Rôle et influence de Francis Jammes sur Alexis/Léger/Saint-John Perse Claude Thiébaut On ne sait jamais de qui on est le plus proche parent Léon Bloy, Le Mendiant ingrat, 1898. Quelle que soit la prudence avec laquelle il convient de s’exprimer sur ces questions, le fait me semble peu discutable : le rôle joué par Francis Jammes dans la vie d’Alexis Leger et son influence sur l’œuvre à naître peuvent sembler à la fois limités dans le temps et somme toute fort modestes, mais ils auront été primordiaux.1 Et pourtant souvent minorés, ou bien évoqués pour mémoire, au bénéfice de personnalités certes réputées mais dont le rôle et l’influence demeurent, pour certaines d’entre elles, quelquefois, très hypothétiques. On est loin d’avoir tout dit sur le sujet.2 Certaines lettres qu’on croyait connaître viennent tout juste d’être publiées au plus près de ce qu’elles étaient, par exemple les lettres d’Alexis Leger à Gabriel Frizeau,3 ou la correspondance entre Jacques Rivière et Henri Alain-Fournier.4 Le fonds constitué à Orthez par l’Association Francis Jammes et le fonds Bogaert à Bruxelles commencent à être explorés.5 Il est donc désormais possible d’aller au delà de ce que le poète avait lui-même confié. Ou tu. Possible et désirable, au nom de la vérité des faits, et comme contribution à l’étude de sa pratique de l’autobiographie. 1. Quelques repères. Alexis Leger et sa famille (papa, maman, deux grandes sœurs et une petite, plus grand-mère Augusta) s’installent à Pau au printemps de 1899, rue Latapie. Le futur poète a douze ans. Francis Jammes, qui vit alors à Orthez avec sa mère, maison Chrestia, en a 31, étant né en 1868, comme Claudel. Une petite vingtaine d’années sépare Jammes et Alexis Leger. Et une trentaine de kilomètres. Mais la ligne de train est directe entre leurs deux villes, et une différence d’âge n’a jamais empêché l’amitié. Jammes connaît bien Pau, il y a de la famille, y a vécu et y retourne facilement : pour des conférences (dont Pau-Gazette reproduit volontiers le texte), ou parce que Pau est une étape quasi obligée pour qui va du Béarn en Espagne, où Jammes a aussi de la famille. La vallée d’Ossau, où il aime à séjourner (par exemple à Bielle), et qu’il faut emprunter pour aller à Eaux-Chaudes, se remonte à partir de Pau. Quant aux Leger, comment ne connaîtraient-ils pas Orthez ? La ville, avec son Pont-Vieux, est intéressante par elle-même, et il faut bien y passer quand on veut aller de Pau au Pays basque pour les vacances, ou à Bordeaux, pour accueillir des parents qui viennent de Guadeloupe ou y retournent. Ou, comme Alexis à partir de l’automne 1904, poursuivre des études universitaires. Et puis à Orthez, il y a Monsieur Jammes. 1 Rôle, influence ? On pourrait distinguer le rôle éventuellement joué par FJ dans la vie d'AL, sur le plan existentiel, et son influence sur l'œuvre à naître. En réalité, on le verra, tout se tient. 2 R. Rouyère, “L’amitié d’AL et de FJ”, Revue régionaliste des Pyrénées, décembre 1983, et La Jeunesse d’AL à Pau, thèse de III° cycle, Bordeaux, 1986 (publiée en 1989 aux Presses Universitaires de Bordeaux) ; C. Thiébaut, “Le jeune L., futur S-J.P. (où il sera beaucoup question de FJ)”, La Nostalgie, Analyses et Réflexions sur SJP, Eloges, Ellipses, 1986. 3 Lettres d'AL à G. Frizeau, 1906-1912, édition d'A. Henry, Académie Royale de Belgique, 1994 (désormais Henry). 4 Correspondance J. Rivière / Alain-Fournier, 1904-1914, édition A. Rivière et P. de Gaulmyn, 2 volumes, Gallimard, 1991 (désormais Correspondance JR-AF). 5 Voir la communication de A. Henry au colloque Le Rayonnement international de FJ, “Présence de FJ dans le fonds Van Bogaert de la Bibliothèque Albertine à Bruxelles”, Orthez et Pau (Actes à paraître), novembre 1993 (désormais Bogaert). L’Association FJ (Maison Chrestia, 64300-Orthez) publie régulièrement des études dans son Bulletin (deux numéros par an). Le jeune Leger6 est alors un parfait inconnu et le restera longtemps, même dans sa ville (on sait les difficultés rencontrées par Valery Larbaud, pourtant aidé par le préfet et la police, pour trouver son adresse en 1911). Jammes, lui, ne sera jamais plus célèbre qu’à cette époque. En 1897, le pseudo Manifeste jammiste avait fait beaucoup de bruit, en France comme à l’étranger. Le recueil De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir que Jammes publie en 1898, ses Prières (dont celle pour aller au paradis avec les ânes , 1898 aussi), ses romans aux noms de jeunes filles enrubannées (Clara d’Ellébeuse, 1899, Almaïde d’Étremont, 1901, etc.), son extraordinaire Roman du lièvre (1903), ont été de gros succès de librairie. Sensualité, sentimentalité, religiosité, exotisme souvent, importance de la nature, dans une forme à la fois très traditionnelle et très libre, voilà ce qui caractérise ses œuvres d’alors. Jammes a eu très tôt sa place dans les anthologies poétiques, pour des vers sur la salle à manger de ses grand-tantes ou sur l’âne si doux / marchant le long des houx. Alain-Fournier, Proust, Mauriac, Kafka, Rilke, tous témoigneront en privé ou publiquement de leur admiration. Et Jammes adore les admirateurs. J’aborderai plus loin la question de la date et des circonstances de la première rencontre de Jammes et d’Alexis Leger. Allons au plus évident : ce qu’a trouvé le futur Saint-John Perse à Orthez. 