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Sophie Podolski, maudite petite Belge PDF

20 Pages·2013·0.76 MB·French
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Sophie Podolski, maudite petite Belge Denis St-Amand FNRS - Université de Liège En réalité, lire est toujours plus important qu’écrire. Roberto Bolaño S’il est une auteure que les lecteurs de Roberto Bolaño ont appris à connaître, c’est bien Sophie Podolski, curieuse étoile filante dont les passages fulgurants au cœur des romans et nouvelles du Chilien font sens à force de répétition. Digne de figurer dans les bibliothèques idéales de différents protagonistes mis en scène par Bolaño (aventuriers sans-le-sou, clochards célestes, apprentis écrivains et autres spectres www.revue-analyses.org, vol. 8, nº 1, hiver 2013 exhalant un fort parfum d’autofictif), Podolski n’est toutefois convoquée qu’à titre d’absente. De l’aventure, d’abord, puisqu’elle n’est en somme qu’un élément métonymique au sein de listes de livres ou de souvenirs de lectures, mais aussi, et surtout, de la vie, puisque l’auteur manque rarement de rappeler sa qualité de jeune suicidée. Cette omniprésente absente, plus qu’un détail encyclopédique, se révèle un véritable composant fictionnel, convoqué pour irradier symboliquement sur le récit et nourrir l’imaginaire de ce dernier. Dans Les Détectives sauvages, on trouve de cette façon une mention du recueil de Sophie Podolski, Le Pays où tout est permis, coincé sous le bras d’un personnage entre Le Parfait criminel de Jouffroy et Cent mille milliards de poèmes de Queneau (Bolaño, 2010, p. 39)1. Dans la nouvelle « Vagabonds en France et en Belgique », insérée dans le recueil Des Putains meurtrières, le héros-vagabond, désigné par la seule lettre B, est un lecteur assidu de la revue Luna Park, où le nom de l’écrivaine belge côtoie ceux de Christian Dotremont, de Pierre Guyotat et de Roland Barthes. Consacrant quelques lignes à chacun de ces auteurs, Bolaño précise que « Sophie Podolski a été une poétesse que [B] et son ami L ont appréciée (et même pourrait- on dire ont aimée) au Mexique, quand B et L vivaient à Mexico, et avaient à peine plus de vingt ans » (2003, p. 99). L’un des chapitres logorrhéiques d’Anvers, encore, lui rend hommage qui devient, dans la traduction de Robert Amutio, une véritable bulle de pastiche que la reprise finale d’un motif inaugural clôt sur elle-même, en une quasi-épanalepse : 1 Dans un billet datant de 2010, l’auteur du blog littéraire anglophone « Avant que j’oublie » avait déjà passé en revue différentes références à Podolski dans l’œuvre de Bolaño. Sur différents documents relatifs à l’auteure, voir Gauvin, 2009. 36 DENIS ST-AMAND, « Sophie Podolski, maudite petite Belge » L’enfer qui viendra… Sophie Podolski s’est suicidée il y a plusieurs années… Elle aurait aujourd’hui vingt-sept ans, comme moi… Des patrons égyptiens au plafond uni, les employés s’approchent lentement, des champs poussiéreux, nous sommes à la fin avril et on les paie avec de l’héroïne… J’ai allumé la radio, une voix impersonnelle procède à la recension par bille des personnes arrêtées ce jour… « Jusqu’à zéro heure, aucune nouvelle »… Une jeune fille qui écrivait des dragons, complètement pourrie dans une niche de Bruxelles… « Mitraillettes, pistolets, grenades confisqués »… Je suis seul, toute la merde littéraire est restée derrière, revues de poésie, éditions limitées, toute cette plaisanterie grise est restée derrière… Le type a ouvert la porte au premier coup de pied et t’a mis le pistolet sous le menton… Bâtiments abandonnés de Barcelone, presque une invitation à se suicider en paix… Le soleil derrière le voile de poussière dans le crépuscule près du Nil… Le patron paie avec de l’héroïne et les paysans sniffent dans les sillons, écroulés sur les couvertures, sous des palmiers écrits que quelqu’un corrige et fait disparaître… Une jeune fille belge qui écrivait comme une étoile… « Elle aurait aujourd’hui vingt-sept