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René Guénon - Ecrits pour 'Regnabit' PDF

93 Pages·2012·3.25 MB·French
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René Guénon Écrits pour «REGNABIT» (1925-1927) LE SACRE-CŒUR et la Légende du Saint Graal * *** C'est une frondaison aussi - et charmeuse autant que touffue - celle des vieux mythes qui ont fait la première éducation de l'humanité. Beaux rejets de la tradition primitive, ou belles pousses autonomes de l'esprit humain, ces légendes n'exprimeraient-elles pas à leur façon les traits du Christ que le premier homme dut annoncer à ses fils et que toutes les âmes, d'instinct, attendent ? Monsieur René Guénon voit dans le Graal - la coupe mystérieuse de l'un de nos romans mystiques - une figure du Cœur aimant que « le Seigneur donna un jour à sainte Mechtilde sous le symbole d'une coupe d'or où tous les Saints devaient boire le breuvage de vie » (Le livre de la grâce spéciale, 1re par- tie, ch. XXII, n° 41). Puissent tous les vieux mythes nous faire boire à la doctrine traditionnelle où les amis de Regnabit aimeront à retrouver une pré-manifestation du Cœur de Jésus. FÉLIX ANIZAN. * * * Dans un de ses derniers articles (Regnabit, juin 1925), M. Charbonneau-Lassay signale très juste- ment, comme se rattachant à ce qu'on pourrait appeler la « préhistoire du Cœur Eucharistique de Jé- sus », la légende du Saint Graal, écrite au XIIe siècle, mais bien antérieure par ses origines, puisqu'elle est en réalité une adaptation chrétienne de très anciennes traditions celtiques. L'idée de ce rapproche- ment nous était déjà venue à l'occasion de l'article antérieur, extrêmement intéressant au point de vue où nous nous plaçons, intitulé Le Cœur humain et la notion du Cœur de Dieu dans la religion de l'an- cienne Egypte (novembre 1924), et dont nous rappellerons le passage suivant : « Dans les hiéroglyphes, écriture sacrée où souvent l'image de la chose représente le mot même qui la désigne, le cœur ne fut * « Regnabit » - 5e Année – N° 3-4 – Tome IX – AOUT-SEPTEMBRE 1925. 2 cependant figuré que par un emblème : le vase. Le cœur de l'homme n'est-il pas en effet le vase où sa vie s'élabore continuellement avec son sang ? » C'est ce vase, pris comme symbole du cœur et se subs- tituant à celui-ci dans l'idéographie égyptienne, qui nous avait fait penser immédiatement au Saint Graal, d'autant plus que dans ce dernier, outre le sens général du symbole (considéré d'ailleurs à la fois sous ses deux aspects divin et humain), nous voyons encore une relation spéciale et beaucoup plus di- recte avec le Cœur même du Christ. En effet, le Saint Graal est la coupe qui contint le précieux sang du Christ, et qui le contint même deux fois, puisqu'elle servit d'abord à la Cène, et qu'ensuite Joseph d'Arimathie y recueillit le sang et l'eau qui s'échappaient de la blessure ouverte par la lance du centurion au flanc du Rédempteur. Cette coupe se substitue donc en quelque sorte au Cœur du Christ comme réceptacle de son sang, elle en prend pour ainsi dire la place et en devient comme un équivalent symbolique ; et n'est-il pas encore plus remarquable, dans ces conditions, que le vase ait été déjà anciennement un emblème du cœur ? D'ailleurs, la coupe, sous une forme ou sous une autre, joue, aussi bien que le cœur lui-même, un rôle fort important dans beaucoup de traditions antiques ; et sans doute en était-il ainsi notamment chez les Celtes, puisque c'est de ceux-ci qu'est venu ce qui constitua le fond même ou tout au moins la trame de la légende du Saint Graal. Il est regrettable qu'on ne puisse guère savoir avec précision quelle était la forme de cette tradition antérieurement au Christianisme, ainsi qu'il arrive du reste pour tout ce qui concerne les doctrines celtiques, pour lesquelles l'enseignement oral fut toujours l'unique mode de transmission usité ; mais il y a d'autre part assez de concordances