Université de Montréal G. W. F. HEGEL ET T. W. ADORNO SUR LE BESOIN DE LA PENSÉE par Philippe Langlois Département de philosophie Faculté des arts et des sciences Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en philosophie Août 2009 © Philippe Langlois, 2009 ii Université de Montréal Faculté des études supérieures et postdoctorales Cette thèse intitulée : G. W. F. HEGEL ET T. W. ADORNO SUR LE BESOIN DE LA PENSÉE Présentée par Philippe Langlois a été évaluée par un jury composé des personnes suivantes : Claude Piché président-rapporteur Iain Macdonald directeur de recherche Bettina Bergo membre du jury Marie-Andrée Ricard examinatrice externe Ollivier Hubert représentant du doyen iii Résumé La présente thèse analyse et contraste les positions de G.W.F. Hegel et de T. W. Adorno sur la nature de la pensée rationnelle et le sens de la pratique philosophique. Notre démarche consiste en une interprétation critique d’une idée que partagent Hegel et Adorno mais qu’ils développent différemment, selon laquelle la pensée rationnelle obéit à un certain besoin (Bedürfnis) qui lui est à la fois spécifique et universel. Hegel a parlé d’un « besoin de la philosophie ». L’expression est ambiguë : elle vise à décrire la nature générale de la pensée rationnelle mais aussi à exprimer la pertinence historique de la raison, c’est-à-dire sa capacité à assouvir des besoins concrets. Je démontre dans les cinq premiers chapitres que Hegel tente de réconcilier ces deux besoins en soutenant que l’identification par le concept est précisément ce qui permet d’appaiser la souffrance concrète que génère la division de l’histoire avec elle-même. La solution est en effet trouvée dans l’idée du savoir absolu, une posture de la pensée rationnelle tout aussi fondée dans la nature de la pensée elle-même que dans les aspirations de son autre, c’est-à-dire de l’histoire. Le savoir absolu est le point où chez Hegel coïncident la nature de la raison en général et la nécessité d’exprimer les besoins universels de l’histoire. iv Les chapitres six à neuf situent ensuite le déplacement épistémologique que propose la dialectique négative d’Adorno par rapport à cette conclusion de Hegel. Nous prenons soin de montrer qu’Adorno ne la juge pas fausse mais unilatérale. Il conçoit qu’exprimer et assouvir les souffrances historiques revient au concept mais il soutient en même temps que celui-ci échoue à cette tâche tant qu’on ne nuance pas la portée et la signification de sa « compulsion à identifier ». Nous démontrons que si cette dernière est d’après Adorno à la fois inévitable et fautive, c’est parce que le besoin qui motive la pensée rationnelle n’est pas d’abord la nécessité de concevoir l’unité dans la division mais celui de réaliser les conditions de la survie et du bonheur de l’organisme vivant qui soutient la pensée. Or pour Adorno, la société capitaliste bloque les pratiques émancipatrices qui s’attachent à combler ce besoin matériel parce qu’elle absolutise le principe d’identité. Nous soutenons que, dans ce contexte, l’approche adornienne de la philosophie comme relevant de l’essai (Essay) et développant des concepts discontinus orientés vers le non- identique n’est pas moins, mais plus rationnelle que la posture hégélienne qui considère la philosophie comme une science absolue. Mots clés : Philosophie – Adorno – Hegel – besoin – dialectique – histoire – raison – souffrance – expérience v Abstract This thesis analyzes and contrasts G. W. F. Hegel’s and T. W. Adorno’s positions on the nature of rationality and the task of philosophy. Its central aim is to offer a critical interpretation of a thought shared but interpreted differently by both thinkers, namely, that philosophy proceeds from a certain need (Bedürfnis) that is both specific and universal. Hegel spoke of a « need of philosophy ». The expression is ambiguous: it is meant to describe the general nature of rational thinking, but also to express how reason or philosophy can justify their historical relevance and satisfy concrete needs. I argue in chapters one to five that Hegel tries to reconcile these two needs, in order to show why identifying with concepts is the key to appeasing the concrete suffering caused by history’s own division within itself. The answer is given in absolute knowledge, grounded and justified in respect of thought itself as well as thought’s other, i.e., history. Absolute knowledge is point of equilibrium between reason in general and reason as the adequate expression of history’s universal needs. Chapters six to nine then interpret Adorno’s negative dialectics as a critical reworking of this dialectical problem of framing normativity in historical terms. Adorno agrees with vi Hegel that the most relevant and satisfying expression of historical suffering is conceptual, yet he also contends that the « compulsion to identity » as such fails to satisfy the need that motivates philosophical thinking. I argue that this is