ans, comme moi »… (Bolaño, 2004, p. 29-30) Énoncé comme une parole vive, ce petit portrait dithyrambique de l’écrivaine en estrella — ou en hopeful monster, peut-être2 — 2 L’expression est reprise par Fresán pour évoquer l’une de ses conversations avec Bolaño : « Je me souviens aussi qu’à un moment, cet après-midi, a surgi dans la conversation le thème des hopeful monsters ; ceux que les biologistes et généticiens nomment les monstres espérants ou optimistes. […] Des créatures qui ne sont rien moins qu’une mutation. Une variante hors programme dans le répertoire de l’espèce. Une exception qui peut se renforcer jusqu’à devenir une bête dominante ou victorieuse — d’où son espoir, son optimisme — ou, après un temps, succomber et disparaître sans laisser de trace comme les dragons, les fées, ou les licornes. En de rares occasions, les monstres espérants se débrouillent pour perdurer et se mêler aux gens “normaux”, parfois disposés à s’adapter aux modes et aux nécessités du monde. Mais cela n’arrive généralement pas. Les monstres espérants ont tendance à lutter jusqu’au bout pour essayer de devenir la nouvelle règle immuable et obliger le monde à s’adapter à leurs nouveaux traits et habitudes. Petit à petit, ils périssent, victimes du lyrisme de leur inimitable ambition. » 37 www.revue-analyses.org, vol. 8, nº 1, hiver 2013 fait autant écho, on va le constater, à la fascination de la jeune femme pour les drogues qu’à une façon de mise en scène posturale de cette dernière en maudite virulente3. Mais qui, au juste, est cette Sophie Podolski, qu’on serait presque tenté de croire sortie directement de l’imagination de Bolaño ? C’est que, si elle obsède le regretté romancier, l’éternelle absence qui la caractérise dans la fiction semble également valoir pour l’histoire littéraire : les plus complets essais et anthologies consacrés à la littérature belge francophone ne la mentionnent jamais, et on ne trouve guère d’articles scientifiques à son sujet. « Parce que c’est ici une planète de cons » La poétesse a pourtant bel et bien vécu, et n’est pas tout à fait insaisissable : en la présentant dans Le Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, l’écrivaine Françoise Collin précise qu’elle est née le 8 octobre 1953 et s’est suicidée le 23décembre 1974, à Bruxelles (1996, p. 473-476). Au cours de cette trajectoire-éclair, Sophie Podolski a en outre « sub[i] de brefs internements psychiatriques à Bruxelles et à Paris » (Collin, 1996, p. 474). Elle est l’auteure d’une seule œuvre publiée de son vivant, Le Pays où tout est permis. Ce texte, dont le manuscrit est conservé aux Archives et Musée de la littérature de la Bibliothèque royale de Bruxelles, a fait l’objet d’une première publication aux éditions Montfaucon (2012, p. 62.) Il n’est pas impossible, comme on s’en rendra compte, que Podolski ait été citée dans cette parade de monstres espérants. 3 Sur la notion de posture comme « manière d’occuper une position dans le champ » appréhendable par des discours et des comportements, voir Meizoz, 2007 et 2011 ; COnTEXTES, 2011. 38 DENIS ST-AMAND, « Sophie Podolski, maudite petite Belge » (Bruxelles) en 1972. Il est ensuite réédité deux ans plus tard chez Belfond et accompagné pour l’occasion d’une préface de Philippe Sollers, qui en avait auparavant proposé des extraits dans les 53e et 54e livraisons de Tel Quel. Sollers, dans la revue, introduisait l’auteure de la façon suivante : « Sophie Podolski est née en 1953. Cette date permet de mesurer la rapidité avec laquelle un certain bouleversement est en cours. Et en guise d’avertissement pour ceux qui croient qu’écrire ne vient pas d’abord d’une certaine façon de vivre. » (1973, n. p.). L’œuvre de la jeune femme, sorte de journal extime chaotique, est fidèle à la trajectoire de celle-ci : une anomie délibérée y est affirmée avec violence au cours d’un monologue halluciné et volontiers digressif. Chercher à en rendre compte dans sa totalité, en plus de