FRANTZ FANON, UN SAVOIR INSOUMIS. DU LABYRINTHE DE LA COLONIE Á LA SOUFFRANCE POSTCOLONIALE Roberto BENEDUCE Université de Turin, Département de Cultures, Politique et Sociétés Directeur du Centre Frantz Fanon, Turin. « Le colonialisme n'est pas une machine à penser, n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature et ne peut s'incliner que devant une plus grande violence. » Frantz Fanon « Lorsqu’on affirme qu’une réalité existerait même si l’homme n’existait pas, ou bien on exprime une métaphore, ou bien on tombe dans une forme de mysticisme. Nous ne connaissons la réalité qu’en rapport avec l’homme, et puisque l’homme est "devenir historique", même la connaissance et la réalité sont un devenir, l’objectivité même est un "devenir" ». Antonio Gramsci L’insurrection de la parole « Dès les premières pages, la culture de cet intellectuel noir s’avérait vaste et profonde. Qu’il traitât de Hegel, Marx, Jaspers, Sartre, de la phénoménologie et de l’ontologie, de la psychanalyse et de l’ethnographie, où bien d’auteurs africains inconnus […], il le faisait avec la même virtuosité. Attiré par la densité poétique du texte, sous-titré judicieusement "La plainte du Noir" par la rédaction d’Esprit, je le lus d’un seul trait. […]. La plainte de Fanon peut sembler aujourd’hui dépassée ; n’empêche, sa portée intellectuelle et politique a tiré de son sommeil trop paisible l’homme blanc que j’étais. Fanon expose la mystification qui se cache sous l’humanisme "blanc".» [Améry, 2005-2006 : 176] C’est en ces termes que Jean Améry évoquait Fanon. Dans ces lignes, ce n’est pas la fascination qui parle. Simplement, Améry, le juif qui a connu la violence des camps et la torture, sent ici dans son propre corps, dans la douleur encore vivace de son expérience, les vérités dont parle Fanon. Celui qui sait ce que veut dire être repoussé, humilié, regardé avec méfiance, ne serait-ce qu’une seule fois, à cause de la couleur de sa peau, ne peut que changer de discours sur la Science et son objectivité : « Je me suis attaché dans cette étude à toucher la misère du Noir. Tactilement et affectivement. Je n’ai pas voulu être objectif. D’ailleurs, c’est faux : il ne m’a pas été possible d’être objectif. » [PNMB : 131] Et plus loin, au début du chapitre V : « Enfermé dans cette objectivité écrasante, j’implorai autrui. Son regard libérateur, glissant sur mon corps devenu soudain nul d’aspérités, me rend une légèreté que je croyais perdue et, m’absentant du monde, me rend au monde. Mais là-bas, juste à contre-pente, je bute, et l’autre, par gestes, attitudes, regards, me fixe, dans le sens où l’on fixe une préparation par un colorant. » [PNMB : 154] Celui qui a soigné les victimes de la torture ou l’a lui-même subie ne peut que porter sur l’Histoire et sur l’homme un regard différent [Améry, 2005-2006 et Alleg, 1958]. Il ne peut avoir du monde qu’une vision radicale : pas nécessairement exempte d’erreurs, mais comme asséchée, parfois impatiente, fébrilement attirée par les contradictions et la nécessité de déchirer le voile de l’hypocrisie. La pensée de Fanon présente à cet égard une cohérence impressionnante : de Peau noire, masques blancs aux Damnés de la terre, on a l’impression d’écouter un seul et même discours, quoi qu’il y ait entre ces deux moments une rupture évidente, déterminée par l’expérience directe de la colonie et de son « atmosphère de fer et de feu1. » Son analyse minutieuse de l’assujettissement et du pouvoir dans les colonies, sa volonté d’interroger la question raciale dans ses méandres psychiques en font aujourd’hui l’allié le plus extraordinaire non seulement pour analyser la condition postcoloniale mais aussi pour élaborer une épistémologie subversive du savoir psychiatrique ainsi qu’une clinique à la hauteur des défis théoriques posés par les théâtres contemporains de la souffrance (réfugiés, victimes de torture, conflits urbains, nouvelles marginalités). Avec lui, on voit finalement s’ouvrir une ethnopsychiatrie critique, en dialogue incessant avec l’Histoire, et tendue dans un effort pour interroger les subjectivités inquiètes du présent. Fanon ne cède jamais aux séductions de la nuance : faire une différence entre un racisme et l’autre, « entre l’antisémitisme de Maurras et celui de Goebbels », comme il l’écrit dans Peau noire masques blancs, ne lui semble pas pertinent, et la lecture de ses écrits montre la profondeur d’une réflexion qui, en plongeant son regard dans les plis d’une époque obscure, pressent déjà les conflits à venir2. Ses réflexions annoncent la quasi totalité des thèmes qui dominent aujourd’hui le débat des Cultural Studies ou des Postcolonial Studies : les pièges inhérents à la formation des Etats postcoloniaux, la nécessité de décoloniser l’épistémologie, l’urgence de se soustraire à l’hégémonie européenne3. Mais il y a autre chose. L’actualité de Fanon, la richesse de son « gigantesque labeur » [Mbembé, 2011, préface], naît ailleurs, et cet ailleurs, bien qu’évident à qui côtoie ses écrits depuis des années, doit être rappelé. Sa pensée avait pour objectif de démanteler et de mettre à mort un dispositif mensonger qui humiliait et aliénait, en les pétrifiant dans la terreur et la colère, ceux qu’il voulait plier et modeler selon son bon plaisir, bref, « décérébraliser », selon l’expression que Fanon emploie dans sa fameuse lettre de démission à Robert Lacoste [PRA : 734]. Mais ce dispositif n’opérait pas seulement à travers la coercition et la domination des corps (ce qu’on a pu appeler la « politique de la chicotte » [Bayart, 2008 : 123-152]) : il recourait aussi à des mécanismes moins visibles, où les théories scientifiques sur l’infériorité de l’indigène se mêlaient confusément à l’émergence de nouveaux désirs, et où les stratégies d’assujettissement et les nouvelles formes d’organisation sociale coexistaient avec l’esprit compassionnel et l’apparition de nouvelles technologies bio-médicales (« Le recul de la fièvre jaune et le progrès de l’évangélisation, observe Fanon, font partie d’un même bilan » [DT : 457]). Sa critique met en lumière ces connexions et arrache à la racine l’arrogance de la parole coloniale tout comme le secret de son efficace : il dénonce l’asservissement de la science médicale au projet de domination et explore inlassablement le labyrinthe dont sont prisonniers les dominés, ainsi que les reflets ambigus de leurs colonies intérieures. De sa pensée, on peut dire que c’est une « pensée brute » (crude thinking), pour reprendre la formule de Brecht adoptée par Benjamin : brute parce qu’elle n’est « rien d’autre que le rapport de la théorie à la pratique » (nothing but the referral of theory to practice) [Arendt, in Benjamin, 2007 : 15]. La décolonisation et la dé-racialisation de la pensée - « Et il est bien vrai que les grands responsables de cette racialisation de la pensée, ou du moins des démarches de la pensée, sont et demeurent les Européens qui n’ont pas cessé d’opposer la culture blanche aux autres incultures » [DT : 594] -, l’analyse des représentations occidentales de l’Altérité, trouvent leur champ d’élection dans la critique du « vocabulaire colonial » qui imprègne le discours du diagnostic, de la psychiatrie coloniale, de son objectivité aveugle et impuissante : « Le jeune médecin [se penche] ‘objectivement’ sur ce ventre […]. Il touche, il palpe, il percute, il interroge, mais il n’obtient que des gémissements » (PRA : 695). Dans son étude sur la médecine coloniale, il observe en revanche : « Le colonisé qui va voir le médecin est toujours un peu rigide […], le corps du colonisé est également rigide. Les muscles sont contracturés […]. C’est l’homme total, c’est le colonisé qui affronte à la fois un technicien et un colonisateur » (AVRA : 360). C’est la rigidité musculaire qui est ici le signe d’une rencontre vouée à l’échec où Fanon perçoit impeccablement, entre le médecin et l’immigré arrivant de la colonie, le jeu des malentendus, l’impossible écoute de la souffrance, le soupçon à l’égard d’un malade nord- africain considéré le plus souvent comme un malade imaginaire ou, pire encore, comme un « menteur tire-au-flanc, fainéant. » Je ne crois pas exagérer en affirmant que sa critique est, à proprement parler, un acte pionnier qui ouvre un nouveau champ d’étude, celui qui par la suite devait aboutir à l’anthropologie médicale critique de Scheper-Hughes, Lock, Farmer et autres. Fanon ne cesse de scruter les complicités d’un monde traversé aussi bien par les divisions et les manichéismes que par de pénibles proximités et interférences, et marqué par des « liens de dépendance économique, technique ou administrative. » [AVRA : 363] Par exemple quand il rappelle que, dans les colonies, le médecin et le psychologue sont souvent auprès de celui qui torture ou fait des expériences à l’hôpital, ou quand il examine la thèse de doctorat d’un jeune médecin pour qui c’était une erreur de donner aux Algériens la citoyenneté française parce que leur « comportement social, familial et sanitaire était encore primitif. »[PRA : 699] L’histoire coloniale est pleine de ces médecins et psychologues qui offrent aux administrations ou aux gouvernements européens des conseils pour gérer les problèmes politiques, donner une interprétation psychologique des révoltes, prévenir les conflits sociaux ou encore mesurer « l’impulsivité » des colonisés à partir de leur « manque d’intégration corticale » (Carothers au Kenya, Porot au Maroc, Mannoni à Madagascar etc). Fanon appliquera à chacune de leurs œuvres le bistouri de sa critique : leurs travaux en ressortiront pulvérisés, leur racisme inconscient et leur responsabilité dans leur ignorance de la violence de la colonie définitivement démasqués (et dans certains cas admis, comme dans le cas de Mannoni). L’insistance de Fanon sur la situation concrète de la souffrance et du conflit (« névrose situationnelle », « diagnostic situationnel »), sur les rapports de force et sur la tragique modalité à travers laquelle s’expriment ces rapports (« La torture en Algérie n’est pas un accident, ou une erreur […]. La torture est une modalité des relations occupant-occupé » [PRA : 747]), soustrait définitivement la notion de « situation coloniale » – proposée à l’origine par Octave Mannoni et reprise avec une grande vigueur critique par Georges Balandier – à tout risque d’abstraction ou de sociologisme. La situation n’est plus celle de Peau noire, masques blancs : Fanon doit désormais se mesurer aux « échines écorchées » des colonisés, à l’apartheid, aux massacres et aux viols. Toutefois, le geste de Fanon, au moment même où il démolit et brûle ce qui doit finalement être démoli et brûlé, n’en accueille pas moins constamment la plainte de celui qui a vu son humanité niée, mise en pièces. Avec une lucidité qui ne cesse de surprendre, il peut analyser en quelques pages seulement l’horreur de la torture et du viol juste après s’être penché sur les troubles psychologiques des mâtons, « à la limite de la folie ». Sa parole se dresse contre l’ordre des choses colonial, les divisions et les styles académiques, mais pas seulement : c’est une parole qui va contre toute forme d’aliénation et se propose de penser un sujet authentiquement libéré (« un sujet inédit », écrit encore Mbembe), un sujet enfin capable d’habiter un monde où reconnaissance et réciprocité ont été restaurées. Dans cette volonté de regarder l’avenir, Fanon empreint son discours d’une tonalité quasi évangélique (« En vérité, en vérité je vous le dis, mes épaules ont glissé de la structure du monde, mes pieds n’ont plus senti la caresse du sol »), un discours animé par un seul projet : témoigner qu’il est possible de sortir du labyrinthe. La force de ses paroles, c’est la force secrète des paroles incarnées, de la vérité obstinée des dominés. Comme l’écrit Alice Cherki, « dans tous ces textes, le développement de l’argumentation est fondé non sur le théorique mais sur le vécu, point de départ du développement de sa pensée. » [Cherki, 2002] C’est là que naît, dans un style fait d’écarts subits qui désarçonnent souvent le lecteur, le pouvoir unique qu’a son écriture de remettre le réel à sa place. Comme, par exemple, lorsqu’il observe que le travailleur des plantations de canne à sucre n’entreprendra pas sa lutte « après une analyse marxiste ou idéaliste, mais parce que, tout simplement, il ne pourra concevoir son existence que sous les espèces d’un combat mené contre l’exploitation, la misère et la faim » ; ou lorsqu’il rapporte l’anecdote de ce jeune noir étudiant en médecine devenu incapable de faire une consultation gynécologique après avoir entendu le commentaire raciste d’une patiente (« Il y a un nègre là-dedans. S’il me touche je le gifle. Avec eux, on ne sait jamais. Il doit avoir de grandes mains et puis il est certainement brutal »). La fatigue, les mains, la peau : ce qui traverse son texte est, dans tous les cas, le corps. Les figures de l’aliénation que Fanon met en lumière en s’appuyant sur sa propre expérience de volontaire contre l’armée nazie, de jeune médecin noir en France, ou encore sur l’analyse de celle des Martiniquais qui, de retour d’un séjour en France, sont comme changés dans leurs gestes, « dans leur phénotype » – selon son expression : « Le Noir qui pendant quelque temps a vécu en France revient radicalement transformé. Pour nous exprimer génériquement, nous dirons que son phénotype subit une mue définitive, absolue » [PNPB] –, contiennent des intuitions d’une extraordinaire puissance pour interpréter nombre des contradictions qui habitent encore aujourd’hui l’histoire ambiguë de la migration – entre autres celle du duel avec la langue (une étude, promise dans une note de Peau noire, masques blancs, aurait dû traiter du rapport entre langage et agressivité) : une langue subie, souvent absolument pas apprise, ou alors parlée de manière hésitante. Un duel que d’autres intellectuels auraient analysé à partir de leur expérience d’auteurs bilingues4. Le corps, matière à penser le politique On a souvent parlé du ton prophétique qui caractérise de nombreuses pages de Fanon. Placé dans la position singulière de celui qui a été confronté à la violence de la guerre et de la colonie, mais aussi à la réalité quotidienne et omniprésente du racisme, il possède cette capacité unique de pénétrer les problèmes du présent, que Bhabha définit comme la « double vision » caractéristique selon lui de la condition des immigrés [Bhabha,1994 : 7-8] : une double vision proche à certains égards de la « double conscience » dont parlait Du Bois [Du Bois,1996 : 5]. C’est de là aussi que vient assurément sa capacité à parler à la postcolonie, aux damnés d’aujourd’hui et à répondre à leurs questions. C’est dans cette indocilité que réside sa modernité, bien que nombreux soient ceux qui s’efforcent de limiter sa contribution et de stériliser la portée de ses conclusions. Or, s’il est nécessaire de contextualiser historiquement sa pensée et ses affirmations, il est tout aussi nécessaire de reconnaître que ses mots vont bien au-delà de toute borne temporelle stricte, qu’ils questionnent les incertitudes et les conflits d’aujourd’hui et les nœuds non résolus d’une clinique souvent éloignée irrémédiablement de ceux qu’elle prétend pourtant soumettre à un diagnostic et éventuellement guérir. Il m’est impossible d’explorer ici toute la portée de ses analyses ; je me contenterai de souligner une fois encore son choix de faire du corps, de son corps, un révélateur politique des mensonges du savoir colonial. Ce corps emprisonne dans les plis de son épiderme les lois des rapports sociaux ; il en reflète les lignes de force. Grâce à sa formation phénoménologique (et notamment à la leçon de Merleau-Ponty), Fanon parvient à transformer l’expérience du corps rationnalisé en un instrument de lecture extrêmement sensible des conflits, des rapports de pouvoir et des idéologies : « Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième personne, mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux, trois places. Déjà je ne m’amusais plus. Je ne découvrais point de coordonnées fébriles du monde. J’existais en triple : j’occupais de la place. J’allais à l’autre... et l’autre évanescent, hostile mais non opaque, transparent, absent, disparaissait. La nausée... » [PNMB : 155] Marriott a récemment repris ses thèses et proposé une réflexion sur l’angoisse raciale, qui prouve une fois encore la puissance et la modernité des intuitions de Fanon. Il rapporte son expérience singulière dans un train bondé, où reste pourtant une place vide près de lui, une place que personne ne veut occuper : « Je sais, je suis noir. Mais quand même, parfois je fantasme, je rêve d’être sans couleur, ou du moins invisible. Souvent je me laisse aller à