pour qu'on puisse du moins être fixé sur le sens des principaux symboles qui y figuraient, et c'est là ce qu'il y a en somme de plus essentiel. Mais revenons à la légende sous la forme où elle nous est parvenue ; ce qu'elle dit de l'origine même du Graal est fort digne d'attention : cette coupe aurait été taillée par les anges dans une émeraude tom- bée du front de Lucifer lors de sa chute. Cette émeraude rappelle d'une façon frappante l'urnâ, la perle frontale qui, dans l'iconographie hindoue, tient souvent la place du troisième œil de Shiva, représentant ce qu'on peut appeler le « sens de l'éternité ». Ce rapprochement nous semble plus propre que tout autre à éclairer parfaitement le symbolisme du Graal ; et l'on peut même y saisir une relation de plus avec le cœur, qui est, pour la tradition hindoue comme pour bien d'autres, mais peut-être plus nettement en- core, le centre de l'être intégral, et auquel, par conséquent, ce « sens de l'éternité » doit être directement rattaché. Il est dit ensuite que le Graal fut confié à Adam dans le Paradis terrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit à son tour, car il ne put l'emporter avec lui lorsqu'il fut chassé de l'Eden ; et cela encore devient fort clair avec le sens que nous venons d'indiquer. L'homme, écarté de son centre originel par sa propre faute, se trouvait désormais enfermé dans la sphère temporelle ; il ne pouvait plus rejoindre le point unique d'où toutes choses sont contemplées sous l'aspect de l'éternité. Le Paradis terrestre, en ef- fet, était véritablement le « Centre du Monde », partout assimilé symboliquement au Cœur divin ; et ne peut-on dire qu'Adam, tant qu'il fut dans l'Eden, vivait vraiment dans le Cœur de Dieu ? Ce qui suit est plus énigmatique : Seth obtint de rentrer dans le Paradis terrestre et put ainsi recou- vrer le précieux vase ; or Seth est une des figures du Rédempteur, d'autant plus que son nom même ex- prime les idées de fondement, de stabilité, et annonce en quelque façon la restauration de l'ordre pri- mordial détruit par la chute de l'homme. Il y avait donc dès lors tout au moins une restauration partielle, en ce sens que Seth et ceux qui après lui possédèrent le Graal pouvaient par là même établir, quelque part sur la terre, un centre spirituel qui était comme une image du Paradis perdu. La légende, d'ailleurs, ne dit pas où ni par qui le Graal fut conservé jusqu'à l'époque du Christ, ni comment fut assurée sa transmission ; mais l'origine celtique qu'on lui reconnaît doit probablement laisser entendre que les Druides y eurent une part et doivent être comptés parmi les conservateurs réguliers de la tradition pri- mordiale. En tout cas, l'existence d'un tel centre spirituel, ou même de plusieurs, simultanément ou suc- cessivement, ne paraît pas pouvoir être mise en doute, quoi qu'il faille penser de leur localisation ; ce qui est à noter, c'est qu'on attacha partout et toujours à ces centres, entre autres désignations, celle de « Cœur du Monde », et que, dans toutes les traditions, les descriptions qui s'y rapportent sont basées sur 3 un symbolisme identique, qu'il est possible de suivre jusque dans les détails les plus précis. Cela ne montre-t-il pas suffisamment que le Graal, ou ce qui est ainsi représenté, avait déjà, antérieurement au Christianisme, et même de tout temps, un lien des plus étroits avec le Cœur divin et avec l'Emmanuel, nous voulons dire avec la manifestation, virtuelle ou réelle selon les âges, mais toujours présente, du Verbe éternel au sein de l'humanité terrestre ? Après la mort du Christ, le Saint Graal fut, d'après la légende, transporté en Grande-Bretagne par Jo- seph d'Arimathie et Nicodème ; alors commence à se dérouler l'histoire des Chevaliers de la Table Ronde et de leurs exploits, que nous n'entendons pas suivre ici. La Table Ronde était destinée à rece- voir le Graal lorsqu'un des Chevaliers serait