Sur Patrick Modiano et les villes (lettre à un ami portugais) Franc Schuerewegen Univ. Antwerpen Résumé: À partir de la poétique de Patrick Modiano, l’auteur passe en revue le rapport très particulier du lauréat français à la ville de Paris et à une certaine image mémorielle de la Flandre. Mots-clés: Patrick Modiano, Paris, ville, géopoétique Resumo: A partir da poética de Patrick Modiano, o autor passa em revista a relação muito peculiar do laureado francês com a cidade de Paris, bem como com uma certa imagem memorial da Flandres. Palavras-chave: Patrick Modiano, Paris, cidade, geopoética Je lis ceci, cher J***, chez Patrick Modiano, écrivain que j’aime. Nous sommes à Paris, ville que j’aime, ville que nous aimons, toi et moi, ville de Modiano, bien sûr. L’histoire se passe sur les quais, tu verras que plusieurs langues sont en cause: 19, du quai d’Austerlitz. Un immeuble de trois étages, avec une porte cochère ouverte sur un couloir aux murs jaunes. Un café dont l’enseigne est A la Marine. Derrière la porte vitrée, un panneau est accroché où on lit: “MEN SPREEKT VLAAMSCH”, en caractères rouge vif. Une dizaine de personnes se pressaient au comptoir. Je me suis assis à l’une des tables vides. Une grande photographie d’un port sur le mur du fond: ANVERS, comme il était écrit au bas de la photo.1 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 5 Tu as vécu en Belgique, cher J***, tu sais ce que veut dire “Men spreekt Vlaamsch”. Modiano, il est vrai, utilise l’orthographe à l’ancienne, avec un “sch” à la fin. Dans la langue d’aujourd’hui, il faudrait écrire “Vlaams”, avec un seul “s”. Mais si l’orthographe a changé, le sens est demeuré le même. Au café du 19, quai d’Austerlitz, café qui n’existe plus, qui n’a peut-être jamais existé – ce que nous lisons est une fiction, un roman, j’oublie de le signaler –, on parle flamand. Le narrateur de Rue des boutiques obscures ouvre une “porte cochère” en plein cœur de Paris, et que découvre-t-il derrière cette porte? Très exactement, un débit à boissons où on parle une langue étrangère et, aussi, où la photo d’une autre ville, Anvers, est bien mise en évidence, accrochée au mur du fond. Tout cela est un peu troublant, dépaysant, non? Nous étions à Paris, en France, et dans la langue française. Soudainement, à cause de cette sorte de trappe qui s’ouvre sous nos pieds, trappe que Modiano appelle une “porte cochère”, nous sommes ailleurs, en Belgique, à Anvers, dans une autre ville, dans un autre univers, dans une autre langue. Un peu plus loin, dans le même chapitre, on trouve un passage similaire. Nous sommes toujours au débit de boissons du 19, quai d’Austerlitz. Le narrateur s’entretient avec le barman – je suppose qu’on peut l’appeler ainsi – de l’établissement. On nous informe aussi sur la clientèle et sur l’idiome dans lequel elle s’exprime: Il se leva pesamment et marcha vers le comptoir. De nouveau il écarta du bras tous ceux qui se trouvaient sur son passage. La plupart des clients avaient des casquettes de mariniers et parlaient une drôle de langue, le flamand sans doute. J’ai pensé que c’était des péniches amarrées en bas, quai d’Austerlitz, et qui devaient venir de Belgique. (p. 421) Le dépaysement, la délocalisation sont toujours au rendez-vous. Chez le romancier de Paris qu’est Modiano, et dans ce passage de Rue des boutiques obscures – titre qui fait aussi allusion à une rue romaine, soit dit en passant –, Paris est donc quelque chose comme un portail, comme un point de départ si tu veux, où commence un voyage vers l’ailleurs. L’ailleurs, ici, c’est, entre autres, la ville d’Anvers, avec son port, ses marins, sa langue. Une porte s’ouvre, on était ici, soudainement on est là-bas. Je sais que la comparaison peut étonner, cher J***, et je la propose donc à mes risques et périls. J’ai l’impression, alors que je sais bien que je suis chez Modiano, qui n’est pas un auteur de science-fiction, d’assister à un épisode de Star Trek. Le capitaine 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 6 Kirk – tu as regardé la série, enfant, comme moi – se fait “téléporter” de son vaisseau spatial vers telle ou telle planète où il a affaire, puis, une fois la mission accomplie, il prononce là où il est les mots suivants: Beam me up Scotty! Et il revient dans son flagship. Scotty, tu te le rappelles, est le nom amical donné au docteur Spock, aux oreilles pointues et décollées, et qui, dans la série, veille