UNIVERSITÉ PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS U.F.R. Langages Informatique Technologie École doctorale : Cognition, Langage, Interaction N° attribué par la bibliothèque |__|__|__|__|__|__|__|__|__|__| THÈSE DE DOCTORAT en vue d’obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8 Discipline : Sciences de l’Information et de la Communication présentée et soutenue publiquement le 25 novembre 2008 par Étienne Armand AMATO Titre : Le jeu vidéo comme dispositif d’instanciation Du phénomène ludique aux avatars en réseau JURY Jean-Louis Weissberg, Maître de Conférences HDR, Université Paris 13 (Directeur) Sophie Pène, Professeur des Universités, Université Paris 5 (Rapporteur) Philippe Dumas, Professeur des Universités, Université du Sud, Toulon Var (Rapporteur) Daniel Raichvarg, Professeur des Universités, Université de Bourgogne Étienne Perény, Maître de Conférences, Université Paris 8 « Mais si faire l’expérience de l’interactivité, c’est passer de l’autre côté du miroir, pourquoi ne s’intéresser qu’à ce qui se produit “derrière le miroir”, à l’intérieur de la représentation, et non pas à l’expérience même de ce franchissement ? » Isabelle Rieusset-Lemarié, La Société des clones à l’heure de la reproductibilité multimédia, p. 203 Ce travail est dédié à tous ceux – amis, parents, compagnes et compagnons de vie, camarades d’étude, collègues – qui ont encouragé cette recherche, comme aux institutions et collectifs qui m’ont accueilli avec bienveillance et fait confiance. Vivants ou disparus, proches ou lointains, réels ou virtuels, que chacun en soit chaleureusement remercié, au nom de l’amitié et de l’esprit fraternel sans lesquels toute quête intellectuelle risquerait d’être vaine. 2 Résumé long de la thèse Est-il légitime de considérer le jeu vidéo en général et en tant que tel comme formant un média à part entuère, malgré la variété des supports, genres et usages qui le portent ? Existe-t-il une spécificité transversale de ce qui s’apparente bien à un dispositif médiatique singulier ? Si oui, comment identifier et caractériser cette singularité ? Le travail doctoral restitué dans cette thèse a consisté à s’emparer de cette problématique pour tenter de la résoudre. Alors que l’attention des chercheurs des Sciences Humaines et Sociales, et en particulier ceux des Sciences de l’Information et de la Communication, s’éveille aux jeux vidéo et aux nombreuses thématiques qu’ils soulèvent, la première partie aborde sous un angle communicationnel un phénomène longtemps négligé dans notre champ et qui méritait un réexamen : le jeu. Les jeux semblent pouvoir eux-mêmes prétendre au statut de médium, dont l’originalité tient en ce qu’ils s’offrent comme des dispositifs virtuels, qu’il faut activement mettre en oeuvre pour en saisir le sens. Puis, en vue de comprendre l’émergence du jeu vidéo, nous avons examiné le devenir cybernétique du jeu en jeu vidéo à travers les deux branches, électronique et informatique, qui ont permis en parallèle sa mise au point. Cette investigation éclaire sous un jour nouveau le rapport à l’image interactive ainsi que la nature cybermédiatique du jeu vidéo. Elle montre que l’interactivité iconique a émergé sur un même terreau scientifique et technique, terreau défriché et fécondé par un jeu expérimental qui satisfaisait en même temps des impératifs de promotion publique de l’innovation technologique. Pour aborder la diffusion et la formalisation des différents dispositifs matériels exécutant des jeux vidéo, l’étude porte ensuite sur les appareils ludiques préexistant aux bornes d’arcade, telles que les machines à jouer publiques. Comment grâce à elles un nouveau rapport aux machines s’est-il institué, au cœur duquel s’est forgé un « geste interfacé » à la machine, qui ne soit plus seulement productif, mais récréatif ? De là, les caractéristiques des principaux supports vidéoludiques pourront être spécifiées. Puis, le fonctionnement de l’image vidéoludique et des univers de jeu est discuté. Nous avons choisi d’engager l’étude du mode de fréquentation du jeu vidéo à travers les métaphores d’usage que sont la téléprésence, l’immersion et l’incarnation, qu’illustrent respectivement la télérobotique, la Réalité Virtuelle et l’Avatar vidéoludique. Il en résulte une proposition de modélisation systémique autour des notions de corporalité et de corporéité, chacune s’efforçant de tenir compte tant du vécu humain que du conditionnement technologique. Enfin, la notion d’instanciation, à la fois synonyme d’actualisation et de simulation, réévaluera les différents vecteurs de présence préalablement dégagés. Il s’agit alors de rassembler les bénéfices des métaphores auparavant étudiées, tout en tenant compte des ressorts de l’illusion vidéoludique, par lesquels les vidéojoueurs se propulsent - entre télémanipulation, transport et téléportation - dans des mondes à part entière et de plus en plus partagés. 