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Saint Thomas et le mystère de la sainteté PDF

30 Pages·1974·10.417 MB·French
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Saint Thomas ef le mystère de la sainfefé Pour honorer le VIT centenaire de Saint Thomas, en cette année préparatoire à l’année sainte, cette année où le Saint-Père nous demande d’être particulièrement attentifs à notre vocation de sainteté, il serait peut-être bon d’interroger Saint Thomas sur la sainteté. Pour cela, écoutons d’abord le théologien nous exposer ce qu’est la sainteté et quel est le rôle du saint ; nous regarderons ensuite la manière dont Saint Thomas parle de la sainteté de Jean- Baptiste et de Jean l’Evangéliste, ce qui nous permettra de mieux découvrir ce qu’est la sainteté chrétienne. Au début de la Somme théologique, Saint Thomas considère les diverses façons dont nous pouvons qualifier la manière d’exister de Dieu — ce que nous appelons les « attributs » divins. Or il ne nous dit rien d’explicite sur la sainteté de Dieu. Cela peut nous étonner : le théologien ne devrait-il pas regarder en premier lieu la sainteté de Dieu, la triple sainteté que nous révèlent Isaïe et l’Apocalypse ? Saint, Saint, Saint est Yahvé Sabaot. Sa Gloire remplit toute la terre (1). Saint, Saint, Saint, Seigneur Dieu, Maître-de-tout, Il était, Il est et II vient (2). Il est évident que Saint Thomas n’ignore pas le problème, puis­ que dans le Commentaire des Noms divins il traite, à la suite de Denys, de la sainteté de Dieu. Denys en effet, après avoir exposé « les noms divins signifiant l’émanation des perfections divines dans les créatures », examine ceux qui ont trait au gouvernement divin. Or dans ce gouvernement, quatre points sont à considérer : a) « la Providence de la divine connaissance, à laquelle correspond le nom (1) Isaïe VI, 3. Cette triple acclamation, pour Saint Thomas, s’adresse à « la Trinité des Personnes » (Comm. d’Isaïe, VI, 3). (2) Apoc. IV, 8. 3 de ' Déité ’ » ; b) « la puissance d’exécuter l’ordre de la Sagesse divine, à laquelle correspond le nom de ' Domination ’ » ; c) « l'exé­ cution du gouvernement, à laquelle correspond le nom de ‘ Roi ’ » ; d) enfin « l’effet du gouvernement, qui est la pureté [à l’égard] de tout désordre (munditia ab omni inordinatione), à laquelle correspond le nom de ' sainteté ’ » (3). Dans cette perspective, la sainteté relève de l’effet propre du gouvernement divin : la pureté excluant tout désordre. Mais qu’est-ce, exactement, que la sainteté ? C’est la question que se pose Saint Thomas à la suite de Denys : quid sit .sanctitas (4). Au sens où l’entend Denys, « la sainteté signifie la pureté libre de toute impureté, parfaite et immaculée » (5). Trois degrés de pureté sont donc requis pour la sainteté. Le premier degré est la liberté à l’égard de toute impureté. En effet, « est esclave de l’impureté celui qui est vaincu totalement par elle et qui lui est soumis » (6) ; être libéré de l’esclavage de l’impureté constitue donc bien le premier degré de la pureté. Le second degré consiste dans la pureté « parfaite », le parfait étant « ce à quoi il ne manque rien » ; cette pureté n’existe que lorsque les passions d’impureté sont supprimées. Enfin, le troi­ sième degré de pureté est atteint lorsqu’on est « tout à fait immaculé ». Est taché, maculé, ce qui, sans être touché de l’intérieur, est cependant atteint de l’extérieur. Celui-là seul sera tout à fait immaculé qui, non seulement aura la pureté en lui-même, mais ne sera plus atteint par rien d’extérieur qui puisse l’entraîner à l’impu­ reté (7). Il faut donc ces trois degrés pour que la « raison de sain­ teté » (ratio sanctitatis) soit parfaitement réalisée (8). Cependant, Dieu n’est pas seulement dit « Saint ». L’Ecriture le nomme encore « Saint des saints », expression qui, selon