à ces opérations de migration miraculeuse et instantanée. Grâce aux bons soins de Scotty, le capitaine Kirk parvient à se déplacer dans le temps et dans l’espace si l’on peut dire en un tournemain. Je retrouve, avec ta permission, le même genre de miracle chez Modiano pour ce qui concerne les villes, non les planètes, mais les villes sont aussi des sortes de planètes, tu seras d’accord avec moi. Pour compléter l’analogie: si le capitaine Kirk a son vaisseau spatial, on vient de voir que chez Modiano, tout près du café où on parle flamand, car on est sur les quais, sont amarrées des péniches. Ce sont d’autres véhicules pour notre voyage vers l’ailleurs. On pourrait donc résumer la scène que je viens de rappeler par un simple et sans doute irrespectueux: Beam me up, Patrick! *** Ceci se lit dans Quartier perdu, de 1984. Le protagoniste du livre est un écrivain français qui vit en Angleterre, et qui est de retour dans sa ville natale, Paris, pour une série de rendez-vous. Je note d’abord que Modiano explique que son personnage n’a plus la nationalité française qu’il a donc troquée contre l’anglaise. La France est devenue pour l’écrivain fictionnel un pays étranger: C’est étrange d’entendre parler français. À ma descente de l’avion, j’ai senti un léger pincement au cœur. Dans la file d’attente, devant les bureaux de la douane, je contemplais le passeport, qui est désormais le mien, vert pâle, orné de deux lions d’or, les emblèmes de mon pays d’adoption. Et j’ai pensé à celui, cartonné de bleu marine, que l’on m'avait délivré jadis, quand j’avais quatorze ans, au nom de la République française.2 La suite est plus intéressante encore pour notre sujet. Le protagoniste du roman passe la nuit à l’hôtel, et il a choisi une chambre dans le Paris “touristique”. Logiquement, puisqu’on est dans un endroit où viennent les touristes, des badauds défilent sous ses fenêtres: 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 7 Sous les arcades de la rue de Castiglione, je croisais des touristes, américains ou japonais. Plusieurs cars stationnaient devant les grilles du jardin des Tuileries, et sur le marchepied de l’un d’eux, un homme blond en costume de steward accueillait les passagers, micro à la main. Il parlait vite et fort, dans une langue gutturale et s’interrompait, d’un éclat de rire qui ressemblait à un hennissement. Il a fermé lui-même la portière et s’est assis à côté du chauffeur. Le car a filé en direction de la place de la Concorde, un car bleu clair au flanc duquel était écrit en lettres rouges: DE GROTE REISEN [sic] ANTWERPEN. J’ai mis un sic car Modiano écrit “reisen” avec un “s” alors que, tu sais aussi cela, cher J***, à cause de ta belgitude bien installée, le pluriel s’écrit avec un “z”: “reizen”, donc. Il y a là une petite erreur d’orthographe, rien de grave. Je fais, moi, des erreurs du même genre quand j’ai à orthographier, par exemple, des noms en portugais. Mais passons sur ces bricoles et venons-en à l’essentiel. “GROTE REIZEN”, donc, veut dire “grands voyages” et le texte indique aussi d’où est parti le “grand voyage” de nos touristes ayant voyagé en car: “ANTWERPEN”. Le toponyme est inscrit, dans la langue d’origine, sur les flancs du véhicule. Le trajet Anvers-Paris a été parcouru, on peut donc, maintenant, faire le même trajet en sens inverse: de Paris à Anvers. Tu m’attends au tournant. Je soutiens, moi, qu’on est devant le même type de scénario que dans Rue des boutiques obscures. Le scénario est seulement ici un peu plus complexe, ou contient un peu plus de paramètres. Deux langues étrangères sont en cause: l’anglais, langue d’adoption du narrateur, et le néerlandais, celui qu’on parle à Anvers et qui est donc la “langue gutturale” en laquelle s’expriment les touristes arrivés en car. Mais ces deux langues étrangères n’en font peut-être qu’une seule; plus exactement: elles pourraient bien être chez Modiano deux figurations d’un même autre, donc d’un même ailleurs. Et nous voyons aussi très bien que ce que j’ai proposé d’appeler l’effet Star Trek est également présent. Le narrateur est arrivé en avion, là où il se trouve, un autocar l’attend. Il pourra donc poursuivre son voyage: le car qui est là est une autre invitation au voyage, cette fois par voie terrestre et non pas par voie fluviale. Morale provisoire de la fable: une ville peut en cacher une autre. Chez Modiano, à deux reprises déjà, dans la petite enquête qui