3 Laboratoire Paragraphe, Equipe d’accueil 346, Université Paris 8, 2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex 02 Tél : 01 49 40 67 58 Courriel : [email protected] Le jeu vidéo comme dispositif d’instanciation. Du phénomène ludique aux avatars en réseau Est-il légitime de parler du jeu vidéo en général, malgré la variété des supports, genres et usages ? Existe-t-il des spécificités transversales permettant d'y voir un dispositif médiatique singulier ? Si oui, comment les identifier et les caractériser ? Pour répondre à ces questions, le jeu est analysé sous un angle communicationnel. De là est posée l'idée que le jeu constitue l'un des premiers médiums et dispositifs virtuels, qu'il s’agit de mettre en œuvre pour en comprendre la signification. L’étude de l'émergence du jeu vidéo dans les laboratoires, en amont de sa commercialisation, permet d'en dégager les principes fondamentaux. L'approche généalogique retenue distingue une lignée informatique et électronique et identifie le jeu vidéo à un cybermédium ayant les mêmes racines. Quant à la généralisation des usages publics et privés des jeux vidéo, elle est abordée à partir de l'histoire des appareils de jeu populaires, de la diffusion des bornes d'arcade, afin de caractériser la communication s'instituant avec les machines à jouer. Enfin, le fonctionnement de l'image et des univers vidéoludiques est discuté. Le mode de fréquentation du jeu vidéo est abordé à travers les métaphores d'usage que sont la téléprésence, l'immersion et l'incarnation, qu'illustrent respectivement la télérobotique, la Réalité Virtuelle et l'Avatar. Il en résulte une proposition de modélisation systémique intégrant le corps et l'activité subjective. Elle tente de tenir compte du vécu humain et du conditionnement technologique, grâce à la notion d'instanciation, à la fois synonyme d'actualisation et de simulation. MOTS-CLEFS : JEUX VIDÉO – JEU – AUDIOVISUEL NUMÉRIQUE – SIMULATION – RÉALITÉ VIRTUELLE Video Games as Devices of Instantiation. From the game phenomenon to networked avatars Is it adequate to refer to video games in general, despite the variety of devices, genres and uses? Are there any transversal qualities that would allow us to define them as constituting a specific medium? And if so, how to identify and characterize these qualities? To answer these questions, our approach is to analyze games from a communicational perspective. From there, we conclude that games constitute, in fact, one of the first virtual mediums or devices that has to be engaged (played) successfully in order to uncover its meaning and internal logic. Furthermore, the historic emergence of video games in laboratories, before they become commercial objects, allows us to define a set of fundamental principles. The chosen genealogical approach distinguishes between two strands – one properly concerned with computers, the other with electronics – that are both anchored in the same problem space. The generalization of public and private uses of video games is tackled via the history of popular game apparatuses and the diffusion of arcade games in order to specify the particular type of communication instituted by gaming machines. Finally, the specific functions of the image and the game universe are discussed. Modes of encountering games are characterized through a series of metaphors concerning practices of use, in particular the notions of telepresence, immersion, and incarnation, which refer to, respectively, telerobotics, virtual reality, and the avatar. From there, we present a systematic model that integrates the body as well as subjective activity. By means of the notion of “instantiation”, which brings together the concepts of actualization and simulation, this model tries to account for both human experience and technological conditioning. KEYWORDS : VIDEO GAMES – GAME – DIGITAL BROADCASTING – SIMULATION – VIRTUAL REALITY 4 LISTE DES FIGURES Figure 1 Problématique et parcours d’investigation................................................................26 Figure 2 De la sphère ludique au « cône » ludique finalisé.....................................................59 Figure 3 Les principes du Mastermind....................................................................................69 Figure 4 Une partie de morpion...............................................................................................87 Figure 5 Spacewar! : Image et contrôleur.............................................................................111 Figure 6 La Brown Box et ses périphériques, l’un de ses jeux télévisuels : Tennis...............128 Figure 7 Le premier jeu électronique.....................................................................................136 Figure 8 Comparaison entre l’habillage imaginaire de deux jeux vidéo de tennis................143 Figure 9 Comparaison entre les interfaces de SAGE et Spacewar!......................................152 Figure 10 Visions de jeux vidéo modernes et détails de leur mini-carte...............................156 Figure 11 L’écran comme surface d’effectuation et ses boucles de contrôle........................157 Figure 12 Les réflexivités et imputations intentionnelles autour de l’image.........................159 Figure 13 Les deux machines de visions payantes rencontrent le succès..............................174 Figure 14 L’hybridation des gestes interfacés aux machines récréatives..............................186 Figure 15 Illustrations de bornes d’arcade des origines à nos jours......................................189 Figure 16 Le circuit de communication de la console de salon.............................................205 Figure 17 Les machines à jouer portatives............................................................................209 Figure 18 Space Invader, Frog !, La linea : de la profondeur supposée de l’image.............248 Figure 19 La posture vidéoludique à la jonction entre trois postures....................................252 Figure 20 L’interface du jeu vidéo tactique Myth..................................................................263 Figure 21 L’image analogique et digitale, une simili-réalité augmentée...............................264 Figure 22 Les interfaces vidéoludiques immersives coupant du monde...............................269 Figure 23 Les exosquelettes réels et digitaux........................................................................315 Figure 24 Les interfaces du soldat et du stratège du jeu vidéo Savage.................................321 Figure 25 Savage : points de vue du soldat et du stratège pour une même action................323 Figure 26 L’image partagée de Baldur’s Gate (version PS2)...............................................325 Figure 27 Tableau récapitulatif des instances et formules corporelles..................................340 Figure 28 Schéma du modèle de l’instanciation vidéoludique« 3+1 » .................................349 Figure 29 Le joueur, un chaînon manquant ?........................................................................357 5 SOMMAIRE GÉNÉRAL Résumé long de la thèse.........................................................................................................3 LISTE DES FIGURES...........................................................................................................5 SOMMAIRE GÉNÉRAL.......................................................................................................6 INTRODUCTION..................................................................................................................7 Partie 1 La communication ludique.........................................................................................32 CHAPITRE 1 : Le phénomène ludique................................................................................33 CHAPITRE 2 : Les traits communicationnels fondamentaux du jeu..................................49 CHAPITRE 3 : Le double statut communicationnel du jeu.................................................68 Partie 2 Généalogie des émergences vidéoludiques.................................................................83 CHAPITRE 4 : La branche informatique du jeu vidéo........................................................84 CHAPITRE 5 : L’origine électronique du jeu vidéo..........................................................124 CHAPITRE 6 : Les sources cybernétiques du jeu vidéo...................................................145 Partie 3 Le devenir machinique du