parvenu à le conquérir et l'aurait apporté de Grande- Bretagne en Armorique ; et cette table est aussi un symbole vraisemblablement très ancien, un de ceux qui furent associés à l'idée de ces centres spirituels auxquels nous venons de faire allusion. La forme circulaire de la table est d'ailleurs liée au « cycle zodiacal » (encore un symbole qui mériterait d'être étudié plus spécialement) par la présence autour d'elle de douze personnages principaux, particularité qui se retrouve dans la constitution de tous les centres dont il s'agit. Cela étant, ne peut-on voir dans le nombre des douze Apôtres une marque, parmi une multitude d'autres, de la parfaite conformité du Christianisme avec la tradition primordiale, à laquelle le nom de « préchristianisme » conviendrait si exactement ? Et d'autre part, à propos de la Table Ronde, nous avons remarqué une étrange concor- dance dans les révélations symboliques faites à Marie des Vallées (voir Regnabit, novembre 1924), et où est mentionnée « une table ronde de jaspe, qui représente le Cœur de Notre-Seigneur » ; en même temps qu'il y est question d'« un jardin qui est le Saint Sacrement de l'autel », et qui, avec ses « quatre fontaines d'eau vive », s'identifie mystérieusement au Paradis terrestre ; n'est-ce pas là encore une confirmation assez étonnante et inattendue des rapports que nous signalions plus haut ? Naturellement, ces notes trop rapides ne sauraient avoir la prétention de constituer une étude com- plète sur une question aussi peu connue ; nous devons nous borner pour le moment à donner de simples indications, et nous nous rendons bien compte qu'il y a là des considérations qui, au premier abord, sont susceptibles de surprendre quelque peu ceux qui ne sont pas familiarisés avec les traditions antiques et avec leurs modes habituels d'expression symbolique ; mais nous nous réservons de les développer et de les justifier plus amplement par la suite, dans des articles où nous pensons pouvoir aborder également bien d'autres points qui ne sont pas moins dignes d'intérêt. En attendant, nous mentionnerons encore, en ce qui concerne la légende du Saint Graal, une étrange complication dont nous n'avons pas tenu compte jusqu'ici : par une de ces assimilations verbales qui jouent souvent dans le symbolisme un rôle non négligeable, et qui d'ailleurs ont peut-être des raisons plus profondes qu'on ne se l'imaginerait à première vue, le Graal est à la fois un vase (grasale) et un li- vre (gradale ou graduale). Dans certaines versions, les deux sens se trouvent même étroitement rap- prochés, car le livre devient alors une inscription tracée par le Christ ou par un ange sur la coupe elle- même. Nous n'entendons actuellement tirer de là aucune conclusion, bien qu'il y ait des rapproche- ments faciles à faire avec le « Livre de Vie » et avec certains éléments du symbolisme apocalyptique. Ajoutons aussi que la légende associe au Graal d'autres objets, et notamment une lance, qui, dans l'adaptation chrétienne, n'est autre que la lance du centurion Longin ; mais ce qui est bien curieux, c'est la préexistence de cette lance ou de quelqu'un de ses équivalents comme symbole en quelque sorte complémentaire de la coupe dans les traditions anciennes. D'autre part, chez les Grecs, la lance d'Achille passait pour guérir les blessures qu'elle avait causées ; la légende médiévale attribue précisé- ment la même vertu à la lance de la Passion. Et ceci nous rappelle une autre similitude du même genre : dans le mythe d'Adonis (dont le nom, du reste, signifie « le Seigneur »), lorsque le héros est frappé mortellement par le boutoir d'un sanglier (remplaçant ici la lance), son sang, en se répandant à terre, donne naissance à une fleur ; or M. Charbonneau a signalé dans Regnabit (janvier 1925) « un fer à hos- ties, du XIIe siècle, où l'on voit le sang des plaies du Crucifié tomber en gouttelettes qui se transforment