d’un bien qui sera tout pour nous : la vision béatifique 4. L’espé­ rance regarde directement et immédiatement le bonheur qui nous sera donné du fait que nous vivrons le même bonheur que Dieu — pas un bonheur de classe inférieure, pas le bonheur de la créature, mais le bon­ heur de l’enfant de Dieu. C’est cela qui nous donne, d’une façon très forte, le sens de notre vie divine puisqu’un jour nous aurons la même vie que Dieu, substantiellement la même vie, puisque nous le verrons tel qu’il est et qu’alors nous serons semblables à lui 5. L’espérance est donc en nous un désir très radical, très profond, un désir qui implique un amour à l’égard d’un bien que nous ne possédons pas encore mais qu’un jour nous posséderons. C’est pour cela que l’espérance s’appuie sur la promesse de Dieu ; cela implique la foi, mais plus que la foi, parce que cela implique qu’on adhère à une promesse qu’on considère comme déjà réalisée et devant se réaliser de plus en plus, mais déjà réalisée puisqu’il y a en nous quelque chose qui nous fait enfants de Dieu, fils de Dieu. La promesse de Dieu est donc déjà pleine­ ment réalisée dans l’amour, et nous le savons. Mais l’espérance nous empêche de nous arrêter : nous n’avons de repos qu’en Dieu, comme le dit si bien la petite Thérèse. C’est l’espérance qui nous fait brûler les étapes, qui nous empêche de nous arrêter à quelque chose de moindre que le bien promis. Cette béatitude promise nous prend et nous saisit, et nous attire vers Dieu, elle nous fait vivre : « Ta promesse me fait vivre » 6 — « Que ta promesse me soutienne, et je vivrai » 7 — « En ta promesse fais-moi vivre » 8. Et comme ce bien promis, nous ne pouvons pas l’acquérir par nous-mêmes, nous réclamons le secours de Dieu, nous le demandons et nous y adhérons : « Ecoute, Seigneur, mon cri d’appel, pitié, réponds-moi ! [...] c’est toi mon secours » 9. « Notre secours et 3. Cf. Le 9,58. 4. Voir Somme théologique, II-II, q. 17, a. 2. 5. Cf. 1 Jn 3, 2. 6. Ps 119, 50. 7. Id. 116 8. Id. 154. 9. Id. 27, 8. 46 l'espérance bouclier, c’est lui ! » 10 1. 1« Notre secours est dans le Nom de Yahvé » u. L’espérance regarde donc à la fois la fin, ce que Dieu a promis, la pro­ messe ultime, le “bien eschatologique dernier”, et le secours de Dieu, l’aide de Dieu 12. Une vraie promesse porte toujours sur un bien ultime, sur quelque chose qui nous apportera le bonheur plénier ; et en même temps, nous nous appuyons sur l’aide de Dieu, sur l’aide du Christ. Nous savons que c’est par les mérites du Christ, par le mystère de la Croix, que ce bien nous est donné ; ce n’est pas nous tout seuls qui l’obtenons, c’est Jésus en nous, et c’est lui qui met en nous la force de faire tout ce qui est nécessaire pour aller vers ce bien — « Espère le Seigneur, sois fort et que ton cœur s’affermisse. Espère le Seigneur » 13. L’espérance théologale a donc ceci de très particulier, qu’il y a comme deux points sur lesquels on s’appuie. On s’appuie sur la promes­ se, cette miséricorde extraordinaire de Dieu qui veut que sa béatitude soit notre béatitude, que son bonheur, sa vie actuelle, soient pour nous, que sa gloire, la victoire de l’amour, nous soit donnée ; et on s’appuie sur l’aide de Dieu comme on s’appuie sur l’aide d’un ami qui seul peut nous permettre d’acquérir ce bien : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » 14. On sait que sans cette aide on ne peut pas... Comprenons maintenant que l’espérance aura deux exercices diffé­ rents. Il y a un exercice de l’espérance qui relève de notre volonté : je veux espérer. Il y a là un concours de Dieu et de notre volonté, de notre volonté conquérante. C’est peut-être cela qui caractérise l’espérance : un homme d’espérance est un homme de conquête, et de la vraie conquête qui est celle de la béatitude divine. Mais il y a aussi un exercice divin de l’espérance grâce au don de crainte, qui nous fait comprendre notre pau­ vreté : nous savons que tous nos efforts, si grands soient-ils, sont inca­ pables de nous donner le bonheur éternel, la béatitude divine. Le désir augmente donc d’autant plus qu’on sait que, par soi-même, on ne peut pas l’obtenir ; on a alors un désir très grand du secours de Dieu, et on ne cesse de le demander à Dieu, à cause de la pauvreté — « Vers moi, pauvre et malheureux, ô Dieu, viens vite ! Toi, mon secours et mon sauveur » 15 1, 6 « Secours dans l’angoisse, toujours offert » lé. Il serait intéressant de voir comment, dans notre monde d’au­ jourd’hui qui est un monde de vitesse, nos espoirs humains sont tou­ jours un peu fébriles, à cause de cette rapidité. Parce que tout va très vite 10. Id. 33, 20; 115,9-11. 