Denys, indique la surabondance de Celui qui est « Cause de toutes choses ». Dieu, commente Saint Thomas, « possède la plénitude de la bonté au-dessus de toutes les autres choses. C’est pourquoi, pour désigner cet excès par lequel II dépasse (excedit) toutes choses, on Le nomme dans l’Ecriture ‘ Saint des saints ’ (...), Roi des rois, Seigneur des seigneurs et Dieu des dieux ; car par cette manière de s’exprimer on signifie une certaine émanation [à partir] de la Cause supérieure, (3) Commentaire des Noms divins, XII, lec. unique, n" 939. (4) Ibid., n" 942. (5) Noms divins, ch. 12 ; cf. le commentaire de Saint Thomas, n° 945. (6) Comm. Noms divins, n" 945. (7) Ibid. (8) Ibid. Cf. I Sent., dist. X, q. 1, a. 4, ad 4 : « Comme le dit Denys au ch. XII des Noms divins, la sainteté est la pureté immaculée, parfaite et libre de toute impureté, et c’est pourquoi il convient d’associer la sainteté à la spiritualité, qui dit séparation à l’égard de la matière. Ainsi, la spiri­ tualité désigne la séparation à l’égard de la matière, et la sainteté [la sépa­ ration à l’égard] des défauts matériels ». 4 de sorte que lorsqu’on dit ' Saint des saints il faut entendre que de Lui émane la sainteté dans toutes les autres choses » (9). Cette expression « Saint des saints » signifie aussi « la transcendance (excessus) par laquelle Dieu est séparé de toutes choses, étant supé­ rieur à toutes, si bien que ‘ Saint des saints ’ signifie le Saint trans­ cendant (excedens) tous les saints » (10). Cette interprétation de Denys par Saint Thomas est significative. La sainteté de Dieu, c’est Sa pureté, Sa limpidité absolue : Il est Immaculé ; et c’est dans l’effet de Son gouvernement que cette pureté se manifeste, ce qui nous permet de Le proclamer « Saint » (11). Le louer comme « Saint des saints », c’est proclamer la transcendance de sa sain­ teté, de Sa pureté. Il est au-dessus de tous, II ne peut être touché pai· personne, rien ne peut Le ternir. II est totalement séparé en raison même de Sa pureté. L’intention de la Somme théologique — nous allons le voir — est très différente de la perspective de Denys proclamant la sainteté de Dieu. Car dans la perspective de Denys, comme le souligne Saint Thomas dans son Commentaire des Noms divins, la sainteté fait partie des louanges qui regardent le gouvernement de Dieu et, plus précisément, Veffet, de ce gouvernement ; tandis que dans la Somme, Saint Thomas, avec un souci beaucoup plus poussé d’analyse scienti­ fique, veut préciser le caractère propre de la manière d’exister de Dieu. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ne considère pas la sainteté comme un attribut particulier, puisqu’elle implique en elle-même divers attributs : la simplicité, la bonté et l’immutabilité. En effet, dans la Somme théologique, Saint Thomas, parlant du nom de 1’ « Esprit Saint », affirme que si Dieu est dit « Saint », c’est pour signifier « la pureté de la bonté divine » (12). On peut donc dire que pour lui, la sainteté implique la simplicité et la bonté. Or la sim­ plicité est ce que Saint Thomas affirme en premier lieu lorsqu'il! analyse le comment de 1 ’être divin : Dieu ne connaît et ne peut connaître aucune composition. Il est simple, « absolument simple » (13), ce qui nous permet d’affirmer Sa pureté : Dieu est immaculé, Il ne peut être touché, terni par aucune créature. Dieu ne peut « composer » avec un autre, II est solitaire dans Sa transcendance, Il est absolument pur. Cependant Saint Thomas, dans cet article sur la simplicité, ne conclut pas : « donc Dieu est saint », parce que précisément, dans la Somme théologique, il ne considère plus que la ratio de sainteté consiste uniquement dans la pureté : la sainteté est la pureté de la bonté divine. (9) Connu. Noms divins, n" 955. (10) Ibid. (11) Notons bien que l’effet le plus parfait du gouvernement de Dieu, c’est Marie, l’immaculée. Elle nous révèle done d’une manière unique la Sainteté de son Dieu. (12) la, q. 36, a. 1, ad 1. (13) la, q. 3, a. 7. 