2. Francis Jammes, bibliothécaire. Chez Jammes, Alexis Leger a d’abord trouvé d’innombrables revues, notamment toutes celles où le grand homme plaçait ses poèmes et ses proses (Antée, La Phalange, Le Mercure de France, La Revue blanche, Vers et prose, etc., etc.). Plus, à partir de 1908, La Nouvelle Revue Française de Gide et Schlumberger, à laquelle Alexis Leger ne sera personnellement abonné qu’après y avoir lui- même publié, vraisemblablement à l’automne 1909.7 Il y trouvait aussi plusieurs journaux nationaux, entre autres Le Figaro, qui tous font une place à la littérature, et d’innombrables coupures envoyées par L’Argus de la Presse auquel Jammes est abonné. Et beaucoup d’ouvrages dédicacés par les auteurs dès leur publication. Les lettres échangées avec Jammes, surtout quand on les lit dans leur texte intégral, évoquent fort souvent les livres et revues empruntés par Alexis. Un jour les prêts seront réciproques et se généraliseront à d’autres, comme Frizeau ou Rivière, mais dans un premier temps, Jammes eut un rôle essentiel dans la mise en relation d’Alexis avec l’actualité littéraire. Autrement, il n’aurait été qu’un bon élève parfaitement ignorant de la littérature de son temps. Ce n’est pas au lycée qu’on pouvait alors découvrir Rimbaud ni Mallarmé. Malgré l’aide de Jammes, Alexis Leger aura longtemps le sentiment de manquer de livres, notamment contemporains. En 1910 il en témoigne en ces termes dans une lettre à Rivière : Ne m’en voudrez-vous pas de lire si peu d’auteurs du jour ? Ne croyez pas à une attitude de ma part. Mon isolement, et le peu de facilités qu’on a ici [à Pau] dans ces librairies pour étrangers, m’ont détourné vers quelques textes qui ne me laissent pas le temps de manquer de lecture.8 Malgré Jammes, il donne encore en 1911 l’impression d’une grande méconnaissance de la littérature contemporaine : au témoignage de Larbaud qui vient alors de le rencontrer à Pau, le seul 6 Ainsi que l’appelleront longtemps F. Jammes, G. Frizeau, P. Claudel, A. Fontaine (ces deux derniers jusqu’en 1911, AL a alors 24 ans). Même J. Rivière, qui n’a pourtant qu’un an de plus que lui, l’a ainsi désigné (en 1907). 7 Lettre AL à J. Rivière, 13 septembre 1909, in Saint-John Perse, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972 (désormais OC), p. 666 : Je vous répète mon admiration et mon estime pour vous, depuis que j’ai rencontré par hasard, dans un numéro de La Nouvelle Revue Française (que je ne reçois pas) un article [de vous] très remarquable [...] Je me rappelle avoir parlé à Jammes, chez qui j’ai lu cela [...]. Abonné, il ne le sera que plus tard (Cf. sa lettre à J. Rivière, 2 juin 1911, 693). 8 Lettre d’AL à J. Rivière, 21 décembre 1910, (681). ouvrage qu’il connaîtrait (ce qui est assurément exagéré) est Fermina Marquez,9 et ce, grâce à Jammes qui venait lui-même de découvrir le texte.10 La maison des Leger à Pau était bien pauvre en livres, et l’épisode des caisses de livres tombées à l’eau, même s’il a été exagéré par Saint-John Perse, voire inventé, suggère bien cette pauvreté. Rue Latapie, quels livres pouvait-on trouver en dehors des livres scolaires des enfants et des gros livres de droit du père ? Ces derniers, on sait ce qu’ils sont devenus (vendus avec l’Etude après la mort d’Amédée Leger). Les livres scolaires ont vraisemblablement été revendus aux camarades, de même qu’ils leur avaient été achetés. Quelques-uns ont été conservés, d’où leur présence dans la bibliothèque de la Fondation. Il y aurait eu d’autres livres, ils nous seraient également parvenus : tant d’autres documents sont finalement revenus à Alexis Leger, qui avaient d’abord été conservés par sa mère et ses soeurs. Donc pas ou peu de vrais livres rue Latapie. Or, voilà qu’il était donné au jeune homme, grâce à Jammes, de connaître le meilleur et le pire, par exemple Fermina Marquez, déjà évoqué, voilà pour le meilleur, ou Coventry-Patmore, voilà pour le pire (de son point de vue à lui, car Jammes adore ce chantre des amours conjugales). On se prête aussi Le Mendiant ingrat de Léon Bloy,11 et tout ce que publie Claudel.12 Question littérature latine et grecque, Alexis Leger n’a pas eu besoin de Jammes (qui avait interrompu ses études avant le baccalauréat), ni pour découvrir Robinson Crusoé (il l’a étudié, en anglais, dès le lycée de la Pointe-à-Pitre), mais assurément l’amour immodéré de Jammes pour ce roman n’a pas pu ne pas l’inciter à le relire. Autre livre fétiche de Jammes, qu’il a souvent évoqué mais dont j’ignore si Alexis Leger l’a connu par lui : Paul et Virginie. Comme Robinson, encore une œuvre exotique. Et la Bible ? Sans Jammes, Alexis Leger en aurait-il eu une connaissance aussi intime ? D’abord, spontanément, il ne pratiquait plus, dixit Frizeau,13 et de toute façon, les catholiques manipulent plus volontiers leur Missel que la Sainte Bible dont ils n’ont en général qu’une connaissance seconde. Mais justement, la famille de Jammes est pour moitié protestante, notamment des tantes qui ont beaucoup compté pour lui, bien qu’il ait été élevé dans la religion catholique. A quoi on peut ajouter qu’après son retour à une pratique religieuse de tous les instants (ce qu’on appelle sa conversion), en 1905, sous l’influence de Claudel, la Bible prendra une grande place dans sa vie, ce dont témoigne sa correspondance. Alexis Leger ne doit assurément pas à Jammes d’avoir lu Bergson, Spinoza ou Nietzsche. Jammes était tout sauf un philosophe : quand il lui est arrivé d’entendre parler du surhomme, il a cru qu’on parlait du sureau ! On peut par contre être assuré du fait que, devant Leger, et plutôt deux fois qu’une, Jammes s’est lancé dans la lecture des deux pages d’une anthologie de lyriques chinois qu’il affectionnait entre toutes.14 Jammes dans ses Mémoires s’est lui-même mis en scène en train de les dire à tous les jeunes gens qui passaient chez lui.15 9 Lettre de V. Larbaud à L.