11. Id. 124,8. 12. Somme théologique, ΙΙ-Π, q. 17, a. 4, c. 13. Ps 27, 14. 14. Jn 15, 5. 15. Ps 70, 6. 16. Ps 46, 2. 47 il y a des tensions, on le sait bien, et des échecs d’autant plus grands. Il faut alors comprendre que notre espérance implique une patience divine. Il faut se mettre au rythme de Dieu, dans ses réalisations, et on sait que la béatitude nous sera donnée gratuitement au moment où Dieu le vou­ dra. C’est pour cela que l’espérance, dans le monde d’aujourd’hui, va impliquer une attention très particulière à la fidélité. On sait combien il est difficile aujourd’hui d’être fidèle. La fidélité regarde en premier lieu la charité, mais elle regarde aussi la foi et l’espérance, parce que l’amour, X’agapè, transforme l’exercice de la foi et de l’espérance. Et cela, c’est vital aujourd’hui où, la plupart du temps, la rapidité des événements empêche l’amour de s’enraciner profondément. Le danger du monde d’aujourd’hui, c’est de vivre des apparences, c’est de vivre au niveau de ce qui est extérieur : on n’a plus le temps d’approfondir. Tout le monde le dit, en particulier les étudiants : les examens, les concours, deviennent de plus en plus difficiles, ils exigent de plus en plus qu’on s’y donne à fond, et cela dure toute la vie. Constamment on risque de perdre sa place si on ne va pas à un rythme tel que beaucoup tombent malades du cœur (il y a là un signe). A cause de cette rapidité, l’amour, la foi et l’espérance ne peuvent plus avoir la même fidélité qu’avant. Aujourd’hui il est plus dur qu’autrefois d’être fidèle : on voit cela au nombre de divorces. Quand on voit divorcer des époux dont on avait béni le mariage, on sait que, le jour du mariage, ils s’aimaient vraiment ; et voilà que quelques années après, ils divorcent... Dans la vie religieuse on voit aussi cela, on voit que la fidélité aux vœux est beaucoup plus difficile qu’autrefois parce qu’il y a une vérité objective de nos promesses, de nos vœux, qui est plus difficile à tenir, et la subjectivité nous entraîne progressivement vers la sincérité. Or la sincérité n’implique pas la fidélité ; elle implique au contraire la relativité en fonction des événements. Notre espérance, alors, ne prend-elle pas aujourd’hui ce caractère particulier, de réclamer une fidélité dans la patience ? Etre patient divine­ ment, en attendant que le bon plaisir du Père s’accomplisse pour nous et en sachant que c’est par là qu’on sera fidèle, en comprenant que notre amour, notre espérance, doivent avoir ce caractère objectif et non pas subjectif (ce qui conduit au repliement sur soi). Si, des trois vertus théo­ logales, c’est l’espérance qui est la plus attaquée dans notre monde d’aujourd’hui, c’est parce que, justement, elle est un désir d’aller tou­ jours plus loin, et que sa croissance est donc très liée au temps ; or, enco­ re une fois, tout va aujourd’hui avec une rapidité plus grande, d’où la difficulté d’être fidèle dans l’espérance. Et quand il n’y a plus la fidélité dans l’espérance, on se replie sur soi et on tombe dans la sincérité qui vient excuser nos infidélités. On pourrait prendre là quantité d’exemples, et on verrait que cela revient toujours plus ou moins au lien entre patien­ ce et fidélité, à travers un temps qui ne cesse de s’accélérer, empêchant l’enracinement que réclame la fidélité. Dans de telles conditions, l’espé­ 48 l'espérance rance, qui réclame que nous vivions de la promesse de Dieu (promesse d’éternité, au delà du temps), ne peut être pleinement ce qu’elle doit être que dans une très grande fidélité. C’est peut-être l’aspect le plus concret de notre espérance aujourd’hui. Il faudrait voir comment Marie, dans son espérance, est fidèle, et comment la fidélité maintient en elle une espérance toujours plus grande. Mais auparavant, réfléchissons