5 De plus, dans le Compendium theologiae, Saint Thomas, mon­ trant comment en Dieu l’amour est saint, précise un autre élément de la sainteté : puisque le bien aimé a raison de fin et que le mouve­ ment volontaire est rendu bon ou mauvais par· sa fin, il est nécessaire que l’amour dont est aimé le Souverain Bien, qui est Dieu, possède une certaine bonté éminente. Celle-ci est exprimée par le nom de « sainteté », soit que [l’on entende] « saint », avec les Grecs, au sens de « pur », parce qu’en Dieu la bonté est tout à fait pure (purissima), exempte (immunis) de tout défaut ; soit qu’avec les Latins [on entende] « saint » au sens de « ferme », « inébranlable » (firmum), parce qu’en Dieu la bonté est immuable — et c’est pourquoi tout ce qui est ordonné à Dieu est dit « saint », comme le temple, et le mobilier du temple, et tout ce qui est réservé au culte divin. Il convient donc que I’ « Esprit », qui ex­ prime pour nous l’Amour dont Dieu s’aime, soit appelé « Esprit Saint » (14). La Sainteté de Dieu implique donc bien la pureté et l’immuta­ bilité dans la bonté. « Saint » ne dit pas seulement la pureté, mais aussi la fermeté. C’est bien ce que nous voyons dans le traité sur la vertu de religion, où Saint Thomas se pose la question : la religion est-elle identique à la sainteté ? Dans ce contexte, il commence par rappeler la signification du mot « sainteté » en ayant recours aux étymologies grecque et latine. Considérée ainsi, la « sainteté » semble impliquer deux éléments : la pureté, qu’exprime le nom grec a-gios, qui signifie « sans terre » (15), et la fermeté ; chez les anciens, en effet, « étaient dites ' saintes ’ les réalités qui étaient protégées par des lois, de sorte qu’elles ne devaient pas être violées ; c’est pourquoi Ton dit que quelque chose est c consacré ’ (sanci- (14) Compendium theologiae, ch. 47. (15) Ila-IIae, q. 81, a. 8. Cf. Origène, Homélie XI sur le Lévitique (Opera omnia, éd. C. Delarue, Paris, Jacob Vincent 1733, tome II) : « Si quelqu’un s’est dévoué à Dieu, ne s’est plus mêlé aux affaires du siècle, pour plaire à celui qui l’a agréé, s’il s’est séparé et écarté des autres hommes qui vivent selon la chair et liés aux affaires du monde, ne cher­ chant pas les choses qui sont sur la terre, mais celles qui sont dans les deux ; celui-là sera à bon droit appelé saint. Tant qu'il est mêlé aux foules, et se laisse aller à la multiplicité des choses changeantes, et ne vaque pas à Dieu seul, il ne peut être saint. (...) ‘ Soyez donc saints, dit le Seigneur, parce que moi je suis saint. ’ Qu’est-ce : ' parce que moi je suis saint ? ’ ? De même que moi, dit-il, je suis distinct et séparé, de loin, de tous ceux qui sont adorés ou à qui l’on rend un culte, soit sur la terre, soit dans le ciel ; de même que moi j’excède toute créature et suis tout autre que ce qui a été fait par moi : ainsi, vous aussi, soyez séparés de tous ceux qui ne sont pas saints ni dédiés à Dieu. Nous voulons dire ‘ être séparés ’ non pas par le lieu ni les actes, ni les régions, mais par le genre de vie. Du reste le mot lui-même, qui se dit en langue grecque a-gios, signifie ‘ être hors de la terre ’. Celui donc qui s’est consacré à Dieu semble à bon droit être hors de terre, hors du monde ; il peut dire lui-même : marchant sur la terre, ‘ notre vie est dans les cieux ’ (cf. Phil. III, 20). » 6 tum) parce qu’il est garanti (firmatum) par la loi » (16). Du reste, le mot « saint » peut aussi, chez les Latins, signifier la pureté, si, avec Saint Isidore, on interprète sanctus comme venant de sanguine tinctus, « teinté de sang », « trempé de sang », « du fait qu’autre- fois ceux qui voulaient être purifiés se trempaient dans le