est la nôtre ici, nous constatons que Paris est la ville qui “cache”, entre autres choses, Anvers. Je ne fais pas de mauvais jeu de mots mais la tentation est là, je le confesse: chez Modiano, dans 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 8 les passages qu’on vient de lire, Anvers est quelque chose comme l’envers de Paris. C’est drôle non? C’est dépaysant. C’est troublant. Je lis Modiano. Je ne sais plus où je suis. *** Je donne un troisième exemple. Dans Les Boulevards de ceinture (1972), le narrateur de Modiano se souvient des excursions, qu’enfant, il faisait avec son père dans et autour de Paris. Le moyen de transport est ici encore l’automobile. Le texte du roman dit très exactement ceci: Mais d’autres étapes sollicitaient nos errances (ou nos fuites?). Boulevard Murat, un restaurant de nuit, perdu parmi les blocks d’immeubles. La salle était toujours déserte, et sur l’un des murs se trouvait accrochée, pour des raisons mystérieuses, une photo de Daniel-Rops. Entre Maillot et Champerret, un bar simili-“américain” centre de ralliement de toute une bande de bookmakers. Et quand nous nous risquions à l’extrême nord de Paris – région de docks et d’abattoirs – nous faisions halte au Bœuf Blue, place de Joinville, en bordure du canal de l’Ourcq. Mon père aimait particulièrement cet endroit parce qu’il lui rappelait le quartier Saint-André, à Anvers, où il avait séjourné, jadis.3 On voit bien ici encore que circuler dans et autour de Paris est aussi chez Modiano un moyen pour quitter Paris, pour aller ailleurs. Les “errances du père avec son fils sont aussi, en effet, des “fuites”. L’Amérique, ou plutôt le bar “simili-américain” entre Maillot et Champerret est alors un point de fuite possible mais il y a plus intéressant. Quand on va vers le nord, écrit Modiano, dans une région de “docks” qui font surgir, par métonymie, d’autres docks, dans un autre port – devine lequel, mon excellent J*** –, on va aussi vers un endroit qu’aimait particulièrement le père et où il a séjourné. Cet endroit est le quartier Saint-André, dans le vieux port d’Anvers. Le capitaine Kirk et son ami Scotty sont toujours là, nous le voyons bien. Le père propose à son fils une balade parisienne. La balade finit au quartier Saint-André, à Anvers. C’est que les bords du canal de l’Ourcq sont aussi un peu un lieu “anversois”, et, par conséquent, que les docks et bassins de la ville flamande ont aux yeux du romancier, et de son personnage, une allure et une dégaine toute “parisiennes”. Sait-on jamais où on est exactement quand on voyage? La réponse, ici, est, pour ce qui me concerne toujours, négative. 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 9 *** On n’entrera pas ici dans les détails de la biographie. Pourquoi Anvers? A cause du père, Albert Modiano (1912-1977), personnage un peu louche et dont la vie reste bien mystérieuse? Il reste ici des recherches à entreprendre, par les biographes, justement. Ce qui est sûr, et qui importe aussi directement pour nos recherches à nous, c’est qu’Anvers est la ville de la mère de l’écrivain, Louise Colpeyn (1918-2015), actrice flamande, née là-bas, et qui, après la seconde guerre mondiale, a commencé une carrière en France. La mère, dans sa vie professionnelle, est donc passée du flamand, après – soit dit en passant –, un petit détour par Berlin et la langue allemande, au français. Tu sais sans doute, cher J***, que Modiano raconte ce rapport de la mère à la Flandre et aux origines flamandes notamment dans Un Pedigree de 2009.4 Mais je ne fais pas de biographie, moi, je m’intéresse ici au rapport à la ville, et à l’amour que l’on peut ressentir pour une ville. Relis donc avec moi, cher J***, deux passages de Livret de famille (1977) où on nous offre encore une fois des aller-retour entre la Belgique et la France, entre Anvers et Paris. Au chapitre IV, Modiano raconte le bombardement d’Anvers par la Wehrmacht en mai 1940. C’est donc le début de l’invasion de la Belgique. La mère habite dans une maison donnant sur les quais. Tiens, des quais… Est-ce que cela ne rappelle pas quelque chose?... Je donne le texte du roman, à propos de la mère donc: Elle habitait au premier étage d’une petite maison proche du quai Van-Dyck. L’une de ses fenêtres s’ouvrait sur l’Escaut et sur la terrasse du promenoir qui le borde, avec le grand café, au bout. Empire Theater, où chaque soir elle se maquillait dans sa loge. Bâtiment de la