-P. Fargue, 6 avril 1911, (1091). 10 Dans la N.R.F. où Gide l’avait fait connaître (Cf. la lettre de FJ à A. Gide, 14 avril 1911, Correspondance FJ- A. Gide, Gallimard, 1948, p. 274-275, citée dans Honneur à S-J.P., Gallimard, 1965, p. 609, désormais Honneur). 11 Lettre d’AL à G. Frizeau, 6 juin 1908 (pas dans OC), Henry, op. cit., p. 73. AL admire, pas Jammes. 12 Lettre d’Alain-Fournier à René Bichet, 27 mai 1907, Lettres au petit B., Fayard, 1986, p. 71 : C’est Jammes qui a découvert Claudel. Un jour il apporte Le Banyan et plusieurs poèmes de Connaissance de l’Est publiés dans La Revue Blanche, à Monsieur Frizeau ou à Schwob, je ne sais plus, en disant : Lis-moi cela ! Ce type-là a du génie ! 13 Lettre de G. Frizeau à P. Claudel, 18 décembre 1906, Correspondance G. Frizeau-P. Claudel-F. Jammes, Gallimard, 1952, p. 95-96 (désormais Correspondance GF-PC-FJ) : Attirés par l’amitié que l’on vous sait pour moi, voici que des jeunes gens me visitent, m’entourent [...] Tous ces jeunes gens sortent du lycée et ne pratiquent pas, ayant perdu la foi (seul le début est cité dans Honneur, p. 606). 14 Et sur lesquelles AL ironise dans une des lettres à sa mère : La Chine d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec la littérature d’Hervey de Saint-Denis dont s’enchantaient nos arrière-grand-mères, et dont s’enchante encore Jammes (27 janvier 1917, 833). Il n’empêche que ces textes ont été les premiers contacts de Leger avec cette culture. 15 Voir Les Caprices du poète, III° volume des Mémoires de Jammes, 1923, réédition au Mercure de France, 1971, p. 292-293. On a étudié la bibliothèque que Saint-John Perse a constituée au fil des ans, celle de Jammes, où Alexis Leger a fort libéralement puisé jadis, pourrait se révéler bien intéressante. 3. Influence littéraire de Jammes. Les œuvres qu’assurément Alexis Leger a dû le plus lire chez Jammes, et avant celles de quiconque, ou entendu lire par le poète, quelquefois avant même leur publication dans des revues ou dans des livres, ce sont bien sûr celles de Jammes lui-même. L’étude est à faire. Je me limiterai à l’influence la plus évidente, celle à laquelle nous devons les Images à Crusoé . Robinson Crusoé, le roman de Defoe, avait certes été étudié par Alexis dès la Guadeloupe, du moins des extraits en anglais, et le jeune homme peut bien l’avoir lu spontanément depuis, en français. Mais ces lectures ne sauraient expliquer le visage particulier qu’Alexis Leger a donné au héros. La remarque en a déjà été faite, son Robinson n’y apparaît pas comme l’habile aventurier anglais apte à imposer sa loi à la nature et à triompher de tous les obstacles. Bien au contraire, il y est présenté après ses années de royauté sur l’île lointaine, brisé, remis entre les hommes , en Europe, à son retour. Cette situation n’est pas celle à laquelle on pense spontanément quand on pense à Robinson Crusoé. C’est qu’on ignore en général la deuxième partie du roman de Defoe celle qui raconte les aventures de Robinson et Vendredi en Europe. On s’est interrogé sur l’arc des Images à Crusoé, il joue un rôle important dans la deuxième partie du roman de Defoe, celle qui intéresse surtout Jammes, au moment où Robinson et son nègre traversent les Pyrénées sous la neige et sont attaqués par des ours ! Pas triste cette suite du roman. Aussi sa lecture, indépendamment de l’influence de Jammes, n’expliquerait-elle pas à elle seule l’atmosphère nostalgique et désespérée des Images . Ni la religiosité qui imprègne ces pages (particulièrement dans l’édition en revue, la seule qui importe ici). Or, tous ces traits inattendus se trouvent, et souvent, sous la plume de Jammes, lequel évoque toujours Robinson en Europe, âgé, les mains vides, plein de nostalgie, tenté par la foi. Par exemple dans le poème Amsterdam du recueil Le Deuil des primevères (1901) ou bien Je fus à Hambourg, tout récemment paru dans Clairières dans le ciel, en 1906. Tel rapprochement textuel me semble pour le moins troublant, entre La ville , une des Images à Crusoé, et certains vers, d’ailleurs célèbres grâce à Georges Brassens, du poème L’Eglise habillée de feuilles. Saint-John Perse, Images à Crusoé, « La Francis Jammes, L’Eglise habillée de ville », (13, texte identique à celui de la pré- feuilles, « Agonie », poème paru en avril originale de la NRF., août 1909) : 1906, repris la même année dans le recueil Clairières dans le ciel, édition NRF-Poésie, p. 191) : Sur la lucarne de l’échoppe — sur les poubelles Par le petit garçon qui meurt près de sa mère de l’hospice — sur l’odeur de vin bleu du quartier des tandis que des enfants s’amusent au parterre ; matelots — sur la fontaine qui sanglote dans les cours et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment de police — sur les statues de pierre blette et sur les son aile tout à coup s’ensanglante et descend ; chiens errants - sur le petit enfant qui siffle, et le par la soif et la faim et le délire ardent : mendiant dont les joues tremblent au creux des Je vous salue, Marie. mâchoires, sur la chatte malade qui a trois plis au front, le soir descend, dans la fumée des hommes... Même forme périodique, même anaphore dans la première partie de la phrase, la plus longue (protase), avec répétition dans les deux cas d’une préposition monosyllabique (sur ou par) suivie d’un article défini (le