introduire cette identification confuse dans mon expérience quotidienne, comme si la visibilité et la violence raciales n’existaient que dans le domaine public, ou seulement dans la tête de certains blancs haineux, et non dans l’esprit et l’imagination des noirs. Pourtant, ce n’est pas simplement un problème de désir déplacé ou de persécution sociale. Une place libre près de moi dans un train bondé suffit à me rappeler cruellement non seulement les peurs raciales blanches et les angoisses de contagion somatique, mais aussi que ma vie a été modelée par la peur incorporée et angoissante d’être attaqué – de l’intérieur comme de l’extérieur – par des intrusions phobiques. Cet espace vacant représente un endroit où les blancs veulent – ou osent – ne pas aller, un endroit qui pourrait se révéler, après passage aux rayons X, comme le lieu d’une aliénation noire et d’une dépossession psychique. Un simple siège libre peut à cette occasion nous aider à identifier le cycle manifestement immuable de la peur des Blancs et de l’invisibilité sociale des Noirs. On identifie aussi en soi-même un violent désir de repousser cette intrusion, soit en fixant ses agresseurs effrayés soit en mettant un terme à cette mascarade nauséabonde en se regardant soi-même comme si on était à leur place. » [Marriott, 2007 : 207-208] J’ai rapporté intégralement cette longue citation pour au moins deux raisons. D’abord parce qu’elle fait parfaitement écho aux considérations de Fanon sur la rencontre avec le « regard blanc », sur le noir comme objet « phobogène, anxiogène », passage que l’on peut rappeler succinctement : « Et puis il nous fut donné d’affronter le regard blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre part... ‘Tiens, un nègre !’ C’était vrai. Je m’amusai […]. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible. Je ne pouvais plus car je savais déjà qu’existaient des légendes, des histoires, l’histoire… Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, – et me défoncèrent le tympan, l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : ‘Y a bon banania’…Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? » [PNMB : 154-155] J’ai suggéré tout à l’heure que le projet théorique de cette épistémologie déracialisée, de cette phénoménologie politique, visait à rapporter à l’histoire et à ses dynamiques, même les plus occultes, ce que les sciences tentent systématiquement de leur soustraire (le corps, les émotions, le développement psychique, les perceptions, l’expérience)5. Ensuite parce que la réflexion de Marriott permet de situer dans une perspective méthodologique précise l’attention constante de Fanon pour le corps (le corps noir comme objet « phobogène », le corps aliéné du Martiniquais imitant le « r » de la métropole, le corps paresseux des dominés etc.), en en faisant une matière à penser le politique6. Enfin, si la contribution de Marriott est significative, c’est aussi pour la question raciale, qu’une anthropologie trop frileuse a souvent voulu diluer, jusqu’à l’oublier, dans les concepts d’« ethnie » ou de « culture ». Et pourtant, le racisme continue à imprégner nos discours (comme pour le crypto-racisme des institutions…), nos choix, nos comportements, à donner la mort. Un présent non moins traumatique nous rappelle ce qui se reproduit encore et toujours dans les sociétés contemporaines et dans les institutions : agressions, violences, discriminations, ou tout simplement la folie, telle cette décision récente de la municipalité de Selma, en Alabama, de dédier un monument à Nathan Bedford Forrest, le fondateur du Ku Klux Klan7. La puissance du faux, ou les vertiges de l’identification et du mimétisme Si l’aliénation en Martinique et la « situation raciale » constituent indubitablement les lignes directrices de Peau noire, masques blancs – « Si l’on veut comprendre psychanalytiquement la situation raciale, conçue non pas globalement, mais ressentie par des consciences particulières, il faut attacher une grande importance aux phénomènes sexuels » – si le dialogue avec Lacan et Hegel offre à Fanon un levier pour interroger la construction de l’altérité et les matrices secrètes du désir (« Que veut l’homme