Douane. Quartier du port et des bassins. Je la vois qui traverse l’avenue tandis qu’un tramway passe en brinquebalant, et la brume finit par noyer sa lumière jaune. C’est la nuit. On entend l’appel des steamers.5 L’Empire Theater n’existe plus. Je ne sais pas s’il a jamais existé. Là aussi il y a pour les érudits des recherches à entreprendre. Le Bâtiment de la Douane a également disparu. On en trouve encore des images sur d’anciennes cartes postales que Modiano, je suppose, a eues sous les yeux. Je laisse tout cela de côte et m’intéresse exclusivement au personnage de la mère, la Flamande, regardant le fleuve, l’Escaut, depuis ses fenêtres. Elle va quitter sa ville natale pour aller ailleurs, car elle est obligée de fuir sa ville. Où va- 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 10 t-elle? Nous savons la réponse et elle est donnée, en version autofictionnelle, à la fin de Livret de famille au chapitre XIV. Le narrateur raconte dans ce texte une visite à l’appartement de son enfance au 15 quai Conti, à Paris donc. La scène que nous lisons est une recherche du temps perdu. L’appartement que l’on visite est à ce moment à louer, le narrateur fait semblent d’être candidat locataire. L’heure est à la nostalgie, mais en version modianesque: Un pincement au cœur. Cela faisait plus de quinze ans que je n’avais pas franchi ce seuil. Une ampoule, au bout d’un fil, éclairait le vestibule dont les murs avaient gardé leur teinte beige rosé. (p. 321) Plus loin: A quinze ans, lorsque je me réveillais dans cette chambre, je tirais les rideaux, et le soleil, les promeneurs du samedi, les bouquinistes qui ouvraient leurs boîtes, le passage d’un autobus à plate-forme, tout cela me rassurait. (p. 323) Tu auras remarqué, cher J***, l’autre autobus, encore un ! Quand Modiano voyage dans ses souvenirs, les moyens de locomotion ne sont jamais très loin. Il y a ici comme une compulsion à concrétiser les données du voyage vers l’ailleurs, donc à leur donner une évidence matérielle. L’épisode de Livret de famille que nous examinons est, si tu veux, un autre épisode de Star Trek en version franco-flamande. Je dis autobus, il y a aussi, là où nous nous trouvons, des bateaux. Il est clair que l’évocation de l’Escaut, fleuve maternel, au début de Livret de famille, annonce l’évocation de la Seine, fleuve parisien, à la fin. La mère, de ses fenêtres, voyait le “Schelde”, qui est le nom flamand de l’Escaut, elle écoutait les steamers. Des fenêtres du 15 quai Conti, le narrateur, lors de la visite de l’appartement à louer, voit passer d’autres embarcations: A cet instant, le bateau-mouche est apparu. Il glissait vers la pointe de l’île, sa guirlande de projecteurs braquée sur les maisons des quais. Les murs de la pièce étaient brusquement recouverts de taches, de points lumineux, et de treillages qui tournaient et venaient se perdre au plafond. (p. 330) 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 11 La cerise sur le gâteau, si je puis dire, est alors le souvenir dans le souvenir qui est aussi la scène de clôture du chapitre, et quasiment la fin du roman. Modiano, qui a commencé son histoire en racontant le départ du personnage maternel de sa ville natale, sous les bombes allemandes, évoque la libération de Paris de mai 1945, telle qu’on pouvait y assister des fenêtres de même appartement du 15 quai Conti: On devait fêter quelque chose ce soir-là. Le Louvre, les jardins du Vert-Galant et la statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf étaient illuminés […] En mai 1945, un soir de mai, les quais et le Louvre étaient illuminés de la même façon. Une foule envahissait les berges de la Seine et le jardin du Vert-Galant. En bas, dans le renforcement du quai Conti, on avait improvisé un bal musette. On a joué La Marseillaise et puis La Valse brune. Ma mère, accoudée au balcon, regardait les gens danser. Je devais naître en juillet. (ibid.) Scène à la fois émouvante et dépaysante. Scène qui, d’une certaine manière, dit tout. La mère accoudée à sa fenêtre devant la Seine en mai 1945 est la même qui observait l’Escaut de ses fenêtres anversoises cinq ans plus tôt. La boucle est bouclée. Si tu préfères: tout a bougé et rien n’a bougé. Fuir la ville d’Anvers, et aussi abandonner la langue qu’on parle dans cette ville – la langue “maternelle” –, pour s’installer à Paris, est aussi une façon de retrouver Anvers et la langue flamande, donc “maternelle”. Ce qu’on