en roses, et le vitrail du XIIIe siècle de la Cathédrale d'Angers où le sang divin, coulant en ruisseaux, s'épanouit aussi sous forme de roses ». Nous aurons tout à l'heure à reparler du symbolisme floral, envi- 4 sagé sous un aspect quelque peu différent ; mais, quelle que soit la multiplicité des sens que présentent presque tous les symboles, tout cela se complète et s'harmonise parfaitement, et cette multiplicité même, loin d'être un inconvénient ou un défaut, est au contraire, pour qui sait la comprendre, un des avantages principaux d'un langage beaucoup moins étroitement limité que le langage ordinaire. Pour terminer ces notes, nous indiquerons quelques symboles qui, dans diverses traditions, se substi- tuent parfois à celui de la coupe, et qui lui sont identiques au fond ; ce n'est pas là sortir de notre sujet, car le Graal lui-même, comme on peut facilement s'en rendre compte par tout ce que nous venons de dire, n'a pas à l'origine une autre signification que celle qu'a généralement le vase sacré partout où il se rencontre, et qu'a notamment, en Orient, la coupe sacrificielle contenant le Soma védique (ou le Haoma mazdéen), cette extraordinaire « préfiguration » eucharistique sur laquelle nous reviendrons peut-être en quelque autre occasion. Ce que figure proprement le Soma, c'est le « breuvage d'immortalité » (l'Amritâ des Hindous, l'Ambroisie des Grecs, deux mots étymologiquement semblables), qui confère ou restitue, à ceux qui le reçoivent avec les dispositions requises, ce « sens de l'éternité » dont il a été question précédemment. Un des symboles dont nous voulons parler est le triangle dont la pointe est dirigée vers le bas ; c'est comme une sorte de représentation schématique de la coupe sacrificielle, et il se rencontre à ce titre dans certains yantras ou symboles géométriques de l'Inde. D'autre part, ce qui est très remarquable à notre point de vue, c'est que la même figure est également un symbole du cœur, dont elle reproduit d'ailleurs la forme en la simplifiant ; le « triangle du cœur » est une expression courante dans les tradi- tions orientales. Cela nous amène à une observation qui a aussi son intérêt : c'est que la figuration du cœur inscrit dans un triangle ainsi disposé n'a en soi rien que de très légitime ; qu'il s'agisse du cœur humain ou du Cœur divin, et qu'elle est même assez significative quand on la rapporte aux emblèmes usités par certain hermétisme chrétien du moyen âge, dont les intentions furent toujours pleinement or- thodoxes. Si l'on a voulu parfois, dans les temps modernes, attacher à une telle représentation un sens blasphématoire (voir Regnabit, août-septembre 1924), c'est qu'on a, consciemment ou non, altéré la si- gnification première des symboles, jusqu'à renverser leur valeur normale ; il y a là un phénomène dont on pourrait citer maints exemples, et qui trouve d'ailleurs son explication dans le fait que certains sym- boles sont effectivement susceptibles d'une double interprétation et ont comme deux faces opposées. Le serpent, par exemple, et aussi le lion, ne signifient-ils pas à la fois, et suivant les cas, le Christ et Sa- tan ? Nous ne pouvons songer à exposer ici à ce sujet une théorie générale qui nous entraînerait bien loin ; mais on comprendra qu'il y a là quelque chose qui rend très délicat le maniement des symboles, et aussi que ce point requiert une attention toute spéciale lorsqu'il s'agit de découvrir le sens réel de cer- tains emblèmes et de les traduire correctement. Un autre symbole qui équivaut fréquemment à celui de la coupe, c'est un symbole floral : la fleur, en effet, n'évoque-t-elle pas par sa forme l'idée d'une « réceptacle », et ne parte-t-on pas du « calice » d'une fleur ? En Orient, la fleur symbolique par excellence est le lotus ; en Occident, c'est le plus sou- vent la rose qui joue le même rôle. Bien entendu, nous ne voulons pas dire que ce soit là l'unique