ou la), même attente de la proposition principale, celle-ci plus brève (apodose) et ponctuée par une virgule. Parallélisme des structures Par le petit garçon qui... et sur le petit enfant qui... Chez Jammes, le premier vers de la strophe, Par le petit garçon qui meurt..., est repris par le premier vers d’une strophe qui suit presque immédiatement : Par le mendiant qui n’eut jamais d’autre couronne.... et dans les Images, on lit de même : Sur le petit enfant qui siffle, et le mendiant dont les joues tremblent au creux des mâchoires... On peut ne pas être convaincu, il semble bien pourtant que les vers de Jammes devaient chanter dans la tête d’Alexis Leger quand il a écrit son propre poème. Qu’on n’objecte pas une question de date. Que sait-on de sûr à propos de la date de composition de ses premiers poèmes ? Il a tellement varié dans ses déclarations. Les Images à Crusoé auraient été composées en 1904 selon Saint-John Perse dans la Pléiade16 mais dans la N.R.F. où elles avaient d’abord paru, elles étaient datées de 1906. On n’est sûr que de deux choses : de la date de leur première publication, août 1909, et du fait que ces poèmes avaient auparavant circulé d’une revue à une autre avant cette publication. Combien de temps ? Il y est fait allusion dans une lettre d’Alexis Leger à Frizeau d’avril 190817 : le manuscrit aurait été adressé à la revue Antée avant la mort de [son] père (12 mars 1907). On ne sait rien de plus. Pourquoi ne pas admettre l’année 1906 comme étant celle de la composition du poème ? Cette date avait été donnée en un temps où l’information seule importait, et non, comme dans le Pléiade, l’effet produit sur le lecteur.18 La religiosité des Images à Crusoé , la dimension exotique de ces pages mais aussi de toutes celles qui constitueront le recueil Eloges, leur dimension autobiographique (elles ne se bornent pas à fêter une enfance indéfinie mais bien celle de l’auteur), la nostalgie qui y transparaît (et à laquelle Alexis Leger se laisse aller dans la célèbre lettre à Frizeau de février 1909 où il accompagne en pensée son cousin en route vers les îles), tout ceci peut avoir été nié — j’allais dire renié —, il n’empêche que tel il était et que tel il a plu à Jammes. L’exotisme, une atroce grimace, un satanisme, une fuite, une lâcheté ? La violence de semblables dénégations (dans une lettre à Frizeau, non à Jammes) est à la mesure de la tentation. Sur le plan de la forme et non des thèmes, quand on connaît les poèmes qu’Alexis Leger a d’abord écrits, on voit comme Jammes l’a aidé à devenir, sinon Saint-John Perse, du moins Saintleger Leger, le signataire des Images à Crusoé et de Pour fêter une enfance. Auparavant, Alexis Leger rimait Désir de créole , La petite ville, ou L’Incertain, au delà, il devint de plus en plus lui-même, aidé d’autres influences, dont celle de Claudel, de Rimbaud, sous l’influence de la vie aussi, notamment l’expérience chinoise, mais l’influence de Jammes fut première. On peut sourire aujourd’hui de certaines naïvetés des poèmes de Saintleger Leger, assurément il était alors encore dans les sandales de l’enfance de l’art, mais au moins il était en route. Il sera toujours temps pour lui de chausser le masque de Saint-John Perse. Ce n’est pas dans sa famille qu’on écrivait des vers libres. Au lycée en Guadeloupe ou à Pau, on n’étudiait pas René Ghil ni Vielé-Griffin, mais bien plutôt Hugo et Déroulède. Alexis Leger doit selon moi à Jammes d’avoir connu — et d’avoir été encouragé à écrire — des poèmes libérés des règles traditionnelles de la versification. Que sait-on d’éventuelles interventions de Jammes dans ce que composait Alexis ? Jammes fut un conseiller littéraire fort sévère. Plus tard, en 1924, il n’aura pas de mots assez durs pour critiquer Anabase,19 mais même les Images à Crusoé il les a critiquées dès avant leur publication, et à l’époque Alexis Leger trouvait absolument fondées ses critiques. Dans une lettre de 1908 à Frizeau (que ne donne pas le Pléiade), il dit se fier plus à Jammes qu’à Ruyters, Mockel et Vielé- Griffin, lesquels ont fait leur possible pour que soient publiées ces pages : J’ai autrement confiance en l’amitié de Jammes qui m’avait écrit de ce manuscrit que c’était une sottise.20 De fait, elles seront retirées de La Phalange (si elles ont été finalement envoyées à la N.R.F., c’est qu’une autre 16 Il n’est sans doute pas nécessaire de rappeler que S-J.P. en est l’unique concepteur. 17 Lettre d’AL à G. Frizeau, 5 avril 1908, Henry, op. cit., p. 69 (pas dans OC). 18 Comme annoncé, j’aborderai à la fin de cette communication la question des intentions de Saint-John Perse et du gauchissement qu’on peut observer dans sa présentation des faits. 19 Tant que tu conserveras cette forme semi-claudélienne qui n’est nullement faite pour toi, ce ne sera point [tu ne seras jamais Leconte de Lisle] (lettre de FJ à AL, 18 juillet 1924, dans Honneur, p. 405). 