abandonne, on le retrouve. Si tu préfères, chez Modiano, on ne quitte jamais rien, on tourne en rond. Plus exactement encore: on évolue, ici, selon un modèle en spirale, revisitant les mêmes lieux à des hauteurs différentes. Or, dans Livret de famille, la mère retrouve Anvers à Paris avec un enfant dans son ventre, et c’est l’enfant, devenu un homme – et qui se dira d’ailleurs, dans d’autres textes, peu aimé par, peut-être détesté de la mère –, qui fera le constat de cette troublante et poignante circularité. L’œuvre de Modiano raconte l’histoire de l’origine de l’œuvre. Il y a dans la scène quasi finale de Livret de famille quelque chose comme le récit d’une autogénèse. Si l’œuvre de Modiano est, comme on l’a dit, un hommage à Paris, une constante, rigoureuse, systématique et passionnante exploration de cette ville, à nous d’en tirer la conclusion qui s’impose. L’œuvre nous apprend qu’on aime une ville parce qu’elle nous fait penser à une autre ville. Il n’y a pas d’amour, ni pour les villes, ni pour les personnes, sans déplacements, permutations, migrations, sans jeux de miroir. 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 12 *** Je conclus. Tout cela, excellent J***, était déjà dans Proust et Modiano, me semble- t-il, est aussi allé le chercher là-bas. On retrouve toujours une autre ville dans une ville. On retrouve toujours une autre œuvre dans celle qu’on a sous les yeux. Voici donc, pour finir, et qui nous amènera, après Paris, Anvers et Rome – Via delle Botthege oscure, de communiste mémoire –, à Venise, puis à Amsterdam, les aventures de Marcel errant solitairement dans la cité des Doges. Proust écrit ceci: Le soir je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et Une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m’avait parlé. Je m’étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli. Le soir, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs, c’est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, avec des nuances si variées qu’on eût dit, planté sur la ville, le jardin d’un amateur de tulipes de Delft oui de Haarlem. Et d’ailleurs l’extrême proximité des maisons faisait de chaque croisée le cadre où rêvassait une cuisinière qui regardait par lui, d’une jeune fille qui, assise, se faisait peigner les cheveux par une vieille femme à figure, devinée dans l’ombre, de sorcière, – faisait comme une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés, de chaque pauvre maisons silencieuse et toute proche à cause de l’extrême étroitesse de ces calli.6 Il y a des jardins de tulipes à Venise, des péniches sur le Canal grande, des steamers sur la Seine et des bateaux-mouches sur l’Escaut. Tout cela est logique et nécessaire et nous savons mieux maintenant pourquoi. Il y a des morceaux de X dans Y. Sans doute est-ce la clé de ce que nous appelons l’expérience esthétique et affective. Voici l’autre passage proustien sur lequel je veux aussi terminer. On le trouve à la fin de la première partie du Côté de chez Swann. Il est question de Combray, ville ou village imaginaire. On apprend ici encore que Combray n’est pas dans Combray, qu’un lieu peut être à la fois lui-même et un autre lieu, et que c’est très exactement cette sorte de tremblement topologique, et rhétorique qui fait le charme des voyages: C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur – ce qu’on aurait appelé à Combray le “parfum” – d’une tasse de thé, et par association de 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 13 souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semble impossible de causer d’une ville à une autre – tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée.7 “Tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée”. Pour ce qui concerne Modiano, et si on emprunte, entre autres, la piste anversoise, on voit un peu mieux, me semble-t-il, après les réflexions qui précèdent, quel est ici le biais et comment il a été tourné. Voilà qui nous permet donc de de causer d’une ville à une autre. C’est d’ailleurs, si tu m’autorises cette ultime remarque amicale, cher J***, ce que toi et moi, nous avons fait à notre manière pendant ce bref échange. J’écris ces lignes à Anvers, tu me lis à Porto. Par cet autre biais, je te serre affectueusement, à travers l’espace, la main. Um abraço, fs 09/2017: 5-16 - ISBN 978-989-99375-8-1 | 10.21747/9789899937581/libreto12a1 14
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