davantage sur ce qu’est la fidélité par rap­ port à l’amour et à l’espérance. La fidélité n’est-elle pas ce qu’il y a de plus secret dans l’amour ? Et la fidélité est aussi l’amour victorieux du temps. En effet le temps use, il nous use tous, et quand cette usure du temps est victorieuse, il n’y a plus de fidélité. Pourquoi n’est-on pas fidèle ? Parce qu’on est pris par un autre amour : on n’a pas été assez vigilant, on s’est laissé prendre par une attitude de faux abandon, et de ce fait on n’a pas eu le courage de renou­ veler constamment l’amour, comme le feu qui se renouvelle tout le temps ; on a laissé passer dans l’amour une certaine usure, et cette usure a entraîné que l’amour n'a plus pu avoir la même ardeur. L’amour, s’il ne se refait pas tout le temps, s’il ne rebondit pas tout le temps, risque tou­ jours de perdre sa force. Ce qu’il faut, c’est adhérer d’une manière exta­ tique à celui qu’on aime, en se dépassant, en dépassant tous les obstacles, pour que celui qu’on aime soit capable de nous attirer d’une manière toujours nouvelle. L’usure de l’amour vient de ce qu’on laisse s’introdui­ re le quotidien. Le quotidien banalise, il empêche de monter et entraîne cette sorte d’anonymat qui caractérise la fausse pauvreté. C’est cela, l’usure : parce qu’il n’y a plus rien qui « accroche », l’amour devient banal, et quand l’amour devient banal il ne peut plus être fidèle, il n’a plus la force de dépasser les obstacles. N’est-ce-pas ce manque de fidélité qui est source aujourd’hui des plus grandes souffrances et du désespoir ? Que devient un monde où l’amour n’est plus fidèle, où il n’y a plus la possibilité de rencontrer la personne qu’on aime, de la retrouver ? Quand il n’y a plus ce renouveau constant de l’amour, l’attraction que provoque la personne qu’on aime ne peut plus se réaliser parfaitement, ne peut plus se renouveler constamment ; toutes les distractions pos­ sibles se présentent et on se laisse prendre par toutes les choses secon­ daires qu’on laisserait tomber s’il y avait un véritable amour. Quand il n’y plus cette force d’attraction sur nous de la personne qu’on aime, tout est banalisé, tout est relativisé, il n’y a plus ce choix actuel à l’égard de la personne qu’on aime, à qui on s’est donné, à qui on a promis d’aller jusqu’au bout, la mort étant comprise dans la fidélité. Le monde n’est plus fidèle, et Marie à la Salette pleure ce manque de fidélité à l’égard des commandements de Dieu : on travaille le dimanche, sans comprendre qu’on doit offrir à Dieu un moment qu’on brûle pour lui, pour que Jésus puisse s’emparer davantage de nous. Nous devons être très attentifs à cela, et demander à la Vierge Marie de nous aider à 49 maintenir en nous cette fidélité, à travers le don que nous avons fait de nous à celui que nous aimons, à celui qui est pour nous l’ami, Jésus, “l’ami des hommes” et notre ami. Cette fidélité réclame une très grande force dans l’amour. C’est pour cela que seul l’amour spirituel et divin peut réclamer la fidélité. Il n’y a pas de fidélité dans l’amour instinctif ni dans l’amour passionnel, parce que l’amour instinctif et l’amour passionnel n’ont pas la force nécessaire à maintenir la fidélité dans l’amour d’une personne : si cette personne, un jour, perd son charme extérieur, son attrait extérieur, son pouvoir de séduction, on risque de regarder autre part. On est fatigué d’avoir tou­ jours devant soi le même visage, surtout quand ce visage devient triste ou amer, quand il n’a plus la même spontanéité qu’au début, la même jeu­ nesse. Si on reste à un niveau purement sensible, il y a là une épreuve ter­ rible. Si on a découvert un amour plus intérieur, et si on aime dans la charité, on n’est plus tenté de rester à ce niveau sensible et on découvre la personne qu’on doit aimer. Tant qu’on n’a pas découvert la personne qu’on doit aimer, l’amour spirituel peut ne plus attirer avec la même force et la même puissance, et on risque à ce moment-là de se laisser prendre par les choses secondaires. Si on a touché quelque chose de beaucoup plus profond, qui est la personne, il n’y a plus le même risque parce que la personne demeure toujours la même. Elle peut certes être voilée momentanément par la