20 Lettre d’AL à G. Frizeau, 5 avril 1908 (non citée dans OC), Henry, op. cit., p. 69. influence s’est exercée alors sur Leger, celle de Gide). En mai et juin 1909, autres témoignages de sa soumission au goût de Jammes et de son impatience à obtenir son avis : Sur sa demande, je me suis décidé à confier à Jammes d’anciennes pages ; il partait pour le Gers. Il m’a écrit qu’il entrevoyait des choses très bien, qu’il m’écrirait à loisir à son retour. Depuis rien. C’était peut-être mauvais. Même crainte quelques jours plus tard : Je ne crois pas que Jammes soit de retour. [...] Il devait m’écrire à loisir au sujet de manuscrits que je lui avais adressés, sur sa demande ; et puis il ne l’a point fait. Je suppose qu’en relisant il aura jugé que ce n’était pas bon, et qu’il en est ennuyé, dans son amitié.21 J’insiste sur la date : 1909. La conversion de Jammes en 1905 n’a donc pas immédiatement tendu les liens entre Alexis Leger et lui, ni donc réduit à rien son influence. On connaît pourtant certaines lignes souvent citées, toujours les mêmes, reproduites par Saint-John Perse dans le Pléiade, qui au contraire suggèrent une rupture entre eux. Par exemple, dans une lettre adressée par Alexis à sa mère en 1917 depuis la Chine : Jammes m’a d’ailleurs, depuis longtemps, par trop déçu, comme poète et comme homme aussi bien que comme ami.22 Ou dans cette autre, adressée à l’intéressé cette fois, dès 1911, à qui il aurait écrit sur l’écart, tout naturel, et qui s’accroît peut- être, entre [leurs] goûts littéraires comme entre [leurs] convictions philosophiques ou politiques.23 Seule difficulté, la première lettre citée est vraisemblablement fausse, et de la seconde on ne connaît qu’une copie dactylographiée, conservée par la Fondation, et non le texte original... C’est en fait tout le dossier Jammes vu par Saint-John Perse , qu’il faudrait reprendre sur des bases fiables. 4. La question autobiographique. L’influence littéraire directe de Jammes sur l’œuvre semble avoir été assez provisoire : de fait, les Images à Crusoé d’abord publiées en 1909 ne sont pas reprises dans la plaquette Eloges de 1911, et leur texte marquera, dans la réédition de 1925, une évolution sensible : repères religieux moins nombreux, de même les notations exotiques, fin moins pathétique et désespérée. Pour fêter une enfance puis surtout les poèmes Eloges vont accentuer cette évolution, le vers y est de plus en plus dense et mystérieux, au risque de passer pour des devinettes. La dimension autobiographique, d’abord assez transparente, se masque de plus en plus. C’est sur ce dernier point que je voudrais insister en raison de son importance à long terme : il concerne en effet les poèmes mais aussi la pensée critique qui les sous-tend et l’attitude générale du poète en matière d’autobiographie. Car Alexis Leger n’a pas seulement trouvé chez Jammes, des livres, revues, journaux, mais aussi nombre d’auteurs, sinon toujours longuement ou personnellement approchés comme Jammes lui-même, du moins aperçus pour quelques-uns d’entre eux, et tous connus par leurs lettres. A quoi il faut ajouter que Jammes, dans sa lecture de l’œuvre d’autrui, a toujours été absolument incapable de faire abstraction de ce qu’il savait de l’auteur, notamment de sa moralité et de ses options religieuses et politiques. Ses multiples préfaces, récemment republiées et analysées,24 en témoignent mais aussi toute sa correspondance. Si bien qu’Alexis Leger est ainsi entré plus ou moins dans l’intimité des auteurs, découvrant toujours l’homme en même temps que l’œuvre, voire avant elle. 21 Lettres d’AL à G. Frizeau, 18 mai et 15 juin 1909 (non citées dans OC), Henry, op. cit., p. 115-116 et 119. 22 Lettre d’AL à sa mère, 12 février 1917, (O. C., p. 838). Fausse lettre selon C. Mayaux, voir sa démonstration in Cahier S.-J.P. n° 12, p. 106 et 112. 23 Lettre d’AL à FJ, juin 1911, (761). Le texte de la dactylographie conservée par la Fondation SJP souligne encore (censure non signalée par des crochets) le motif religieux : N’entendez-vous jamais rien dire de tous ces jeunes élégiaques qui s’orientent aujourd’hui vers vous, sous la double caution littéraire de leur catholicisme et de leur académisme ? Que sait-on de l’authenticité de ces textes dactylographiés ? La lettre originale ne figure pas dans le fonds Bogaert à Bruxelles. 24 Dans trois bulletins successifs de l’Association FJ en 1993 et 1994, n° 20, 21 et 22 (présentation de M. Haurie, analyse de M. Parent). Mon hypothèse est celle-ci : ce type d’initiation à la littérature, qui mêle l’anecdotique et l’essentiel, qui encombre l’œuvre de données biographiques, peut ne pas être sans rapport avec le souci ultérieur de Saint-John Perse de bien marquer la distance entre l’œuvre publiée et tout ce qui n’est pas elle. L’influence de Jammes est ici à concevoir sur le mode de la réaction. Chez Jammes, Alexis Leger a d’abord vécu tout le contraire de ce sur quoi Saint-John Perse ne cessera d’insister. En a-t-on déjà fait la remarque ? Dans le Pléiade, la première lettre d’Alexis à Jammes est exemplaire en ce qu’elle concerne non le poète, mais l’homme et son aïeul enterré à la Guadeloupe. L’œuvre de Jammes — en cela il est parfaitement cohérent - est tout entière autobiographique, souvent explicitement. Il se nomme volontiers dans ses poèmes : Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, [...] / Je prendrai mon bâton et sur la grande route / j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis : / Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis... Ses poèmes sont pleins d’allusions transparentes à ses amours, ainsi qu’à des secrets de famille qui concernent son père, né hors mariage, et ses grands-parents de Guadeloupe dont lui sont parvenus un coffre, une petite chaise, un châle, un portrait, et une mystérieuse correspondance riche en révélations... Clara d’Ellébeuse, Almaïde d’Etremont, ses deux premiers romans, pleins de pureté et de sensualité à la fois, ne sont que variations à peine transposées de ses amours malheureuses, sur fond de naissances illégitimes, et comme une revendication de pureté. Jammes a plusieurs