jeu...................................................................................164 CHAPITRE 7 : Les filiations du geste interfacé................................................................166 CHAPITRE 8 : La sphère publique investie par les bornes...............................................187 CHAPITRE 9 : Diffusion et infiltration du jeu vidéo........................................................204 Partie 4 : Du mode de fréquentation du jeu vidéo..................................................................224 CHAPITRE 10 : Mondes d’images digitales et téléprésence............................................225 CHAPITRE 11 : La métaphore de l’immersion.................................................................267 CHAPITRE 12 : Le réseau et l’avatar : intersubjectivités.................................................303 CONCLUSION..................................................................................................................354 BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................................365 TABLE DES MATIÈRES.................................................................................................385 6 Introduction INTRODUCTION 1) Approches communicationnelles et disciplinaires En 1958, apparaît sans crier gare le premier système technique instaurant une relation ludique similaire à celle qu’offre un actuel jeu vidéo sur console. A travers ce dispositif techno-pragmatique, le public confidentiel venu visiter un centre nucléaire1 de recherches civiles aux États-Unis découvre alors un rapport inédit avec la machine et avec l’image, qui sera appelé à se généraliser dans les décennies suivantes. De ce point de vue, le jeu vidéo fête en cette année 2008 son demi-siècle d’existence. En 1971, la commercialisation d’abord artisanale puis industrielle, du jeu vidéo débute, alors que par ailleurs est mis au point le premier microprocesseur2. Incidemment, il se trouve que l’auteur de ces lignes prend place parmi les vivants cette même année. Trente-sept ans plus tard, le microprocesseur s’intègre banalement dans de nombreux objets communicants utilisés au quotidien, exécutant entre autres, mais de façon quasi-systématique, des jeux vidéo. En 1978, l’interdiscipline des Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) organise son premier congrès en France. En 2008, le XVIe congrès scientifique de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication (SFSIC) salue le 30e anniversaire d’un champ académique qui s’est constitué entre-temps comme discipline à part entière. Plusieurs interventions portent sur le jeu vidéo et sur les pratiques ludiques en ligne. À la table ronde rassemblant les enseignants-chercheurs autour des « recompositions professionnelles, organisationnelles et sociétales », un jeune maître de conférence, Sébastien Genvo, l’un des rares spécialistes français du jeu vidéo investi par les SIC avec Vincent Mabillot, est invité à prendre la parole sur les nouveaux rapports aux nouvelles technologiques induits par la pratique massive et généralisée des systèmes vidéoludiques. La veille, y était chaleureusement accueillie une communication co-écrite par l’auteur de cette thèse et par Étienne Perény, Maître de Conférences au département Hypermédia de l’Université Paris 8. Fruit d’une collaboration soutenue, elle offrait un regard intergénérationnel rétrospectif et documenté sur l’évolution du champ disciplinaire SIC français, en prenant les jeux vidéo comme analyseurs3. 1 Il s’agit du Brookhaven National Laboratory d’Upton, New York 2 Le premier microprocesseur est l’Intel 4004, lancé le 15 novembre 1971 3 AMATO Étienne Armand, PERÉNY Étienne, Comment le premier cybermédium a pu un temps échapper aux 7 Introduction Il nous paraît utile de restituer ces dernières analyses afin d’expliciter tant la place du jeu vidéo dans notre discipline que le mouvement intellectuel auquel se rattache notre recherche. En voici la teneur. « Depuis trente ans, les Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) françaises s’efforcent de comprendre, voire d’anticiper, les profonds changements que vit notre civilisation post-industrielle, notamment sous l’influence des « nouvelles » technologies. Parmi leurs nombreux objets de recherche privilégiés, figurent en bonne place les Machines à Communiquer que sont devenus les ordinateurs. Or, une innovation d’apparence anodine, le jeu vidéo, devint l’un des principaux vecteurs de cette révolution technoculturelle qui a, sous nos yeux, bouleversé