tristesse, ou voilée momentanément pour nous à cause de notre fatigue, mais elle est là, il y a la présence, et cette présence peut — si nous le voulons — nous renouveler constamment ; tandis que l’aspect extérieur, nous ne pouvons pas le reprendre à volonté. C’est pour cela qu’il n’y a de fidélité au niveau humain que dans l’amour d’amitié, c’est-à-dire dans un amour réciproque qui est vraiment spiri­ tuel. L’amour réclame la fidélité parce que c’est un don de soi à l’autre, et le don de soi à l’autre ne peut pas changer pour un rien, pour une chose extérieure, parce qu’alors ce n’est plus l’amour. Parce que l’amour d’ami­ tié touche la personne, il engendre la fidélité et il la réclame pour pouvoir non seulement durer, mais grandir toujours plus. Si la fidélité peut dispa­ raître, c’est parce qu’on ne grandit plus dans l’amour. Un amour qui ne grandit plus est un amour qui perd sa force, et qui risque donc de ne plus engendrer en nous cette grande force de fidélité que réclame l’amour véritable. C’est pour cela qu’il faut toujours demander à la Vierge Marie de nous apprendre cette fidélité. Pensons au manque de fidélité de l’Europe par rapport à ce qu’elle a été, au manque de fidélité de la France par rapport à sa grâce qui est d’être fille aînée de l’Eglise. C’est un terrible manque de fidélité, car il ne s’agit plus seulement d’une personne, mais de tous ceux qui sont engagés dans cette même fidélité. N’est-ce pas le grand mal d’aujourd’hui ? Ce n’est pas toujours celui qu’on voit le plus ; on verra plus l’orgueil, ou la vanité, mais l’orgueil et la vanité empêchent la fidélité parce qu’ils empêchent l’amour de grandir, ils l’empêchent d’être toujours plus fort et plus conquérant. 50 l'espérance Il faut à travers tout maintenir en nous l’espérance, même si à l’exté­ rieur tout croule, même si à l’extérieur nous voyons que rien ne se réalise selon nos petits projets humains. En Marie il n’y a jamais eu de projets humains, mais en nous il y a toujours un certain messianisme temporel. C’est ce messianisme temporel qui existait dans le cœur de certains apôtres et qui les a empêchés d’être présents à la Croix, comme ils auraient dû l’être. Elormis Judas, ils auraient dû être tous présents et, devinant la trahison de Judas, être encore plus unis. Il n’en a pas été ainsi, et pour Marie cela a dû être très dur. Cela a dû la rapprocher beau­ coup de Jean, de le voir fidèle. Car c’est bien sa fidélité qui a permis à Jean d’être là, au pied de la Croix, et qui lui a permis de regarder Jésus, avec Marie, comme son unique espérance, parce que Jésus accomplissait la volonté du Père. Parce que Jésus accomplissait la volonté du Père, c’est tout l’amour du Père et sa miséricorde qui étaient donnés à Marie à travers Jésus, et c’est la toute-puissance du Père qui lui était donnée à travers la fidélité de Jésus, à travers son obéissance. Il y a un lien très grand entre l’obéis­ sance et la fidélité. Toute la force de Marie, et toute sa fidélité, s’enraci­ naient profondément dans la fidélité de Jésus. Ce n’est pas Marie qui est source de sa propre fidélité, c’est Jésus en elle ; et pour Jean c’est la même chose : c’est Jésus en lui. C’est Jésus qui nous rend fidèles, de sa fidélité, et cette fidélité de Jésus nous pouvons en vivre dans la mesure même où nous sommes liés à lui, dans la mesure où nous comprenons que son cœur nous est donné, même si extérieurement c’est l’échec, même si extérieurement tout semble retomber dans les ténèbres et n’être qu’une situation impossible, insupportable, parce que tout l’effort qu’on a fait précédemment semble en un instant crouler... C’est cela qui fait le désespoir : on ne voit pas d’issue. La Croix est une voie sans issue : du point de vue humain il n’y a rien, puisque c’est la mort qui termine le mystère de la Croix. En effet, la fidélité du Christ veut se servir de la mort pour se donner de la manière la plus pure qui soit puisque la mort, c’est le dépouillement de tout (il n’y a plus aucun espoir humain, il n’y a plus aucune sensibilité humaine : c’est le dépouillement total). Le mystère de la Croix engendre dans le cœur de Marie une espéran­ ce qui est toute pure, parce qu’elle ne s’appuie que sur la volonté