fois répété cet aveu : il avait à la fois une âme de faune et de jeune fille... Dans ses vers, dans ses romans comme dans son théâtre, par exemple dans Le Poète et sa femme, son obsession du mariage se lit en clair. Quelquefois l’œuvre publiée a pour fonction explicite de rendre le mariage enfin possible.25 Quand enfin la Providence lui permettra de convoler (en 1907) et qu’un enfant lui naîtra, Jammes, lui consacrera un livre, ce sera Ma Fille Bernadette (1910), plus tard il se présentera au milieu des siens dans Le Patriarche et son troupeau. Cette omniprésence de sa vie dans son œuvre, et qui tourne toujours autour des mêmes problèmes, le mariage, les enfants, a provoqué assez vite un phénomène de rejet chez la plupart des jeunes qui ont approché Jammes. L’ironie sait rester discrète chez Leger, elle est franchement agressive chez Rivière.26 Autre illustration de l’absence chez lui de toute frontière entre la vie et l’oeuvre : dès qu’il est redevenu fervent catholique, il a voulu, comme Claudel, consacrer son œuvre à ramener son lecteur à Dieu, et par tous les moyens, la poésie (Les Géorgiques chrétiennes, à partir de 1911), les reportages (Le Pèlerin de Lourdes), les romans (Monsieur le curé d’Ozeron), la biographie (Lavigerie, Saint-Louis), même la géographie (Basses-Pyrénées). Très logiquement, il écrira ses Mémoires. Jammes dans son œuvre se mettait tellement en scène, quand on le rencontrait sa forte personnalité emplissait tellement tout l’espace, et il était tellement porté à se raconter, qu’on comprend qu’Alexis Leger se soit senti un peu intimidé et soit demeuré sur la réserve. Et ait très tôt décidé de séparer sa vie privée et son activité littéraire. Dès 1911, il demande à Larbaud, qui risque de passer chez lui et de rencontrer sa mère à Pau, de ne jamais [parler de lui] littérairement.27 Il est sans doute d’autres raisons au fait qu’Alexis Leger se soit toujours peu livré à ses amis, d’où souvent leur irritation (mais aussi leur fascination). Frizeau aussi était un bavard impénitent : il n’est pas question de soutenir que l’influence de Jammes a été seule déterminante en cette matière. Il n’empêche que, de tous ceux que connaît et lit Alexis Leger à l’époque, Jammes est de loin le plus explicitement et continûment extraverti. 25 En tête de son roman Pomme d’Anis (1904), FJ a reproduit la médaille de son amie Annette M. avec ses initiales A. M., précédées d’un “J.”, suivies d’un “M.E.S.”, ce qui donne un très explicite “J. (A.M.) M.E.S.”. 26 Du genre : Quand on veut agacer Jammes, on lui dit que la peur de l’enfant devrait interdire le mariage aux honnêtes gens (lettre d’AL à G. Frizeau, mars 1907, (728), avril selon Henry, op. cit., p. 51, de toute façon antérieure au mariage). Evocation du mariage de FJ par J. Rivière, lettre à Alain-Fournier, 10 octobre 1910, Correspondance JR-AF, p. 145. 27 Lettre d’AL à V. Larbaud, novembre 1911, (792) : Je ne sais si je serai déjà rentré à Pau quand vous irez voir Jammes [ = à Orthez]. Avoir vu Jammes de trop près, l’avoir trop connu comme homme, avoir trop reconnu dans ses œuvres l’écho de ses soucis privés, avoir vu combien cette connaissance nuisait à la richesse de l’œuvre telle que son lecteur pouvait la percevoir, l’avoir vu pratiquer cette même lecture réductrice de l’œuvre d’autrui, a pu contribuer à rendre Saint-John Perse aussi attentif à souligner la distance entre l’homme et l’écrivain, et à répéter que le lecteur n’a droit qu’à l’œuvre publiée. Par réaction. 5. Brouiller les pistes sous couvert d’autobiographie. Touchant encore la question autobiographique, Jammes a pu lui enseigner autre chose, dont Saint-John Perse a pu s’inspirer directement cette fois, et non plus sur le mode de la réaction : qu’en prenant l’initiative d’aller au devant du questionnement biographique, en multipliant les détails, on peut non seulement dissuader toute recherche à venir, mais aussi, sous le masque, demeurer soi- même. Ce jeu complexe, Jammes l’a joué le premier, sous les yeux d’Alexis Leger, qui peut s’en être souvenu dans ses entretiens (avec Pierre Guerre, Alain Bosquet, Arthur Knodel, etc.), et bien sûr dans le Pléiade qui est un chef-d’œuvre de mentir-vrai. Car comment croire complètement à la naïveté de Jammes, son culte de la simplicité a quelque chose de trop ostentatoire pour ne pas être suspect, et de fait, beaucoup de ses lecteurs ne s’y sont pas laissé prendre, lui ont reproché ses poses et de ne donner dans ses poèmes et romans autobiographiques que des choses dites de profil . Quand on connaît un peu Jammes, quand on veut bien le prendre au sérieux, on découvre qu’il était lui-même beaucoup plus complexe qu’on me dit, que ses œuvres ne sont pas aussi platement autobiographiques. Alexis Leger n’a pas seulement su les décrypter pour en percevoir les données autobiographiques (cela, chacun autour de Jammes savait le faire), il a vu que ce qui était par Jammes donné en pâture au public, sous couvert d’autobiographie, masquait d’autres secrets. Question : Jammes, suite à sa conversion et son mariage, a-t-il vraiment, radicalement, cessé d’être un faune , un caraïbe, question d’atavisme guadeloupéen, pour n’être plus qu’un dévot poète, sans nostalgie aucune pour ce qu’il sait être sa nature profonde ? Cela n’est pas vraisemblable. Il est possible de percevoir dans ses oeuvres les plus sulpiciennes en apparence, comme sa biographie du cardinal Lavigerie, l’écho discret de bien surprenantes rêveries,28 à plus forte raison dans des œuvres telles queTrente-six