because striving for survival and happiness is not reducible to thought’s obsession with identity. For Adorno, happiness and “right life” are blocked in contemporary society because capitalism hypostasizes the identity principle inherent in conceptual thinking. In this context, I argue that Adorno’s view of philosophy as essay (Essay) is more, not less, rational than Hegel’s understanding of philosophy as an absolute science. Keywords : Philosophy – Adorno – Hegel – need – dialectics – history – reason – suffering – experience vii Table des matières Résumé iii Abstract v Table des matières vii Remerciements xii Avertissement xiv Introduction 1 1. Le problème théorique 2 2. Le problème pratique 10 Première partie : Hegel et le besoin de la philosophie 19 Chapitre I. Le besoin de la philosophie 20 1. Position systématique du concept de « besoin de la philosophie » 20 2. Duplicité du besoin de la philosophie : l’introduction à l’Encyclopédie des sciences philosophiques 24 viii 3. L’histoire-inquiétude et l’Histoire-matériau : « Sur l’essence de la critique philosophique » et La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling 31 3.1. Une double posture professionnelle 31 3.2. La philosophie et la conscience commune 35 3.3. L’histoire comme inquiétude 38 3.4. L’histoire comme matériau 42 Chapitre II. Science de l’absolu et pratique historique : conceptions de la critique 54 1. le besoin de totalité et la critique 54 2. Histoire et souffrance : la critique dans l’écrit sur La constitution de l’Allemagne 57 3. Histoire et absolu : la critique dans les études christologiques 60 3.1. L’époque de Jésus et l’esprit du judaïsme 61 3.2. « L’époque » de la critique philosophique 64 3.3. Universalité du protestantisme 66 3.4. Religion positive et religion naturelle 68 3.5. Jésus, paradigme du philosophe critique 71 4. Conclusion : le besoin formulé 73 Chapitre III. Concilier science et pratique historique : la Phénoménologie de l'esprit 79 1. Le besoin de la philosophie et le projet de la Phénoménologie de l’esprit 79 2. Comment introduire à une science absolue ? 88 2.1. Introductions et préfaces 88 2.2. Fichte, Hegel et la science absolue 95 2.3. Le besoin de la science 100 Chapitre IV. Le primat de l’idée de l’absolu par rapport au besoin de l’époque 109 1. La Phénoménologie de l'esprit comme pratique située 109 1.1. Le principe de la science et la scène de la Phénoménologie de l'esprit 109 1.2. L'immanentisme historique de Hegel : substance, sujet et expérience 113 1.3. Faire époque 116 2. Naissance ou éternité du concept 121 2.1. Structure d’une ambiguïté récursive 121 2.2. Le retrait du concept et la signification universelle de l’histoire 126 2.3. L'élimination du temps : Kant et Hegel 135 ix Chapitre V. L’idéalisme de Hegel 142 1. Histoire, spéculation et libération 142 2. Le besoin des idéalistes 144 3. « L'universel doit se particulariser » 147 Deuxième partie : Adorno et le besoin, aujourd’hui 159 Chapitre VI. Le faux besoin 160 1. Le besoin culturel 160 2. Nécessités vitales et aspiration au bonheur 168 2.1. Contradiction objective entre le bonheur et la survie 169 2.2. Fausses réconciliations de l’industrie culturelle 173 3. Conclusion 181 Chapitre VII. Besoin et pensée : Le naturalisme d’Adorno 186 1. Corps et esprit, nature et pensée 187 2. La nature violentée et oubliée 190 3. Théorie et praxis dans la Théorie critique 197 4. La question de la souffrance 203 4.1. L’affinité souffrance-pensée 203 4.2. Quelles souffrances sont pertinentes pour la connaissance ? 206 4.3. Le rôle de la souffrance dans la connaissance 208 4.4. Ce dont on souffre 212 4.5. Conclusion 214 5. Conclusion 215 Chapitre VIII. Une pensée du contenu 227 1. La dette d’Adorno envers Hegel 228 2. La Bildung 231 2.1. Pensée du contenu et histoire du monde 231 2.2. Nature et Bildung 234 2.3. Bildung et savoir absolu 237 x 3. La critique de l’idéalisme hégélien 240 3.1. L’utopie ne s’est pas réalisée 240 3.2. Nature et histoire, concepts discontinus 244 3.3. L’histoire ne peut pas être posée comme totalité 248 4. Conclusion : matérialisme et métaphysique 252 Chapitre IX. Le problème de la forme de l’expression 259 1. L’essai comme forme d’expression philosophique 262 2. Le bonheur, enjeu métaphysique de l’essai 264 2.1 Enfance et élément clownesque 264 2.2 Rhétorique et expression 269 3. Conclusion 275 Conclusion. Une pratique de la pensée. 279 1. La structure de l’expérience, la localisation du critère de vérité et la nature du concept. 279 2. Le statut de l’objet de connaissance et la teneur du besoin de la pensée. 282 3. Le rôle de la critique et le sens général de la pratique philosophique 286 Bibliographie 292 1. Textes de Georg Wilhem Friedrich HEGEL 292 a. En langue allemande 292 b. Traductions 292 2. Textes de Theodor W. ADORNO 293 a. En langue allemande 293 b. Traductions 294 3. Littérature secondaire 295 Annexe xv Thèses sur le besoin xv
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