du Père, que sur l’accomplissement de cette volonté, sur cette obéissance radicale de Jésus à l’égard du Père. C’est là que notre espérance peut grandir et prendre toute sa dimension, parce qu’elle s’appuie directement sur le bon plaisir du Père, et sur son amour qui permet de toujours repartir avec un nouvel élan. La volonté du Père sur nous est une volon­ té d’amour, et c’est une volonté qui fait que notre amour est toujours nouveau, se rajeunit tout le temps. Si c’est cet amour du Père pour son Eils bien-aimé, et donc pour elle, qui est la force de Marie, qui est sa fidélité, pour nous c’est la même chose. Nous devons plus que jamais le croire, dans un monde comme le nôtre où, humainement parlant, il n’y a 51 plus beaucoup d’espoir. Quand on voit des luttes si aiguës, si péné­ trantes, qui vont si loin, on est humainement à bout de ressources et c’est pour cela qu’on n’ose plus regarder la réalité : c’est trop dur, tout est bouché, il n’y a plus la moindre petite lueur... La lueur ne peut être que tout intérieure, elle ne peut être que dans le cœur de Jésus, dans l’Eucharistie. Il y a là une espérance plus grande que jamais, à cause, jus­ tement, de cette extraordinaire pauvreté dans laquelle Dieu nous main­ tient. Le pauvre peut plus facilement rebondir dans l’espérance, si sa pauvreté est offerte à Dieu, parce qu’il sait que Dieu s’intéresse au pauvre — « Yahvé écoute les pauvres » 17, et que s’il devient un vrai pauvre, Dieu fixera sur lui son regard avec une tendresse infinie 18. C’est pour cela que des moments comme ceux que nous vivons, il faut les vivre à fond, pleinement, sans vouloir tant soit peu diminuer ce que cela représente. De fait, cela exige de nous une très grande pauvreté, un don total, dans un sens très vertical, très divin, parce que du point de vue humain c’est une voie sans issue. C’est pour cela que notre temps est l’heure de l’espérance. Dans l’Apocalypse, au chapitre 14, il y a un élan d’espérance extraordinaire : parce que c’est l’heure du jugement, il y a un appel étonnant à tout remettre à la miséricorde du Père, à la miséricorde de Jésus et à celle de Marie. On ne peut pas les séparer, les trois sont liés à ce moment si important où Dieu fait le discernement entre le bien et le mal ; et c’est cela qui donne l’espérance, — au lieu du désespoir qui, devant la victoire apparente du mal, guette ceux qui restent trop dans l’ordre sensible. La source de notre espérance, c’est le cœur blessé de l’Agneau, c’est l’état victimal de Jésus ; en effet Jésus, dans cet état-là, ne peut rien nous refuser puisqu’il a tout donné ; il a opté entièrement pour nous puisqu’il a opté pour la volonté du Père afin de nous sauver et qu’il a offert toute sa vie pour nous. Dans un monde qui est plongé dans le désespoir — et le désespoir engendre la violence —, la miséricorde et l’amour de Jésus, Agneau immolé, nous permettent de vivre dans la fidélité, et la fidélité engendre en nous la véritable douceur. N’est-ce pas là le fruit ultime de l’amour, face à la violence et au désespoir ? Et Marie est bien pour nous la douceur de la vie du Père qui nous est donnée ; en cela elle est bien notre espérance — vita, dulcedo et spes nostra. Dans ce monde qui déses­ père, Dieu nous appelle à être les témoins de son amour et de sa miséri­ corde, pour redonner espérance à tous ceux qui sont proches de nous en les conduisant à la Croix, en les conduisant au cœur blessé de l’Agneau et au cœur de Marie : c’est là que nous puisons une miséricorde infinie, l’amour infini de Jésus pour nous et la possibilité de toujours tout 17. « Yahvé écoute les pauvres » (Ps 69, 34). « Il délivrera le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide. Compatissant au faible et au pauvre, il sauvera l'âme des pauvres » (Ps 72, 12-13). « Le désir des pauvres, tu l’écoutes, Seigneur » (Ps 10,17). 18. « Les yeux de Yahvé sont sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent en son amour » (Ps 34, 18). « Comme est la tendresse d’un père pour ses fils, tendre est Yahvé pour qui le craint » (Ps 103, 13). « Yavhé est tendresse et pitié, lent à la colère et plein d’amour... » (Ps 145, 8). 52

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