noir ? »)8, une fois dans la colonie, il concentrera son regard sur les formes les plus dramatiques de la domination et sur les différentes façons dont celle-ci transforme les relations sociales, les esprits et les corps. Le lien entre ces deux types de travaux réside dans l’analyse des vertiges mimétiques et de l’imaginaire. Dans son ouvrage de 1952, l’imaginaire était conçu comme le motif organisateur de l’expérience quotidienne (« aux Antilles, la perception se situe toujours sur le plan de l’imaginaire9 ») ; dans ses écrits postérieurs sur l’Algérie, ses différents aspects seront explorés au sein même des relations de pouvoir et de violence qui structurent la vie dans la colonie. Son travail sur les tests psycho-diagnostics représente une contribution particulièrement significative, dans la mesure où elle conduira Fanon à élaborer sa propre théorie de l’imaginaire et du rôle qu’il joue dans la vie des colonisés. L’analyse des réactions de certaines patientes algériennes au TAT conduit Fanon et Géronimi (cosignataire de ce bref article) à affirmer l’incapacité de celles-ci à s’approprier le réel : un réel obstinément étranger et hostile, qu’elles subissent sans jamais pouvoir se l’approprier. Faute de rapport avec le réel, faute de pouvoir s’abreuver en lui, l’imaginaire demeure alors comme informe, opaque, muet [Fanon, Geronimi, 1956 ; voir aussi, sur cet article, l’analyse très détaillée de Bullard, 2005]. Ce n’est que lorsqu’on possède la capacité d’agir dans le présent, autrement dit lorsqu’on est acteur et protagoniste de l’Histoire, que l’imaginaire peut émerger – par exemple devant une feuille blanche, quand les patientes peuvent s’exprimer plus librement parce que leur imaginaire s’est affranchi des contraintes imposées par les figures du TAT ou quand, dans les moments précédant la lutte, le « renouveau de l’expression », le « démarrage de l’imagination » annoncent, tels des signes prémonitoires, « la veille du combat décisif. » [DT : 620]10 La « tourmente onirique » qui caractérise la vie dans la colonie offre toutefois d’autres endroits où recueillir les expressions parfois contradictoires de l’imaginaire, ce concept polysémique qui, depuis Sartre et Lacan, a donné lieu dans la pensée philosophique, sociologique et anthropologique, à de complexes élaborations (Castoriadis, Deleuze, Crapanzano, Mbembe, Tonda, etc.). Les considérations de Fanon sur les cultes de possession constituent une piste importante pour penser le territoire de l’imaginaire dans son rapport avec l’ambivalence structurelle de l’expérience quotidienne des dominés. Fanon voit dans les cultes de possession un trait essentiel pour comprendre la colonie, au point d’affirmer péremptoirement qu’« une étude du monde colonial doit obligatoirement s’attacher à la compréhension du phénomène de la danse et de la possession. »[DT : 467, souligné par nous]. Au moment où il écrit, les cultes de possession avaient déjà reçu l’attention de chercheurs célèbres (Rouch, Balandier etc.), en raison de leur capacité à mettre en scène une imitation grotesque – et corrosive – du pouvoir colonial, de ses hiérarchies, de son esthétique. Plus récemment, les études de Stoller, Fuglestad, Makris se sont emparées de cette interprétation politique des danses de possession, malgré les nombreuses critiques adressées à ce modèle (je pense en particulier à Olivier de Sardan). Or, tout en reconnaissant le rôle clé de la possession dans l’analyse de la colonie, Fanon semble ne pas confirmer la valeur de contestation politique qu’on lui attribue souvent, et laisse de côté sa dimension sans doute la plus paradoxale, à savoir que les esprits qui entraient en jeu dans la possession étaient souvent ceux des gouverneurs coloniaux et des généraux, ou ceux de la technologie occidentale (navires, avions, locomotives). Contrairement à ce qu’écrivait Balandier quelques années auparavant sur les stratégies de « dérobade », de « tromperie » ou de « fuite » [Balandier, 1963 : 163], ou sur la valeur politique d’un culte tel que le Bwiti au Gabon (une « réaction à fondement sacré »), Fanon considère les cultes de possession essentiellement comme une dislocation de l’agressivité11. Son