nécessiter un large espace, serait coûteux sur le plan paradigmatique, en ce sens que les sujets posés par ce texte déstructuré sont au fond presque aussi nombreux que les pages qui le composent. Dès son ouverture, le poème de Podolski laisse toutefois transparaître quelques mots d’ordre thématiques et stylistiques : Les cheveux du soleil sont nos mains aussi. L’écriture pompiérise tout signe alarme continue. Lettre à tous les mondes. Vous êtes tous des cons — ou bien vous êtes pas défoncés ou vous flipez comme des cons — parce que c’est ici une planète de cons qu’on comprendra jamais et on y comprend rien à rien. Est-elle femme ou démon. Est-ce démon ou femme — le suicide (développement) philosophiquement jamais étudié — pensez à dialoguer en vue de synthèses (perspective vraie ou fausse) ce que la parole avec la pensée n’a rien à voir avec notre organisme d’aucun autre fonctionnement de notre connaissance. La parole est une hystérie qui relève de la frustration qui par ailleurs la compense. Vous êtes si loin. Soyez sage — planant — à bientôt — l’herbe est dans le tiroir — il faut que vous sachiez rudement 39 www.revue-analyses.org, vol. 8, nº 1, hiver 2013 bien ce qu’il va advenir de vous pour que vous soyez si peu sûr de vous ? (1973, p. 15)4 Réfractaire à la syntaxe classique, privilégiant la note à l’exposé et toute déployée en parataxe, l’écriture peut sembler ici osciller entre l’automatisme prôné par les surréalistes et le cahier de brouillon. La drogue (« Soyez sage — planant — l’herbe est dans le tiroir »), la mort (le suicide, concept et réalité qui obnubileront Podolski jusqu’à la consommation, est d’emblée présent) et l’invective globalisée (« vous êtes tous des cons », « parce que c’est ici une planète de cons », insultes dont l’extrême universalité rend quasi dérisoire la portée irrévérencieuse) constituent trois piliers d’un délire agressif qui confine à la folie. Relativement classiques du côté de certaine bohème post-sixties goûteuse de psychotropes et révoltée contre tout ce qui se peut, ces trois grandes thématiques, qui se nourrissent les unes les autres, réapparaissent tout au long du texte. Ce dernier, par ailleurs, hésite à choisir sa cible : Défoncez-vous les uns les autres — il n’est pas nécessaire d’avoir un jus de citron pur avec de la glace et du sucre et un joint académique avec un long filtre arôme mentholé — défoncez-vous la gueule les uns les autres il n’est pas besoin de cachette ni de flipage collectif — deux lèvres comme deux filets d’une matière plastique quelconque — de même pour le dito — le chat hérissé comme une angoisse encombrante – tu ne fumes pas le joint avec moi — je suis là — je suis là pas ici. (Podolski, 1973, p. 17) La séquence injonctive qui ouvre l’extrait susmentionné, professée comme une quasi-parodie de discours biblique, fonctionne à la fois comme un commandement hallucinatoire destiné à l’ensemble de l’espèce humaine (qui devient plus loin 4 Nous respectons les graphie et orthographe (en partie corrigées) de cette édition, au détriment de celles du manuscrit original. 40 DENIS ST-AMAND, « Sophie Podolski, maudite petite Belge » un « défoncez-vous la gueule les uns les autres » plus belliqueux que narcotique) et comme une parole autoritaire, dont l’énonciateur est difficilement saisissable. Plus loin dans l’extrait, toutefois, un je échange un dialogue intime avec un tu muet — débarqué, lui aussi, d’on ne sait trop où — au cours d’une partie de cache-cache rendue floue par les effluves et les effets d’un « joint » omniprésent. Ailleurs, ce sont des lieux communs à valeur axiomatique qui contaminent l’énoncé, comme lorsque l’énonciateur prend, par exemple, l’armée à partie, dont les membres sont réduits à des imbéciles frustrés : tous les soldats ne sont ni courageux — ni fiers — ni guerriers téméraires — quelques-uns sont téméraires — tous sont crétins. Ils auraient voulu connaître la petite guerre ils sont déçus. (Podolski, 1973, p. 19) En d’autres lieux encore se relèvent quelques bribes d’envolées relativement cohérentes. En témoigne l’extrait suivant, qui, bien que porté par une forme de glossolalie, est irrigué par une isotopie carcérale où se croisent l’hôpital et la prison, en une description de la dépendance à la drogue dans laquelle se lit tout l’état de déréliction de l’énonciateur : vous m’avez pris mon joint — now I go smoke a littl’ pipe — sunshine strawberry — une pipe de reine une pipe de DIEU — à mort les canaris — les bambinos — les seringues en panne — là — dancing — c’est le temps pour danser. Je suis guérie vous m’avez envoûtée et êtes passible d’amendements — vous n’aviez qu’à dire que vous aviez dépassé la ligne jaune — les cavaliers dans les falaises disparaîtront — ce sont des paroles verbales — non c’est une diarrhée vervale [sic] — je ne veux plus connaître de mots — je n’arrive pas à ne plus en connaître — nous ne sommes pas des animaux — nous sommes des hommes tu prends tes tournants trop larges — le pied — le pied — quand même elle a une voix — la table d’op roulant dans le couloir verdâtre carrelé blanc — cette odeur d’éther — le pied — le pied — le bruit de l’ambulance me reste dans les 41 www.revue-analyses.org, vol. 8, nº 1, hiver 2013 oreilles — qui a commencé la bagarre — appeler le geôlier — défaites ces nœuds — enlevez ces baxters — faites un joint — allez faites un joint — on crève ici alors va chier. AHHH elle est vicieuse — elle parle de noisettes — travaillez pour nous avec quels pieds quelles mains — (tu vois bien que je veux vivre encore) — pas crever maintenant — ACID — SPEED — HEROINE — quelles sont les drogues libres seulement morphine — même pas d’opium — ce n’est pas vrai — cela n’a plus d’importance […]. (p. 22-23) Rompant fréquemment la ligne autobiographique liée à la pratique diariste5, le manuscrit de Podolski est toutefois lisible comme un quasi-journal toxicomane et adolescent, dans lequel le je se met en scène en position de faiblesse mêlée de lucidité : en somme, ce qui y est affirmé, c’est que cette vie médiocre n’est pas simple et que l’auteure a compris que les paradis artificiels permettaient au moins d’échapper partiellement à cette « planète de cons ». Les dessins qui émaillent le petit cahier de Podolski, reproduits dans l’édition livresque, prolongent l’argument de ces prises de position désenchantées. 5 Voir à ce sujet Lejeune, 2005, et Simonet-Tenant, 2001. 42 DENIS ST-AMAND, « Sophie Podolski, maudite petite Belge » En accordant à ces échanges entre texte et image une place de choix, l’édition s’inscrit dans le sillage des ouvrages collaboratifs de la période surréaliste mêlant poésie et illustration, qu’elle cherche sans doute à rappeler (qu’on songe, par exemple, à La Clef des champs de Breton et de Miró). Figurent ici, entre autres, une série de huit bouches de vampires pulpeuses (Podolski, 1973, p. 76) et un échantillon de seringues et de joints exhibés comme autant de palliatifs violents d’une existence absurde (« nom de dieu il faudra bien qu’un jour on se demande une fois pour toute ce qu’on fout ici maintenant », Podolski, 1973, p. 118). Ailleurs, c’est l’écriture 43 www.revue-analyses.org, vol. 8, nº 1, hiver 2013 même de Podolski qui est reproduite, tantôt dépouillée et minimaliste tant sur le plan argumentatif que typographique (ainsi, à la page 150, du vaste programme « Ma foi… Milles scorpions !!! Je casserais bien la gueule à tous les gens du monde moi ! », suivi de la signature d’une pseudonymique « Odile Croc » et de la numérotation du petit cahier), tantôt mêlant différents niveaux d’énonciation et différents jeux de caractères (comme dans l’exemple, difficilement transcriptible, de la page 152). 44

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Roberto Bolaño. S'il est une auteure que les lecteurs de Roberto Bolaño ont appris à connaître, c'est bien Sophie Podolski, curieuse étoile filante dont
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