femmes, Les Nuits qui me chantent ou L’Arc en ciel des amours (1926, 1928 et 1931). Une de ses dernières oeuvres publiées, De tout temps à jamais (1936), dit assez ce que Louis Aragon avouera dans son Roman inachevé : Ce que je fus demeure à jamais mon partage... Entre la vie et l’œuvre, les rapports sont complexes chez Jammes, de même et selon les mêmes modalités chez Saint-John Perse : il n’y a pas entre elles solution de continuité. L’un et l’autre ont brouillé les pistes, Alexis Leger a fait passer son premier pseudonyme pour son patronyme (d’où des lettres de Chine à Madame Amédée Saint-Leger Leger ), Jammes a dédicacé un de ses romans à un personnage de son invention.29 Le refus de Saint-John Perse de revenir dans la Guadeloupe d’Alexis Leger témoigne d’une difficulté de passer de la réalité du souvenir à la réalité objective, de même que Jammes a refusé de revoir sa maison natale en des termes qu’aurait pu en partie employer Saint-John Perse, s’il avait bien voulu se confier : Je n’ai jamais voulu revoir les lieux de ma naissance parce que, loin que leur souvenir s’estompe avec le temps, il a pris un tel relief que j’ai résolu d’attendre que la mort me les rende dans leur glorieuse réalité.30 Jammes est même nommément impliqué dans la partie de cache-cache que Saint-John Perse a engagée avec les lecteurs du Pléiade. C’est un détail peut-être, ou peut-être pas puisque le poète a voulu nous y intéresser, et que de fait on s’y est beaucoup intéressé... Avait-on remarqué que ce 28 Voir mon étude Lavigerie de FJ, ou le portrait du peintre, Bulletin de l’Association FJ, n° 17, juin 1992, p. 30-45. Sur l’atavisme guadeloupéen de FJ (la formule est de lui), voir ma contribution au colloque FJ de 1988, Désir de créole, in FJ, poète, J. & D. éditions, Biarritz, 1989, p. 259-313. 29 Clara d’Ellébeuse (1899) est dédié... A Clara d’Ellébeuse, dont le nom apparaissait déjà dans De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir. Beaucoup de lecteurs ont cru à sa réalité. 30 FJ, De l’âge divin à l’âge ingrat, I° volume des Mémoires, 1921, op. cit., p. 10. qu’il y présente longuement, pièces à conviction à l’appui, comme son écriture rééduquée est au contraire son écriture naturellement soignée, mais naturelle, et qu’à l’inverse ce qu’il présente comme son écriture de jeunesse (une lettre de 1910 à son ami Monod) est en fait une écriture d’artiste, et que celle-ci est directement inspirée de celle de Jammes ? Cela est encore plus net quand on observe, non la lettre à Monod mais le manuscrit du poème L’animale que jadis Albert Henry avait présenté dans un des Cahiers Saint-John Perse. Il suffit de consulter les lettres d’Alexis Leger contemporaines de ce manuscrit, par exemple les lettres qu’il a dû écrire pour négocier la vente de l’étude après la mort du père, ou les lettres du fonds Bogaert à Bruxelles, pour s’en convaincre. Ce qui pousse paradoxalement à admettre l’hypothèse d’une implication de Jammes dans cette question d’écriture, c’est, comme souvent, l’insistance de Saint-John Perse à fournir les pièces justificatives, et à brouiller encore un peu plus les pistes en donnant à lire à son lecteur des considérations... de Jammes lui-même (et de sa femme) sur son écriture. Lettre de Frizeau à Claudel : Jammes m’écrivait d’une façon bien amusante qu’ayant reçu un ouvrage de graphologie, sa femme était tombée sur un spécimen d’écriture tout à fait semblable à l’écriture de Léger. Il y avait pour le caractère ce diagnostic : Homme qui a résolu de ne rien faire comme les autres.31 Apparemment, Jammes n’avait pas reconnu sa propre écriture dans celle, fort stylisée il est vrai, de Leger, d’où l’intérêt pour Saint-John Perse de publier ces lignes. C’est avec de semblables détails, multipliés au fil des pages, que Saint-John Perse a suggéré une distance entre lui et Jammes. 6. Blessures d’orgueil. Il est un autre cas, plus exemplaire s’il est possible, où l’influence de Jammes sur Alexis est évidente, bien qu’il concerne la crise intervenue en juin 1911 dans leurs relations. L’auteur des poèmes Eloges, mal publiés par la N.R.F., n’a pas eu de mots assez durs pour protester contre les [...] poèmes massacrés.32 Lettre à Gide : Que je ne rencontre plus jamais dans ma vie le souvenir de la «N».«R ».«F ». !... «lettres dansantes», dont je m’acquitterais aussi bien dans un Carnaval [...]. Lettre à Rivière : Quand je pourrai revoir sans colère ce numéro de la N.R.F. [...]Tout détaché que je me croyais, lorsque j’ai eu jeté les yeux sur cette première page de fou que l’on donnait là sous mon nom, j’ai eu envie de crier comme un enfant. Non, je n’oublierai jamais le tour que l'on m’a joué, à cette revue de cuistres [...]33 Léon-Paul Fargue a témoigné du fait que Leger, dans une rage blafarde, [...] aurait parlé de bousculer les chaises de leur salon blanc et or.34 Or Jammes est capable à l’occasion de la même violence et des mêmes outrances dans ses rapports avec les directeurs de revues et éditeurs. A Vallette, à propos d’une lettre reçue d’une agence littéraire, il confie qu’on la dirait dictée par un paillasse juif d’une comédie de Shakespeare. Mais de Vallette, il est capable de dire pis que pendre : Le Mercure ? C’est bien simple, je l’ai quitté pour ne pas mourir de faim car Vallette se conduit avec moi de telle sorte que si l’on ne m’avait pas assuré qu’il est ramolli depuis cinq ans à la suite d’un accident d’auto en Bretagne, je ne lui garderais même pas la moindre reconnaissance pour le passé.35 Auprès de Jammes, Alexis Leger a appris à traiter les éditeurs avec une semblable hauteur, ou du moins a aimé faire croire à son mépris pour tous les tâcherons des revues littéraires auxquelles il faut bien recourir quelquefois, mais sans déroger. L’essentiel est ailleurs, de l’ordre de 31 Lettre de G. Frizeau à P. Claudel, 14 février 1910, Honneur, p. 607, vérifié dans Correspondance GF-PC-FJ, p. 173. 