notre rapport aux images et aux écrans, pour le placer sous le régime de l’interactivité et de la simulation. En pleine ère électronique triomphante des années 70, sphères publiques et privées sont pénétrées par ces contenus d’un genre jusqu’alors inconnu. Tandis que les bornes d’arcade s’imposent en nouvelles reines des bars et salles de loisir, les consoles électroniques détournent pour la première fois le sacro-saint téléviseur familial de son usage habituel, pour en faire un véritable « terminal-écran multifonction. Malgré cette émergence concomitante, les SIC ont très irrégulièrement étudié la puissante pénétration des jeux vidéo dans la banalité des interstices récréatifs du quotidien. Ainsi le dépouillement d’une revue emblématique des SIC, Réseaux, montre une éclipse d’une décennie entre 1983 et 1994, d’autant plus étonnante que le « dossier du séminaire du jeu » de son premier numéro posait parfaitement les problématiques de fond et dressait une prospective frappante de justesse4. Pour qu’il en soit de nouveau question, il faudra patienter jusqu’au n° 65 où un point sur le marché français du jeu vidéo5 laisse présager le conséquent dossier du n° 67 dédié aux jeux vidéo. Patrice Flichy l’ouvrait avec une pointe d’ironie en soulignant combien « il est toujours surprenant de constater qu’un média radicalement nouveau ait pu apparaître sans crier gare, sans convoquer à son baptême quelques médiologues » [Flichy 94 : 5]. Faisant office de véritable coup d’envoi, qu’est-il advenu d’un tel programme de rattrapage, et comment les SIC ont-elles répondu à ce défi ? Il semble qu’il ait fallu passer le cap de l’an 2000 pour voir les retombées de cette ouverture6. En 2001, la revue Médiamorphose n° 3, sous l’impulsion de Geneviève Jacquinot-Delaunay, relance le chantier, bientôt suivie de quelques initiatives qui favorisent enfin la progressive mise en place d’un champ autonome. Fin 2002 ont lieu les journées d’étude « Internet, jeu et socialisation » du GET7 aux actes peu après publiés [Auray, Craipeau 03]. Quelques articles ponctuels apparaissent dans les colloques hypermédia [HT2PM’03]8 ou SIC [14e congrès de SIC : De la dynamique structurelle du jeu vidéo au Réseau, XVIe Congrès de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication, Université Technologique de Compiègne, 2008. 4 Notamment [Querzola, Verebelyi 83] 5 [Chevaldonné 94] 6 Même le nº 100 récapitulatif de la revue Réseaux « Communiquer à l’ère des réseaux », Hermès, 2000, passera sous silence tant le jeu vidéo que la question de l’image interactive. 7 Interventions disponibles sur : http://www.institut-telecom.fr/archive/156/colljeu.html 8 Le jeu vidéo n’est pas encore abordé frontalement, mais il sert de toile de fond à des réflexions centrées sur l’interactivité, le récit et la posture de l’interacteur. [Balpe et al.03] 8 Introduction la SFSIC de 2005] jusqu’à y bénéficier d’un axe spécifique [H2PTM’ 05 et 07]9. La dynamique de production semble lancée, avec des ouvrages traitant du sujet dans la sphère francophone, parus annuellement au sein de prestigieuses collections scientifiques [Genvo 05 ; Szilas, Réty 06 ; Lafrance 06]. Sur le plan universitaire, trois thèses SIC sont parues à ce jour [Mabillot 00 ; Genvo 06, Bonfils 07], qui témoignent des délais académiques incompressibles pour aboutir de telles sommes. En parallèle, de 1999 à 2004, le séminaire SIC « L’action sur l’image : pour l’élaboration d’un vocabulaire critique10 » s’emploie à analyser œuvres et dispositifs numériques. Les jeux vidéo y occupent une place importante, en raison de problématiques centrées sur l’image actée, l’interactivité et la narrativité [Barboza, Weissberg, 06]. Face à la rareté de contextes aussi tolérants et stimulants, de jeunes chercheurs de tous horizons fondent en 2002 l’Observatoire des Mo ndes Numériques en S ciences Humaines 11, qui fédère depuis des recherches vidéoludiques multidisciplinaires et les vulgarise auprès d’un public de parents, de professionnels, d’institutionnels de plus en plus en demande. Aujourd’hui le jeu vidéo semble devenu un objet d’étude de plein droit, dans un contexte socioculturel et scientifique enfin décomplexé, voire favorable. Cependant la recherche française aura accumulé ainsi une à deux décennies de retard sur la production scientifique internationale, et principalement anglo- saxonne, dont elle est grandement tributaire. » [Amato, Perény 08] Or, de notre point de vue et d’après nos travaux, la dimension communicationnelle