sang de la victime » (17). Mais il faut bien comprendre que ces deux significa­ tions du mot « sainteté » convergent vers le même point : la sain­ teté doit être attribuée à ceux qui « s’attachent au culte divin » — voilà la finalité propre. Car il est évident que si la pureté et la fermeté n’étaient pas ordonnées au « culte divin », mais seulement à un souci de perfection humaine, elles n’exprimeraient pas la sain­ teté. Pour mieux nous faire comprendre cela, Saint Thomas insiste : non seulement les hommes, mais aussi le temple, ainsi que le mobi­ lier et tous les autres instruments du culte sont dits « saints » du fait qu’ils servent au culte divin (18). Le fait que la sainteté puisse être attribuée aux instruments du culte nous fait saisir qu’elle n’est pas purement « morale » ; car on ne peut pas dire que les instruments dont on use pour le culte divin soient vertueux, doux, humbles, forts... et cependant ils sont dits « saints ». La sainteté implique un lien direct avec le culte divin ; elle a donc essentiellement une dimension religieuse, elle implique un ordre immédiat à Dieu (19). C’est bien ce que Saint Thomas souligne dans sa réponse à la seconde objection, où il distingue nettement la pureté qui relève de la tempérance et celle qui relève de la sainteté : la pureté qui est l’œuvre de la tempérance n’est « sainteté » que si elle se réfère à Dieu. Saint Thomas rappelle alors ce que Saint Augustin dit de la virginité : qu’elle n’est pas honorée pour elle- même, parce qu’elle est virginité, mais parce qu’elle est consacrée à (16) Ila-IIae, toc. cit. (171 Ibid. Cf. le Commentaire du Pater (première demande) : « Saint se dit de trois manières. 1" Saint est la même chose que fer nie ; c’est pour­ quoi tous les bienheureux qui sont au ciel sont dits saints, parce qu’ils sont affermis dans un bonheur éternel ; tandis que dans le monde Iles hommes] ne peuvent être saints, parce qu’ils sont continuellement mobiles (...). 2° Saint est la même chose que non terrestre ; aussi les saints qui sont au ciel n’ont-ils aucune affection terrestre (...). La ‘ terre ’, en effet, désigne les pécheurs » (comme la terre inculte, l’âme du pécheur non cultivée par la grâce ne produit que des épines ; comme la terre, le pécheur est téné­ breux et opaque ; enfin, l’âme du pécheur est sèche et aride comme la terre). 3° « On dit saint ce qui est teinté de sang : aussi les saints qui sont au ciel sont-ils dits saints du fait qu’ils sont teintés de sang », selon ces paroles de Γ Apocalypse : « Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le Sang de l’Agneau » (VII, 14) ; « Il nous a lavés de nos péchés par Son Sang » (I, 5). Voir aussi Comm. I. Thess., IV, leç. 1, n° 77, cité ei-dessous, note 46. (18) Ila-IIae, toc. cit. (19) Cf. Comm. Rom., XII, leç. 1, n° 961 : « La sainteté se dit propre­ ment par rapport à Dieu (per respectum ad Dewm), en tant que l’homme observe ce qui est juste à l’égard de Dieu ». Voir aussi la, q. 36, a. 1, cité ci-dessous, p. 12. 7 Dieu (20). La pureté ne constitue la sainteté que parce qu’elle est toute tendue vers Dieu, toute pour Lui, demandée par Dieu et ordonnée vers Lui. On voit par là ce qu’il peut y avoir à la fois de nostalgique et d’ambigu dans la recherche, par Camus, d’une sainteté en dehors de l’attitude religieuse. N’y a-t-il pas là une sorte de contradiction latente qui montre bien la blessure profonde de notre monde actuel en ce qu’il a de meilleur ? Il voudrait une « sainteté sans Dieu » ! (21) . Après avoir montré que la sainteté s’applique à ce qui est consacré à Dieu, Saint Thomas explique en quoi sont nécessaires les deux éléments qui constituent la sainteté. La pureté est nécessaire « pour que l’esprit s’attache à Dieu ». L’esprit humain, en effet, « se ternit en se plongeant dans les réalités inférieures, de même que toute chose