analyse laisse peu de place aux interprétations politiques : à ses yeux, l’expérience de ces « possédés- dépossédés » rentrant chez eux épuisés après avoir participé aux danses ne fait que contribuer à la stabilité du pouvoir colonial : « Mises à mort symboliques, chevauchées figuratives, meurtres multiples imaginaires, il faut que tout cela sorte. Les mauvaises humeurs s'écoulent, bruyantes, telles des coulées de lave […]. Au vrai, ce sont des séances de possession-dépossession qui sont organisées : vampirisme, possession par les djinns, par les zombies, par Legba, le Dieu illustre du vaudou. Ces effritements de la personnalité, ces dédoublements, ces dissolutions remplissent une fonction économique primordiale dans la stabilité du monde colonisé. À l'aller, les hommes et les femmes étaient impatients, piétinants, " sur les nerfs". Au retour, c'est le calme qui revient au village, la paix, l'immobilité. » [DT : 468] Pourtant, une lecture plus minutieuse révèle chez Fanon la conscience que le territoire du religieux et la dimension de l’imaginaire offrent des réserves d’une résistance capable bien souvent de se manifester là où on ne la cherche pas : dans des gestes silencieux, dans des corps immobiles ou « paresseux », dans le champ du religieux. Nombreux sont les passages témoignant de l’attention de Fanon à ces actes de résistance que James Scott appellera plus tard « textes cachés » (hidden transcripts) : « Le colonisé est dominé mais non domestiqué. Il est infériorisé, mais non convaincu de son infériorité […] Le colonisé réussit également, par l’intermédiaire de la religion, à ne pas tenir compte du colon. Par le fatalisme, toute initiative est enlevée à l’oppresseur, la cause des maux, de la misère, du destin revenant à Dieu » (DT : 464-466) ; ou encore: « Cette notion de clandestinité [de culture clandestine] est immédiatement perçue dans les réactions de l’occupant qui interprète la complaisance dans les traditions comme une fidélité à l’esprit national, comme un refus de se soumettre» (DT : 614). Enfin : « La paresse du colonisé c’est le sabotage conscient de la machine coloniale […]. Le devoir du colonisé qui n’a pas encore mûri sa conscience politique et décidé de rejeter l’oppression est de se faire littéralement arracher le moindre geste. C’est là une manifestation très concrète de la non-coopération, en tout cas d’une coopération a minima » (DT : 661). Dans les exemples cités, la violence et l’arbitraire du pouvoir sont reflétés (et pensés) dans les muscles contractés, dans les nerfs tendus, les visages sans expression. Ce qui n’était pour la psychiatrie coloniale que le symptôme d’une « prédominance du système extra-pyramidal » devient chez Fanon le signe à peine dissimulé d’une résistance, d’un refus « face à l’autorité coloniale. » [DT : 658] C’est là un renversement décisif, et un chapitre nouveau de ce qui apparaît comme une authentique sémiotique politique, visant à contester de manière systématique les principes de la science coloniale. La contribution fondamentale, la plus significative peut-être s’agissant des pratiques mimétiques, se trouve néanmoins sans conteste dans le chapitre « L’Algérie se dévoile » de L’An V de la révolution algérienne, publié en 1959. Fanon s’y penche sur le vertige mimétique et ses dimensions complexes (politiques, sociales, inconscientes), tout en prenant soin d’éclairer le dynamisme historique de l’usage du voile : endossé, enlevé ou remis selon la situation et selon ce qu’elles ont à affronter dans la ville militarisée pour passer les check- points et tromper l’ennemi, le voile des femmes algériennes devient un élément indécidable, qui oscille entre une foule de significations imprévisibles. Fanon interroge sous plusieurs points de vue l’enjeu (psychique, familial et culturel) du voile (y compris quand on renonce à le porter) ainsi que le rôle de la femme algérienne dans le contexte de la guerre anticoloniale : qu’il souligne au passage, mais avec insistance, qu’il ne s’agit pas simplement de l’imitation d’un personnage volontiers imaginé (celui de l’héroïne, de la révolutionnaire), qu’il décrive la
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