dépasse les pronostics des scientifiques visionnaires pour rejoindre ce qu’annonçaient certaines œuvres de science-fiction, littéraires ou cinématographiques. Car songeons-y rétrospectivement, il y a déjà vingt-cinq ans, le film Tron (Lisberger, 1982) mettait en scène l’absorption par la machine d’un passionné de jeu vidéo d’arcade. Téléporté parmi les « robots » logiciels, réduit à la taille des circuits électroniques, le héros de Tron était aux prises avec une intelligence artificielle plus perfide et manichéenne que l’ordinateur humanisé et fou de 2001 l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968). La métaphore d’une angoissante téléportation, vécue par des joueurs qui, vus de l’extérieur, paraissent hypnotisés par la représentation où ils se sont mis à exister, avait de quoi interroger. L’année suivante, l’adrénaline du public grimpe avec Wargames (Badham, 1983), dont le suspens est centré sur le détournement accidentel du système de défense nucléaire américain par un jeune joueur agissant à travers les réseaux. Est mise au cœur des fantasmes collectifs la thématique du réseau autant que celle des applications sérieuses du jeu vidéo et du transfert de compétences, transfert en l’occurrence inattendu et incontrôlable. Entre-temps la thématique du jeu vidéo continue de nourrir quelques scénarios plus ou moins inspirés. 1999 enfin vérifie que le 9 Respectivement [Saleh, Clément 05] et [Saleh et al. 07] 10 Textes de séance et comptes rendus de recherche disponibles sur : http://hypermedia.univ- paris8.fr/seminaires/semaction 11 http://www.omnsh.org 9 Introduction cinéma est en phase avec son époque, autant qu’à l’époque charnière de 1982. D’un côté le génie créatif d’un Cronenberg, dans son eXistenZ (1999), renouvelle la vision des machines hypersophistiquées en montrant combien elles tiendraient aussi de l’organique et du biologique. L’hallucination produite par les molècules de synthèse psychédéliques a laissé place à des rêves éveillés et consensuels en réseau local. Pour en sortir, il faut crier « pause », avec pour conséquence de soudain débarquer dans un nouveau niveau de réalité dont il est difficile d’établir s’il est réel ou simulé [Meaglia 01]. Le réalisateur Cronenberg, dans Vidéodrome (1984), avait déjà parfaitement diagnostiqué les effets psychopathologiques de la diffusion des émissions de téléréalité. Il y mettait en image une fusion de l’homme avec un écran cathodique de télévision, lequel était déjà à l’époque contaminé par le magnétoscope, cet appareil affirmant le contrôle sur l’image et causant en retour une attraction irrésistible. Pendant que Cronenberg poursuivait de la sorte une véritable enquête médiologique avec les moyens d’investigation propres au cinéma, la trilogie Matrix propulsait la même année sur le devant de la scène des questions techno-existentielles si centrales qu’elles firent l’objet en France d’un livre collectif interrogeant cette « machine philosophique », livre patronné par une des grandes figures intellectuelles contemporaines qu’on n’aurait pas attendue là [Badiou et al. 03]. Les passerelles et tensions entre univers réels et simulés, entre plans de virtualité concrets et de réalité abstraits, se dévoilent dans ces fictions cinématographiques, dont les dérivés vidéoludiques ne tardent pas à convoquer un public désireux d’être toujours plus actif et immergé. A ce jour, les univers de jeux vidéo, au départ simples micro-mondes aisément identifiables, ont fini par s’étendre en de si vastes territoires numériques que de nouveaux véhicules (voitures, vaisseaux, etc.), à la fois simulés, imaginaires et efficaces, doivent être empruntés pour parvenir à les traverser. Cette expansion des territoires virtuels aurait justifié à elle seule une recherche sur leurs fondations. Ici la métaphore de la conquête territoriale, de la colonisation [Benedikt 92] laisse à penser que l’humain, ayant achevé de s’approprier sa petite planète, a fini par s’inventer ses propres terra incognita pour continuer à explorer des zones exotiques et mystérieuses en vue encore une fois de les dominer et régenter. 2) Problématique de recherche : des configurations et logiciels à foison De la sorte, au sujet du jeu vidéo, les thématiques de recherche ne manquent pas. S’en emparer sans plus de préalables est une tentation relevant trop souvent de la passion ou de l’angoisse, toutes deux justifiées par d’importants enjeux sociétaux, communicationnels, 10
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