se souille en se mêlant à ce qui est plus mauvais qu’elle, comme l’argent lorsqu’il est mêlé au plomb. L’esprit humain doit donc s’abstraire des réalités inférieures pour pouvoir être uni à la Réalité suprême » (22). C’est bien ce que dit VEpître aux Hébreux : « Recherchez la paix avec tous et la sanctification sans laquelle personne ne verra le Seigneur » (23). Quant à la fermeté, la stabilité, elle est également exigée pour que l’esprit s’attache à (20) Cf. S. Augustin, De virginitate, ch. 8 ; P.L. 40, col. 400. (21) Telle est en effet la grande interrogation de Camus, qu’il met dans la bouche d’un des personnages de La peste : « Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème que je connaisse aujourd’hui » (La peste, in A. Camus, Théâtre, récits, nouvelles, Gallimard (Bibl. de la Pléiade) 1952, p. 1427). Cf. ce passage des Carnets, écrit à la même époque (1942) : « Qu’est-ce que je médite de plus grand que moi et que j’éprouve sans pouvoir le définir ? Une sorte de marche difficile vers une sainteté de la négation — un héroïsme sans Dieu — l’homme pur enfin. Toutes les vertus humaines y compris la solitude à l’égard de Dieu. Qu’est-ce qui fait la supériorité d’exemple (la seule) du christianisme ? Le Christ et ses saints — la recherche d’un style de vie... » (Carnets II, Gallimard 1964, p. 31). Selon Camus, l’idéal de Chamfort était aussi « une sorte de sainteté déses­ pérée » (Introduction aux Maximes de Chamfort, in A. Camus, Essais, Gallimard [Bibl. de la Pléiade] 1967, p. 1106). Voir aussi L'homme révolté, in Essais, p. 629 : « Comment vivre sans la grâce, c’est la question qui domine le XIXe siècle. (...) La question du XXe siècle (...) s’est peu à peu précisée : comment vivre sans grâce et sans justice ? » (22) Ila-IIae, loc. cit. (23) Hébr. XII, 14. Lorsqu’il commente ce verset de VEpître aux Hébreux, Saint Thomas interprète également la « sainteté » (sanctimonia) dans le sens de la pureté : dire que « sans la paix et la sainteté nul ne verra le Seigneur, en quoi consiste la béatitude (...), revient à dire que sans la paix à l’égard du prochain, et sans la pureté et la limpidité en ce qui concerne soi-même, nul ne peut être bienheureux (sine pace quoad proximum, et munditia et puritate quoad seipsum, nemo potest esse beatus) ». Saint Thomas rattache ces deux conditions de la béatitude à deux affirmations de l’Ecïiture : « Bienheureux les pacifiques... » (Mt N, 9) et Apoc. XXI, 27, à propos de la Jérusalem céleste : « Rien d’impur n’y pénétrera ». 8 Dieu. L’esprit, en effet, « s’attache à Dieu comme à [sa] fin ultime et à [son] premier principe ; or eeux-ci ne peuvent être que souve­ rainement immobiles. C’est pourquoi l’Apôtre disait : c Je suis cer­ tain que ni la mort, ni la vie, ni anges, ni principautés, ni choses présentes, ni choses futures (...) ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus Notre Seigneur ’ » (24). « Est donc dit ‘ sainteté conclut Saint Thomas, ce par quoi l’esprit de l’homme s’attache lui-même à Dieu, ainsi que ses actes » (25). En précisant le rôle de la pureté et de la stabilité dans l’orien­ tation de l’esprit vers Dieu, Saint Thomas pénètre plus avant dans la signification profonde de la sainteté. Ce qui était présenté initia­ lement comme les caractères propres de la sainteté devient les condi­ tions nécessaires pour que l’esprit et ses actes s’attachent à Dieu. La sainteté n’est plus présentée en premier lieu comme pureté et stabilité, mais comme l’esprit et ses actes parfaitement réliés à Dieu grâce à leur pureté et à leur fermeté. La sainteté est cette relation profonde de dépendance à l’égard de Dieu, reconnue et aimée. Aussi Saint Thomas peut-il affirmer que la sainteté, dans son essence, n’est autre que la religion ; elle est cette relation de dépendance à l’égard de Dieu vécue pleinement. Entre sainteté et religion, il y a identité « selon l’essence » et diversité « selon la raison » (26). Cette diversité consiste en ce que la religion « exerce à l’égard de Dieu le service qui Lui est dû en ce qui concerne spécialement le culte divin, comme les sacrifices, les oblations et autres choses sem­ blables », tandis que dans la sainteté, « l’homme rapporte à Dieu non seulement ces choses, mais aussi les œuvres des autres vertus », ou bien « se dispose par des œuvres bonnes au culte divin » (27). La sainteté a donc une exigence plus grande que la religion, en ce sens qu’elle permet d’ordonner à Dieu, au culte divin, les œuvres des autres vertus. C’est ce que Saint Thomas précise dans sa réponse à la première objection. Celle-ci, rappelant que la religion est une vertu « spéciale » (28), la distinguait de la sainteté en soutenant que cette dernière est une vertu « générale », cela en référence au traité Des passions attribué à Andronicos de Rhodes, où il est dit que la sainteté fait « être fidèle et observer ce qui est juste à l’égard de Dieu » (29). A cela Saint Thomas répond que, considérée « selon son essence », la sainteté est une vertu spéciale et, sous cet aspect, « est d’une certaine manière identique à la religion » ; mais qu’elle (24) Rom. VII, 38-39. (25) Ila-IIae, loc. ait. (26) Saint Thomas dit très nettement, dans cet article, que la sainteté « ne diffère pas de la religion secundum essentiam, mais seulement ratione ». (27) Ila-IIae, loc. cit. (28) Cf. Ila-IIae, q. 81, a. 4. (29) Ila-IIae, q. 81, a. 8, obj. 1. 9 a cependant « une certaine universalité, en tant qu’elle ordonne efficacement et souverainement (per imperium) tous les actes des vertus au Bien divin » ; en cela elle est comparable à « la justice légale, qui est dite ‘ vertu générale ’ en tant qu’elle ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun » (30). Cette réponse de Saint Thomas est très intéressante, car elle présente le rôle de la sainteté dans notre vie humaine comme analogue à celui de la justice légale. Si celle-ci est capable d’ordon­ ner au bien commun les actes de toutes les vertus, la sainteté est capable d’ordonner au Bien divin tous les actes des vertus ; elle nous rend sensibles aux exigences propres de ce Bien divin. Si le bien commun est immanent à nos activités humaines, le Bien divin les transcende. La sainteté nous permet donc de dépasser les exigences propres de toute communauté humaine, dictées par la justice légale — si impérieuses que puissent être ces exigences. Elle nous ordonne à un « au-delà », sans s’opposer pour autant à la justice légale, sans rivaliser avec elle, mais en la dépassant, en orientant tous les actes des vertus vers le Bien divin. La sainteté a donc une extension plus grande que la vertu de religion, puisqu’elle est capable de mobiliser toutes les activités ver­ tueuses pour les ordonner au Bien divin. Si l’homme religieux est l’homme du culte divin, le saint l’est également, mais il est, de plus, celui qui est capable d’orienter toutes ses activités vertueuses vers Dieu ; il peut donc orienter vers Dieu, en les Lui offrant, toutes ses activités de justice, toutes ses activités familiales, tout son travail. C’est par la sainteté que tout acquiert cette orientation nouvelle vers le Bien divin. Mais si la sainteté a une extension plus grande que la religion, ne doit-elle pas avoir aussi une intensité, une pénétration plus grandes ? Cela n’est-il pas d’autant plus évident que la sainteté s’identifie d’une certaine manière à la religion ? Oui, la sainteté s’enracine dans la religion, elle s’identifie à elle dans sa structure essentielle (31) : le saint est un homme religieux ; mais c’est un homme religieux qui l’est totalement. Sa religion n’est plus vécue d’une manière simplement prudentielle : elle est vécue en dépen­ dance de l’Absolu de Dieu. C’est pourquoi elle réclame cette « pureté » et cette « fermeté », cette constance de l’esprit, que ne réclame pas immédiatement la vertu de religion. Cette dernière ne fait qu’y tendre, alors que la sainteté ne peut s’en passer, elle les réclame pour que l’esprit soit plus totalement relatif à Dieu, pour qu’il le soit d’une manière plus exclusive, plus absolue, et cela dans (30) Loc. cit., ad 1. (31) Dans la réponse à la troisième objection, Saint Thomas dira de nouveau que la sainteté ne diffère pas réellement de la religion : non quia differat re, sed ratione tantum (loc. cit., ad 3). 10 toutes les activités religieuses, intérieures et extérieures, dans l’ado­ ration et le sacrifice, dans la louange, dans la demande. Il faut que Dieu soit toujours le « premier servi » et qu’étant le premier servi, Il soit Celui à qui tout — esprit et corps (32) — est remis, ordonné, offert. La sainteté chrétienne est une participation immédiate à la sainteté du Christ, Fils bien-aimé du Père. Commentant la prière sacerdotale, Saint Thomas note : Père, sanctifie-les, c’est-à-dire rends-les parfaits et fais- les saints ; et cela dans la vérité, c’est-à-dire en moi, ton Fils, qui suis la Vérité (...) ; ce qui revient à dire : rends-les participants de ma perfection et de ma sain­ teté. (...) Ou bien : sanctifie-les en leur envoyant l’Es- prit Saint, et cela dans la vérité, c’est-à-dire dans la connaissance de la vérité de la foi et de tes comman­ dements (33). Saint par essence dans Sa nature divine, « le Christ, quant à sa nature humaine, est saint par grâce, [la grâce] qui dérive de Sa nature divine » ; Saint Thomas interprète ainsi la parole du Christ « Je me sanctifie moi-même » : Il dit donc, selon la divinité, Je me sanctifie moi-même en assumant la chair pour eux ; et cela pour que la sainteté de la grâce qui, [venant] de moi-même en tant que Dieu, est en moi en tant qu’homme, dérive de moi en (32) La sainteté implique que le corps soit consacré et offert à Dieu « comme une hostie sainte » (cf. Rom. XII, 1 et VI, 19). Voir Comm. Rom., VI, leç. 4, n° 506 et XII, leç. 1, n° 959 sq. Notre corps doit être « livré au service de Dieu », et c’est pourquoi Saint Paul dit « hostie sainte », l’hostie offerte à Dieu étant sanctifiée dans son immolation même (cf. n" 961). Notre corps peut être offert à Dieu en hostie de trois manières : soit que nous l’exposions « à la passion et à la mort à cause de Dieu », soit que nous l’épuisions par les jeûnes et les veilles, soit que nous le fas­ sions servir à des œuvres de justice et au culte divin (n° 959 ; cf. n° 963). Mais les actes intérieurs et les actes extérieurs n’ont pas la même valeur ; les actes intérieurs, « ceux par lesquels l’homme croit, espère et aime », ont valeur de fin ; tandis que les actes extérieurs sont de l’ordre de ce qui est ordonné à la fin. Or en ce qui concerne ce qui est recherché comme une fin, il n’y a pas de mesure : plus on va loin dans cet ordre, meilleur on est. Donc, « dans la foi, l’espérance et la charité, l’homme ne doit appliquer aucune mesure ; plus il croit, espère et aime, meilleur il est ; c’est pourquoi il est dit dans le Deutéronome : ‘ Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ’ (Deut. VI, 5). Par contre, dans les actes extérieurs il faut maintenir une mesure de discrétion par rapport à la charité » (loc. cit., n° 964). (33) Comm. de S. Jean, XVII, leç. 4, n° 2229. Cette parole de Notre- Seigneur peut avoir encore un autre sens, si l’on se réfère à l’Aneien Tes­ tament où « tout ce qui est destiné au culte divin est dit ‘ sanctifié ’ (...). Il dit donc : sanctifie-les, c’est-à-dire destine-les, comme par mode de sanc­ tification (...) à proclamer ta vérité ; car ta parole, qu’ils doivent proclamer, est vérité » (ïôid.). 11

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