32 Lettre d’AL à FJ, fin juin 1911, (OC, p. 762). A. Henry signale à Bruxelles une lettre inédite au même vraisemblablement du 2 juin sur le même sujet (Henry, op. cit., p. 11). 33 Lettres d’AL à A. Gide et J. Rivière, 1° et 2 juin 1911, (OC, p. 770 et 692). 34 Lettre de L.-P. Fargue à V. Larbaud, 7 juin 1911, Correspondance, Gallimard, p. 178. 35 Lettres à A. Vallette, 2 juin 1920, et à Le Dantec, 20 juillet 1925 (lettres inédites, photocopies conservées par l’Association FJ à Orthez). l’indicible, ou bien il se dit ou se suggère dans l’oeuvre, dans le livre, non dans les débris éparpillés dans les revues. On ne peut transiger quand il est question d’art. Alexis Leger a vu l’orgueil insupportable de Jammes, et en même temps que cet orgueil était le privilège du créateur. Orgueil de Jammes ? Lui qui a fait dans ses œuvres l’éloge de l’humilité était tout sauf modeste. Extraits de lettres à Alfred Vallette, son principal éditeur36 : Ce poème [un cantique de Lourdes] pourrait bien être, si nous nous entendons, la gloire de votre librairie . 800 francs n’est pas un prix sortable pour un chef-d’œuvre (1916, il demande 1 000 francs). Inutile de marchander (1914). J’ai entrepris une œuvre des plus importantes : ma France poétique. Je n’ai jamais été plus inspiré (1925). Comprenez l'immense avantage que je vous fais en collaborant ainsi au Mercure. Vous allez faire tirer la langue à la N.R.F. qui a Claudel et qui voudrait m'enrôler. Vous me dites que l'Europe entière vous envie. Que sera-ce quand on me verra de nouveau mêlé, amalgamé au Mercure ? Qui sait si l'Asie même... (1920). Je viens de terminer aujourd’hui un chef d’œuvre de prose intitulé Le Poète Rustique [...] Je ne pensais pas qu’à mon âge on pût faire si beau ni si grand. (1919). 7. Faire les bons choix. D’autres leçons ont pu être tirées par Alexis Leger de la connaissance qu’il eut de Jammes, elles impliquent son œuvre mais aussi certains choix existentiels. Encore faut-il savoir que la maison d’Orthez, tout entière vouée à l’amitié et à la littérature, s’est aussi révélée être le lieu d’un drame, voire de plusieurs. Quand bien même Jammes a répété le contraire sur tous les tons. Alexis Leger a vu d’abord combien Jammes était dépendant de sa plume, et il a vu que la littérature, quand bien même on s’y consacre entièrement, permettait au mieux de survivre chichement. Car Jammes a toujours été pauvre, malgré les travaux forcés auxquels il s’était condamné en n’étant qu’écrivain. Rivière a pu un temps envisager de ne vivre que de sa plume,37 pas Leger parce qu’il a connu Jammes mieux que quiconque, aussi a-t-il très tôt su définir ses priorités : travailler n’importe où au soleil, à la limite dans n’importe quelle branche, mais s’assurer des revenus réguliers, au lieu de la précarité angoissante de Jammes. La littérature passe après. Il faut le croire quand il l’affirme avec force à Claudel ou à Rivière. Tout au plus y a-t-il des professions qui, plus que d’autres, permettent de s’adonner à l’écriture. L’exemple du poète- diplomate, mais d’abord, a contrario, celui de Jammes, ont été plus convaincants que tous les discours. Même après l’héritage providentiel de 1921, il aura toujours les mêmes difficultés, qu’Alexis Leger connaît sans rien pouvoir faire pour lui, tant l’inspiration de Jammes cadre peu avec ce qui s’écrit et se publie à l’époque, et tant Jammes, sur la question financière, est exigeant au delà de toute pensée.38 Ce qu’Alexis Leger a connu dès l’époque où il était reçu chez Jammes, et ce qu’il sait avoir été le souci continuel de Jammes, n’a pu que le confirmer dans certains de ses choix. Par exemple, s’assurer des moyens de vivre au lieu de parier sur la seule littérature, refuser de continuer à solliciter les éditeurs ou à faire jouer ses relations, ne plus manifester d’impatience quand leurs réponses tardent à venir (c’est-à-dire faire tout le contraire de ce qu’il avait d’abord fait), affecter de répugner à la publication (ce qu’il a fait très tôt), mettre en scène plutôt des retraits de manuscrits que des envois, faire croire que ce sont les amis qui ont voulu la publication, que celle-ci a été presque extorquée (Valery Larbaud) ou faite à son insu (la formule est récurrente dans 36 Les lettres citées sont un peu tardives par rapport à l’époque où Alexis Leger et FJ étaient intimes, mais on peut les considérer comme représentatives d’une attitude qui fut constante chez FJ (les lettres les plus anciennes manquent, pour cause de déménagements répétés du poète). 37 Ce n’est pas une raison parce que Copeau gagne sa vie depuis quelques années avec des articles placés de-ci de-là au compte de Pierre ou de Paul, pour que Rivière puisse être assuré que la profession d’écrivain doit nourrir son homme immanquablement (lettre de G. Frizeau à P. Claudel, 14 février 1910, Correspondance (GF-PC-FJ, p. 172). 38 Voir la lettre de P. Claudel à FJ et la réponse de celui-ci, 14 et 16 septembre 1934, Correspondance GF-PC-FJ, p. 349-350. Les conditions sont trois chroniques par mois au prix de quatre cents francs par chronique. Et les excuses du directeur.
Description: