UN CODE HYBRIDE FRANÇAIS/ANGLAIS ? Le chiac acadien dans une chanson du groupe Radio Radio Par ANDRÉ THIBAULT Maintenant c’est possible de s’exprimer dans la langue chiac Passé par la poésie Mis dans d’la musique « Baisse les lights », chanson tirée de l’album éponyme du groupe Radio Radio, 2008 1. Introduction L’objectif de cet article est de présenter une analyse d’une chanson qui se présente comme ayant été écrite en chiac, une variété de français acadien parlée dans le sud-est de la province du Nouveau-Brunswick au Canada, et qui se caractérise par un très grand nombre d’emprunts à l’anglais – à un tel point que certains chercheurs se demandent si l’on peut parler dans le cas du chiac de « code hybride » ou de « code mixte ». Avant de passer à l’analyse, nous allons d’abord faire un bref tour d’horizon des concepts théoriques qui seront mis en œuvre, puis nous présenterons en quelques mots la situation sociolinguistique au Canada français, ainsi que le groupe Radio Radio et ce code linguistique très particulier dans lequel il s’exprime, le chiac acadien. 2. Précisions théoriques et terminologiques 2.1. Emprunts Un emprunt, dans une langue donnée, est une innovation (lexicale, phonétique, morphologique ou syntaxique) qui naît de l’imitation (plus ou moins fidèle) et de l’adaptation d’un modèle étranger.1 Le mot redingote est, bien évidemment, un mot français (att. depuis 1725, v. FEW 18, 105a, RIDING-COAT), mais il fut adapté de l’anglais riding-coat. C’est une innovation, si l’on considère l’histoire de la langue française dans son ensemble, mais si ancienne déjà que personne ne la perçoit comme telle. Lorsqu’un francophone dit Regarde cette jolie redingote, il parle français, ni plus ni moins ; dans cet énoncé, un seul code linguistique est impliqué. On peut choisir d’utiliser le terme d’emprunt comme un hypéronyme réunissant les emprunts au sens strict (ici 2.1.) et les calques (ci-dessous, 2.2.), mais nous l’employons dans le cadre de cet article au sens strict d’emprunt lexématique. 2.2. Calques Un calque naît aussi de l’imitation d’un modèle étranger, mais se construit avec des morphèmes et des lexèmes de la langue imitatrice. Il faut distinguer calques sémantiques et calques de traduction (la terminologie peut varier selon les auteurs). a) Un calque sémantique a lieu lorsque, en présence d’une parenté formelle et étymologique entre deux mots de deux langues distinctes, une des acceptions du mot étranger se transmet à 1 Sur le concept (et le terme trompeur) d’emprunt, v. Thibault 2009a, 11 et sqq. - 1 - la langue imitatrice : à partir de l’anglais to realize, le fr. réaliser, qui au début ne signifiait que « faire, élaborer, concrétiser », finir par acquérir le sens de « se rendre compte ». b) Un calque de traduction a lieu lorsqu’une lexie (simple, composée ou complexe) se traduit littéralement, mot à mot, donnant lieu à une lexie qui à l’origine n’existait pas (à tout le moins avec ce sens-là) dans la langue imitatrice : l’exemple classique est celui de la lexie composée gratte-ciel, qui a été formée à partir de l’anglais sky-skraper. Mais le phénomène existe aussi avec des lexies simples : angl. mouse (terme d’informatique) > fr. souris. Un discours qui comporte des emprunts et des calques reste toutefois à l’intérieur des limites d’un seul code linguistique. 2.3. Alternance codique Toutefois, lorsqu’un bilingue espagnol / anglais dit quelque chose comme « Sometimes, I’ll start a sentence in English y termino en español »2, il alterne entre deux langues. S’il s’agit d’un vrai bilingue équilibré, c’est-à-dire qu’il domine chacune de ces deux langues comme s’il s’agissait de sa langue maternelle, chacune des deux parties de cet énoncé sera produite dans le respect intégral de la phonologie, de la grammaire, de la lexicologie et de la pragmatique de chaque langue respective. Nous avons affaire là à l’usage alternatif de deux codes dans un même discours. En théorie, les locuteurs devraient être capables de produire des énoncés et des discours entiers dans une seule de ces deux langues également. 2.4. Codes hybrides (ou mixtes)3 Toutefois, il peut parfois arriver que, dans une communauté de locuteurs presque tous bilingues, un nouveau type de discours apparaisse, qui combine dans un même énoncé des éléments (morphèmes et lexèmes) de chacune des deux langues, selon certaines règles (implicites) et sans qu’il soit toujours possible de dire à quelle langue appartient l’énoncé. Les deux codes se trouvent intimement imbriqués, enchevêtrés, tant et si bien que les discours de ce type peuvent être perçus par certains locuteurs comme appartenant à une nouvelle « langue ». Lorsque cela se produit, il arrive souvent que la « langue » en question reçoive une dénomination ; on lui donne un nom, marque d’une reconnaissance sociale. Les locuteurs qui pratiquent ce type de comportement linguistique peuvent en arriver à perdre la possibilité de s’exprimer exclusivement dans l’une des deux langues (ou, à tout le moins, de le faire spontanément et avec facilité) ; ils finissent par parler toujours de cette façon, et transmettent cette façon de parler à leurs enfants, qui la reçoivent comme leur langue maternelle. Nous avons alors affaire à un seul code, et non à une alternance entre deux codes distincts, dont le lexique et la grammaire ne se confondent pas avec ceux des deux langues de base, bien qu’ils leur aient été empruntés. 2.5. Problèmes d’interprétation Le travail du linguiste au moment d’évaluer le caractère plus ou moins hybride d’un discours est compliqué par le fait que le comportement linguistique des témoins peut varier 2 Cf. Shana Poplack, « Sometimes I’ll start a sentence in Spanish Y TERMINO EN ESPAÑOL : toward a typology of code-switching », in : Linguistics 18 (1980), 581-618. L’article se pose surtout le problème de savoir où se trouvent les transitions entre les deux langues, qu’est-ce qui les permet, qu’est-ce qui les bloque. 3 Pour une présentation d’ensemble des codes hybrides dans la Romania (et en particulier dans la Nova Romania), v. Thibault / Torres 2007 (avec bibliographie). - 2 - énormément selon les locuteurs, les allocutaires, les situations d’énonciation, la thématique abordée, etc. : a) Un locuteur qui pratique un code hybride peut, en théorie, passer de son code hybride à un comportement plus classique d’alternance codique ; b) il peut aussi produire des énoncés dans seulement l’une de ses deux langues, mais en insérant de nombreux emprunts et/ou calques, plus ou moins adaptés, dans son discours ; c) et, enfin, il peut combiner tout cela dans une même séquence énonciative. D’où la difficulté d’étiqueter de manière entièrement satisfaisante les productions discursives de certains locuteurs. Un code hybride peut comporter des éléments provenant majoritairement de l’une des deux langues d’origine (lexèmes ou grammèmes) ou présenter au contraire des proportions plus équilibrées ; il peut aussi afficher une spécialisation fonctionnelle par langue d’origine (c’est le plus souvent le cas ; comme on va le voir ici, les grammèmes sont très largement d’origine française, alors que les anglicismes se glissent surtout parmi les lexèmes). 2.6. La situation canadienne Au Canada, il y a (en plus de la majorité anglophone, et de très nombreux allophones) une minorité francophone (plus ou moins 23% de la population totale ; v. Thibault 2003) qui comporte deux communautés historiquement distinctes : a) Les « Québécois », dans la province de Québec (plus de 7 millions d’hab. ; env. 80% de francophones natifs ; capitale : Québec ; plus grande ville : Montréal), ainsi que tous leurs descendants qui ont essaimé vers l’ouest du pays. b) Les « Acadiens », en Acadie – c’est-à-dire plus ou moins les provinces que l’on appelle « Maritimes », sur la côte atlantique, qui sont le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard, ainsi que certaines parties du territoire politiquement québécois, comme la Gaspésie, les Îles-de-la-Madeleine et la Côte-Nord. La plupart des Acadiens sont toutefois réunis dans la province du Nouveau-Brunswick, qui compte env. 750.000 hab. dont quelque 33% de francophones natifs. La principale ville francophone de la province est Moncton, dans le Sud-Est. 2.6.1. La situation au Québec Dans la province de Québec, l’immense majorité des habitants parle français. Il y a beaucoup d’emprunts à l’anglais (anglicismes) en français québécois, mais très peu d’alternance codique sur la plus grande partie du territoire. À Montréal, où l’on rencontre le plus grand nombre de citoyens bilingues dans tout le pays (des trois millions d’hab., plus de la moitié sont bilingues dans des proportions variables), il peut y avoir de l’alternance codique à grande échelle entre les locuteurs bilingues. Toutefois, les francophones ont l’habitude de parler français entre eux, et les anglophones, anglais. Quelque chose qui pourrait ressembler à un nouveau code hybride n’existe tout simplement pas, et à plus forte raison il n’existe aucun mot pour décrire un pareil code. Le nom de joual s’applique au français montréalais des classes sociales les plus défavorisées, mais n’implique pas nécessairement un mélange de français et d’anglais4 : un énoncé peut être considéré comme appartenant au joual sans qu’il contienne le moindre élément d’origine anglaise. 4 V. DHFQ s.v. joual : « variété de français québécois caractérisée par un ensemble de traits (surtout phonétiques et lexicaux) jugés incorrects ou mauvais, généralement identifiée au parler des milieux populaires et souvent - 3 - 2.6.2. La situation en Acadie Dans les provinces maritimes (Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard, Nouvelle- Écosse), les francophones sont minoritaires, mais leur répartition est inégale selon les régions. Dans le nord-ouest (autour d’Edmunston) et le nord-est (région de Caraquet et de la Baie des Chaleurs) du Nouveau-Brunswick, on trouve des concentrations de francophones dont plusieurs sont unilingues. En revanche, dans le sud-est de la province, le taux de bilinguisme est beaucoup plus élevé, tout comme au sein des minorités francophones de Nouvelle-Écosse et de l’Île-de-Prince-Édouard. Dans ces régions, on observe chez certains locuteurs un comportement linguistique qui semble correspondre à la définition d’un code hybride : enchevêtrement intime des deux langues, usage à grande échelle, et existence d’un nom propre (donc, d’une prise en compte sociale du phénomène). On l’appelle le chiac5 (le mot viendrait du nom de la ville de Shédiac au Nouveau-Brunswick). C’est une réalité plutôt difficile à circonscrire, dans la mesure où comme tout code informel le chiac varie beaucoup d’un locuteur à l’autre, selon l’âge, la classe sociale, le niveau d’instruction et les circonstances énonciatives. Critiqué par les élites intellectuelles acadiennes comme symbole d’acculturation et d’infériorisation, le chiac est désormais revendiqué par certains jeunes comme symbole identitaire. 2.7. Le groupe Radio Radio C’est le cas du groupe de rap Radio Radio, qui chante du rap en chiac (ou à tout le moins dans sa propre interprétation de ce qu’est le chiac), et qui thématise cette réalité linguistique dans les paroles de ses chansons. Cliché Hot est le nom de leur premier album.6 Le titre de cet album est déjà à lui seul un bon exemple d’hybridation : cliché existe autant en français qu’en anglais, hot est un mot anglais, et la syntaxe (substantif + adjectif) est française. Un passage de la chanson Baisse les lights, mis en exergue au début de cet article, précise explicitement que les rappeurs de Radio Radio se voient comme les chantres du chiac et s’inscrivent dans une continuité ; reprenons ici un extrait plus développé de cette chanson : « Pour ceux et celles / Qu’y ont passé par avant / Maintenant c’est possible / De s’exprimer dans la langue chiac / Passé par la poésie / Mis dans d’la musique / Nommons quelques noms / So Gérald Leblanc / 1755 / Pis Roland Gauvin / Le Pizza Delight / Pis là le Dixie-Lee / Jacobus et Maleco / But maintenant c’est La Radio ». Le passage rappelle l’existence de poètes ou de groupes de chanteurs acadiens s’étant exprimés en chiac avant eux ; le discours de Radio Radio est donc « engagé » et marqué par une hypersensibilité identitaire et linguistique. Il faut en outre préciser que deux des chanteurs du groupe sont originaires de la Baie Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse ; ils ne parlent donc pas nécessairement comme les habitants de Moncton, bien qu’ils y ont aussi vécu (v. http://www.bandeapart.fm/artistes/Entree.aspx?id=5280). considérée comme signe d’acculturation ». On voit qu’il n’y est pas fait mention explicitement de l’influence de l’anglais. 5 Le Dictionnaire du français acadien d’Yves Cormier (1999) définit le terme comme suit : « variété régionale du français acadien, fortement influencée par l’anglais, surtout sur le plan lexical, en usage principalement chez les francophones du sud-est du N.-B. ». 6 Ce premier album complet a été précédé d’un mini-album appelé Télé Télé qui comportait six chansons. Le groupe a sorti en 2010 un nouvel album intitulé Belmundo Regal, qui a connu un grand succès au Canada français, et qui perpétue l’usage esthético-poétique du chiac. - 4 - 2.8. Les éléments constitutifs du chiac Le chiac combine des éléments du français général, de l’anglais nord-américain, et du français acadien traditionnel, c’est-à-dire, du français régional propre aux locuteurs francophones des provinces maritimes (partiellement distinct du français québécois, malgré de nombreux traits en commun). Toutes ces catégories vont être illustrées dans l’analyse qui suit, laquelle porte sur la chanson Bingo. Nous avons choisi cette chanson car elle thématise le chiac, dont elle fait son sujet ; les chanteurs proclament haut et fort que c’est dans ce code linguistique qu’ils s’expriment, et ils le revendiquent. 3. Analyse de la chanson Bingo On trouvera le texte de la chanson, accompagné d’une « traduction » en français de référence, en annexe ; ci-dessous, nous allons reprendre les vers et les analyser au fur et à mesure, pour présenter en fin de parcours un bilan des phénomènes relevés. 3.1. « L’accent que j’parle / Mon slang c’est l’Chiac » On observe d’entrée de jeu le nom de ce code hybride, « chiac », au tout début de la chanson. Il est présenté comme ce que l’on appelle « slang » en anglais, comme s’il ne s’agissait que d’un niveau de langue; il y est fait allusion aussi à l’« accent » dans le premier vers, mais il s’agit de beaucoup plus qu’une simple question de registre ou d’accent. La syntaxe est française ; on ne relève ici aucune influence de l’anglais (« l’accent que j’parle » est une construction un peu bizarre, mais son équivalent traduit littéralement en anglais serait tout aussi étrange). 3.2. « Entouré d’anglais, damn / Donne-moi d’la slack » Il est fait allusion ici à un trait définitoire du chiac : il est né entouré par la langue anglaise, une situation qui est justement commentée par un juron anglais, damn. Un mot anglais est aussi utilisé pour exiger un peu d’indulgence envers cette situation : slack. La syntaxe est française. 3.3. « Ch’t’avais dit, ch’te l’dis / Ch’te l’dirai back » La graphie ‹ch› a pour but de rendre la désonorisation de la constrictive sonore pré-palatale [ʒ] du pronom sujet je par assimilation en contexte sourd, c’est-à-dire ici devant l’occlusive [t]. – L’emploi de la particule verbale back ici est très intéressant (et a déjà donné lieu à quelques articles spécialisés ; v. entre autres Perrot 2005, 315). Elle vient de l’anglais, évidemment, et il est vrai que l’emploi de particules verbales séparables est l’un des traits grammaticaux les plus saillants du chiac. Mais ce qu’il convient de préciser, c’est que cette particule, en dépit de son origine anglaise, ne fonctionne pas toujours comme dans cette langue : il ne serait pas possible de dire en anglais *I’ll tell you back quand en fait on veut dire I’ll tell you again. La particule back en chiac a donc un éventail d’usages plus vaste qu’en anglais. 3.4. « Si t’agree pas avec moi / Tu peux avoir une heart attack » On observe ici la présence d’un verbe d’origine anglaise, utilisé à la 2e pers. du sing. de l’ind. présent, et prononcé à l’anglaise. En général, l’immense majorité des emprunts dans les - 5 - langues du monde sont des substantifs. L’existence de plusieurs verbes d’origine anglaise en chiac est un facteur très remarquable de l’imbrication entre les deux langues. Quant à heart attack, c’est un nom (composé), mais ce qui attire l’attention c’est qu’en plus de venir de l’anglais, il se prononce exactement comme dans cette langue (à l’instar de la forme verbale agree). À vrai dire, presque tous les mots d’origine anglaise en chiac se prononcent en respectant la phonétique de l’anglais. Il semble s’agir d’un critère définitoire du chiac : le respect de la prononciation d’origine de chaque langue en présence. 3.5. « On joue à Paris, Montréal / Los Angeles / On va jouer à Japan » Le nom de la ville des USA est prononcé à l’anglaise, ce qui semble normal ; toutefois, cela est moins évident pour Japan, qui aurait pu apparaître sous la forme française Japon. Mais tout ce qui semble très lointain s’exprime plus spontanément en anglais, perçu comme très international. Ce passage souligne l’importance, pour ce groupe, d’afficher des ambitions internationales, de sortir un peu de son terroir (et du monde francophone). 3.6. « So mets-moi su ta playlist / Dans les angles de ma langue / Y’a way trop de flow » La particule discursive so est une des plus fréquentes en chiac (cf. Roy 1979). Empruntée à l’anglais, elle sert à introduire l’expression d’un contenu considéré comme la conséquence de ce qui précède. Dans des circonstances normales, les langues du monde ne s’empruntent guère de particules discursives ; ce phénomène est un autre indice du niveau très élevé de l’influence de l’anglais sur cette variété de français acadien. – Quant à playlist, il s’agit d’un emprunt lexical. Dans ce champ sémantique (l’informatique, les appareils électroniques), la quantité de mots empruntés à l’anglais est écrasante (et ce, dans la plupart des langues du monde). – La forme su (on la rencontre aussi sous la graphie sus) pour sur correspond à la véritable forme orale de cette préposition en français canadien ; il ne s’agit pas du tout du résultat de la chute du -r final de sur issu du latin SŬPER, comme on pourrait être tenté de le croire, mais bien du résultat évolutif normal d’un autre étymon latin, SŪRSUM, largement attesté dans les parlers galloromans (v. FEW 12, 463a, SŪRSUM I 1 ; c’est l’élément que l’on retrouve en français de référence dans l’adverbe dessus, issu de DE + SŪRSUM). – Way est un adverbe intensificateur tiré directement de l’anglais, dans des structures superlatives. Plus exactement, way est un emprunt, mais way trop (de) est un calque (de l’anglais way too much). – « les angles de ma langue » : on a probablement ici un jeu de mots, car angles rappelle, évidemment, le mot anglais, doublé d’une allitération avec le mot langue. C’est une manière de présenter l’anglais comme quelque chose qui a provoqué la présence d’angles dans leur français, français pourtant très fluide, très rapide (flow). – La structure phrastique générale est toujours française; flow est un emprunt lexical. 3.7. « Uh oh ! Radio Show / International » Ici, tout est intégralement en anglais ; il y a une volonté, encore une fois, de se présenter comme « international », et d’utiliser l’anglais (au moins partiellement) comme véhicule. 3.8. « Une plane, deux planes / Check cecitte » Le substantif plane se prononce à l’anglaise ; toutefois, le -s de pluriel n’est pas prononcé, tout comme en français. Nous avons un mot dont la phonétique est anglaise, mais dont la morphologie du pluriel est française (en dépit de la graphie). Le verbe check, ici à l’impératif, est très fréquent en chiac, mais aussi en français québécois. Le pronom ceci se présente ici - 6 - sous sa forme traditionnelle acadienne, cecitte (parallèlement à icitte pour ici, v. ci-dessous 3.9 et note 7). 3.9. « Comparé à ma Jacuzzi / La plane icitte est p’tite » Le nom de marque Jacuzzi est prononcé à l’anglaise (ce qui ne serait pas nécessairement le cas au Québec). L’adverbe ici se présente sous sa forme traditionnelle acadienne (et québécoise) icitte7, d’origine analogique et hypercorrecte. La syntaxe est totalement française. 3.10. « Tu veux, on va plus vite / Tu veux, on va plus slow » Un seul mot anglais ici ; en outre, on remarque que la morphologie du comparatif est française (analytique, plus slow) et non anglaise (synthétique, qui nous aurait donné slower). La syntaxe est française. 3.11. « Tu sais que notre flow / Est adaptable / Undeniable / Incredible / Unbelievable / Original / Unstoppable / Incredible » Ici, en plus du substantif flow, apparaît une série entière d’adjectifs à valeur superlative qui exaltent ironiquement l’obsession nord-américaine pour les exagérations rhétoriques, spécialement dans le monde du rap. La syntaxe, toutefois, reste française. 3.12. « Fuck j’aurais dû dire / Uncontrolable » L’interjection fuck, très fréquente (mais aussi très forte) en anglais, est encore plus fréquente en français canadien, autant au Québec qu’au Nouveau-Brunswick (v. Kasparian 2005) ; elle a en français canadien une valeur beaucoup moins forte qu’en anglais. L’existence de gros mots empruntés à d’autres langues est un phénomène assez banal parmi les langues du monde (plus banal que les emprunts de verbes, de morphèmes grammaticaux ou de particules énonciatives) ; comme chacun le sait, les jurons font partie des premières choses que l’on apprend dans une langue étrangère en contexte d’apprentissage informel. 3.13. « Couple de machines à boutons / Pis des turntables » Une couple de au sens de « deux (choses, animaux ou personnes) » (ou, de façon plus imprécise, « quelques »), au féminin, est un canadianisme d’origine provinciale française (cet emploi est bien documenté dans les provinces de l’ouest de la France, d’où sont originaires les ancêtres des actuels Canadiens francophones ; v. FEW 2, 1158b-1159a, CŌPŬLA 2 a α), mais coïncide parfaitement avec l’anglais a couple of, de même sens (et, en dernière analyse, de même origine française) ; il y a donc eu ici une convergence entre les deux langues. – Machines à boutons semble être une innovation spontanée pour désigner des synthétiseurs. – La forme pis pour puis, avec réduction de la diphtongue, est générale en français canadien, mais elle appartient en fait au français populaire de plusieurs régions (FEW 9, 241b-242a, PŎSTEA cite entre autres Paris et Neuchâtel comme sources de français régional pour le type pis). Cette forme doit être assez ancienne, car on la retrouve dans le créole antillais épi signifiant « avec » ou « puis » (v. Ludwig et al. 2002, 119). – Turntables est un emprunt cru à l’anglais, prononcé à l’anglaise mais sans le -s du pluriel (cf. planes) ; à nouveau, prononciation anglaise mais morphologie française. 7 Sur icitte en français canadien (et en créole haïtien), v. Thibault 2009, 82-83. - 7 - 3.14. « Collect mes air miles / Su mes world travels » À nouveau, nous avons avec collect un verbe emprunté à l’anglais, ici à la 1re personne du singulier de l’indicatif présent. L’absence du pronom personnel sujet (qui aurait pu être je) ne semble pas représentative de l’usage oral courant et est peut-être simplement due au rythme très rapide du rap. Le syntagme nominal air miles se prononce à l’anglaise, et en outre avec son -s final (à moins qu’il ne s’agisse du s- initial du vers suivant) ; cependant, world travels se prononce à l’anglaise, mais sans son -s final de pluriel (comme dans planes et turntables) : cette exception à la tendance lourde observée dans l’ensemble de la chanson pourrait s’expliquer par le fait que air miles ne se dit qu’au pluriel de toute façon. – La forme su pour « sur » a déjà été commentée ci-dessus (3.6.). 3.15. « T’as d’la misère à croire / But tu vas le savoir ? » L’emploi de misère n. f. avec le sens de « peine, difficulté » est un canadianisme, qui est également en usage au Québec ; il est probablement d’origine provinciale française, car on retrouve ce sémantisme (issu d’une atténuation du sens premier) dans de nombreux points de l’espace galloroman (v. FEW 6, II, 169, MISERIA). Quant à but, il s’agit d’une particule discursive, d’un articulateur du discours (cf. so), à valeur adversative (v. Roy 1979). Comme on l’a déjà mentionné, l’usage de particules discursives empruntées à d’autres langues ne semble apparaître qu’en situation de contact très intense entre deux langues. Le reste de la phrase a une syntaxe totalement française. 3.16. « Mequ’ton enfant chante cecitte / Quosse tu vas faire » Aucun élément n’est tiré de l’anglais cette fois-ci. La loc. conj. mais que (écrite ici mequ’) au sens de « quand » est un canadianisme, aussi en usage en français québécois8. À l’origine, cette locution conjonctive servait à introduire des subordonnées à valeur conditionnelle, avec un verbe au futur dans la principale (ex. : Mais qu’il touche à un seul de ses cheveux, et il aura affaire à moi !) ; avec le temps, la valeur conditionnelle s’est estompée et elle a fini par exprimer simplement une valeur de futur. – Nous avons déjà mentionné que cecitte est une forme traditionnelle acadienne du pronom démonstratif ceci (v. 3.8.), alignée sur l’adverbe icitte (v. 3.9. et note 7). – Enfin, quosse est la forme écrite de la fusion du syntagme interrogatif du français (populaire) quoi c’est (que), équivalent du français standard qu’est-ce que. 3.17. « Roll back nos beats / Pas aussi cheap que Wal Mart » Le vers commence avec un verbe anglais à particule (roll back), utilisé ici à l’impératif (à moins qu’il ne s’agisse d’un indicatif avec ellipse du pronom sujet : on roll back ?) et prononcé à l’anglaise. Le mot beat se prononce aussi à l’anglaise, mais sans le -s du pluriel, suivant ainsi la tendance générale que nous avons observée jusqu’ici (à la seule exception de air miles). L’adjectif cheap s’utilise énormément en français canadien, et à vrai dire, on commence à l’entendre aussi en France. Le nom de la grande chaîne de magasins Wal Mart est prononcé à l’anglaise. Pour comprendre ce passage, il faut savoir que Wal Mart a comme slogan « Rolling back our prices ».9 8 V. DFQPrés 1985, 101-102. 9 Merci à Karine Gauvin de nous avoir éclairé sur ce point. - 8 - 3.18. « Si qu’on dit qu’on joue à la balle / Ça veut dire qu’on joue au DART / Dart, target / Fesser le bull’s eye » Deux substantifs d’origine anglaise apparaissent ici (dart et target, prononcés à l’anglaise), tout comme le syntagme nominal bull’s eye, aussi prononcé distinctement à l’anglaise. On pourrait interpréter ce syntagme comme la preuve de l’existence d’un génitif d’origine anglaise en chiac ; toutefois, il faut rejeter cette hypothèse, car le ’s de génitif apparaît ici dans un syntagme figé, et non dans un syntagme libre. – Si qu’on (au lieu de si on) est un emploi très, très populaire (au Québec, il serait considéré comme la marque d’une scolarisation en français à peu près inexistante). Mais cette tournure n’a évidemment rien à voir avec l’anglais. Il ne s’agit pas non plus d’une survivance de si que tel qu’il s’employait en ancien et en moyen français, où on le relève avec les sens de « de sorte que », « ainsi », « jusqu’à ce que » et « comme si » (v. FEW 11, 572b, SĪC I 1 a α). Il semble qu’on ait plutôt affaire à une régularisation du système voulant que toutes les subordonnées commencent par le subordonnant que, fût-il précédé de si pour préserver le sémantisme conditionnel (cf. encore comme que et quand que relevés dans différentes variétés de français populaire, en Europe et en Amérique). Sur la valeur sociolinguistique de si que en Acadie, v. Beaulieu 1996. 3.19. « Fly tout le temps yeinque le soir / Check mes red eyes » Fly est un verbe d’origine anglaise dans ce qui semble être à nouveau une 1re personne du singulier de l’indicatif présent, en dépit de l’absence d’un pronom sujet (je ?) ; cette situation est peut-être due au rythme très rapide du rap. Check, autre verbe d’origine anglaise, d’emploi très fréquent au Canada français, est utilisé ici à l’impératif (pour la deuxième fois déjà dans cette chanson, cf. 3.8.). – La forme yeinque représente rien que, avec chute du r- initial.10 – Red eyes est un syntagme nominal qui respecte l’ordre anglais « adjectif + substantif » ; toutefois, il s’agit d’un syntagme jusqu’à un certain point figé (ou pas aussi libre que, disons, a red book). Le déterminant (le possessif mes), toutefois, est français ; donc, ce n’est pas toute la phrase qui se présente ici en anglais. Nous n’avons rencontré jusqu’à maintenant aucun déterminant issu de l’anglais. En outre, le -s final du pluriel n’est pas prononcé. 3.20. « (Beep beep, radar) / Oh shit / Un autre ticket / Fuck, j’rap trop vite, » Nous avons d’abord deux énoncés à la syntaxe et à la morphologie minimales, ce qui fait qu’il est un peu difficile de commenter les phénomènes grammaticaux. Toutefois, on note la présence de plusieurs mots anglais ; beep beep est une onomatopée prononcée et écrite « en anglais » ; radar existe aussi sous la même forme graphique en français, mais ici la prononciation est anglaise ; quant à ticket, il s’agit du mot anglais qui signifie « amende ». Nous avons déjà commenté l’interjection fuck (3.12.). Le verbe rapper quant à lui vient aussi de l’anglais, mais il se conjugue ici comme n’importe quel autre verbe français du 1er groupe (malgré la graphie). 3.21. « Faut que j’slow down ma flow / Faut que j’sois mellow / Slow down mon tempo » Un verbe à particule apparaît ici, slow down, sans modifications graphiques ni phonétiques. – L’adjectif anglais mellow apparaît pour la première fois, ici en fonction d’attribut. – Le substantif flow est un autre emprunt cru à l’anglais. – Dans le 3e vers, tout est en anglais sauf 10 Cette prononciation doit remonter au moins à l’époque coloniale, car c’est elle qui a donné le créole antillais yenki adv. « seulement, uniquement » (v. Ludwig et al. 2002, 335). - 9 - le possessif mon ; l’usage d’un déterminant anglais en chiac ne semble pas possible dans ce corpus, d’après ce que nous avons vu jusqu’à maintenant. 3.22. « Way plus smooth / Comme pussy willow J’vas faire accroire / Qu’chu vieux pis là J’vas faire le slow / Tous les mercredi Vous pourrez me / Ouaire au bingo » Nous avons déjà commenté way plus ; way est un emprunt cru à l’anglais, mais la morphologie de l’adjectif comparatif est française, c’est-à-dire analytique (plus smooth), alors que celle de l’anglais aurait été synthétique (smoother). La lexie pussy willow désigne le saule blanc, en particulier les « chatons » de cet arbre. Toutefois, un sens obscène se cache peut-être derrière cette appellation (pussy étant un argotisme bien connu qui désigne le sexe de la femme). – Je vas au lieu de Je vais est un héritage du français classique, à l’époque où il y avait encore une hésitation entre ces deux formes, laquelle s’est soldée par la victoire de la variante je vais en français normatif (v. Mougeon / Béniak 1994, 38-40 ; Mougeon / Nadasdi / Rehner 2009). – Chu est le résultat de la fusion entre je et sus, autre forme (non normative, mais très répandue en français canadien) de suis ; il est très fréquent aussi en français québécois. – Ouaire est une forme graphique qui reproduit la prononciation typiquement acadienne de ce verbe, [wɛr], avec vocalisation du [v] initial, qui s’assimile totalement au [w] suivant, et maintien de la diphtongue [wɛ], qui était normale dans le français de l’époque coloniale, avant la Révolution (v. Thibault 2009, 80). La syntaxe de tous ces vers est totalement française. Le mot bingo peut être considéré aussi bien comme français que comme anglais. 3.23. « J’saute su le stage pis j’entends / Timoooooo ! / J’fais accroire / Que j’les entends pas » La forme su a déjà été commentée ci-dessus. Il n’y a qu’un seul mot clairement anglais cette fois-ci, stage, un substantif. – La forme pis pour puis a déjà été commentée ci-dessus (cf. 3.13.). 3.24. « Ça c’est mon alter ego / Chu le plus p’tit su l’stage / But dans ma tête / Le plus gros » Le mot alter ego doit être considéré comme anglais, en raison de sa prononciation (il existe aussi en français, mais il ne se prononce pas dans cette langue comme le prononce le chanteur). Les formes chu (cf. 3.22.) et su (cf. 3.6.) ont déjà été commentées ci-dessus. La particule discursive adversative but, de l’anglais, apparaît pour la seconde fois (cf. 3.15.). La syntaxe est française, tout comme la grande majorité des mots. 3.25. « Si que la planète terre flood / J’flotte away sur mon egoooo ! » Pour si que, v. ci-dessus (cf. 3.18.). – Autre exemple de verbe emprunté à l’anglais : flood. La morphologie est toutefois celle du français, car si l’on avait respecté la grammaire de l’anglais, nous aurions eu floods à la 3e personne du singulier. On observe un parallèle entre cette situation et la non-prononciation du -s de pluriel des substantifs. – J’flotte away est très intéressant : il s’agit d’un verbe à particule, mais dont l’élément nucléaire est français et non anglais, contrairement aux cas de verbes à particule que nous avons vus jusqu’à maintenant (mais il faut dire que le français flotte ressemble beaucoup à l’anglais float, les deux formes - 10 -
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