signi- fication de cette dernière, non plus que du lotus, puisque, au contraire, nous en indiquions nous-même une autre précédemment ; mais nous la verrions volontiers dans le dessin brodé sur ce canon d'autel de l'abbaye de Fontevrault (Regnabit, janvier 1925, figure p. 106), où la rose est placée au pied d'une lance le long de laquelle pleuvent des gouttes de sang. Cette rose apparaît là associée à la lance exactement comme la coupe l'est ailleurs, et elle semble bien recueillir les gouttes de sang plutôt que provenir de la transformation de l'une d'elles ; mais, du reste, les deux significations se complètent bien plus qu'elles ne s'opposent, car ces gouttes, en tombant sur la rose, la vivifient et la font s'épanouir. C'est la « rosée céleste », suivant la figure si souvent employée en relation avec l'idée de la Rédemption, ou avec les idées connexes de régénération et de résurrection ; mais cela encore demanderait de longues explica- tions, quand bien même nous nous bornerions à faire ressortir la concordance des différentes traditions à l'égard de cet autre symbole. 5 D'autre part, puisqu'il a été question ici de la Rose-Croix à propos du sceau de Luther (janvier 1925), nous dirons que cet emblème hermétique fut d'abord spécifiquement chrétien, quelles que soient les fausses interprétations plus ou moins « naturalistes » qui en ont été données à partir du XVIIIe siècle ; et n'est-il pas remarquable que la rose y occupe, au centre de la croix, la place même du Sacré-Cœur ? En dehors des représentations où les cinq plaies du Crucifié sont figurées par autant de roses, la rose centrale, lorsqu'elle est seule, peut fort bien s'identifier au Cœur lui-même, au vase qui contient le sang, qui est le centre de la vie et aussi le centre de l'être tout entier. Il y a encore au moins un autre équivalent symbolique de la coupe : c'est le croissant lunaire ; mais celui-ci, pour être convenablement expliqué, exigerait des développements qui seraient tout à fait en dehors du sujet de la présente étude ; nous ne le mentionnons donc que pour ne négliger entièrement aucun côté de la question. De tous les rapprochements que nous venons de signaler, nous tirerons déjà une conséquence que nous espérons pouvoir rendre encore plus manifeste pat la suite : lorsqu'on trouve partout de telles concordances, n'y a-t-il pas là plus qu'un simple indice de l'existence d'une tradition primordiale ? Et comment expliquer que, le plus souvent, ceux mêmes qui se croient obligés d'admettre en principe cette tradition primordiale n'y pensent plus ensuite et raisonnent en fait exactement comme si elle n'avait ja- mais existé, où tout au moins comme si rien ne s'en était conservé au cours des siècles ? Si l'on veut bien réfléchir à ce qu'il y a d'anormal dans une telle attitude, on sera peut-être moins disposé à s'étonner de certaines considérations, qui, à la vérité, ne paraissent étranges qu'en vertu des habitudes mentales propres à notre époque. D'ailleurs, il suffit de chercher un peu, à la condition de n'y apporter aucun par- ti pris, pour découvrir de tous côtés les marques de cette unité doctrinale essentielle, dont la conscience a pu parfois s'obscurcir dans l'humanité, mais qui n'a jamais entièrement disparu ; et, à mesure qu'on avance dans cette recherche, les points de comparaisons multiplient comme d'eux-mêmes et des preu- ves nouvelles apparaissent à chaque instant ; certes, le Quærite et invenietis de l'Évangile n'est pas un vain mot. RENÉ GUÉNON. 6 LE CHRISME & LE CŒUR * *** dans les anciennes Marques corporatives Dans un article, d'un caractère d'ailleurs purement documentaire, consacré à l'étude d'Armes avec motifs astrologiques et talismaniques, et paru dans la Revue de l'Histoire des Religions (juillet-octobre 1924), M. W. Deonna, de Genève, comparant les signes qui figurent sur ces armes avec d'autres sym- boles plus ou moins similaires, est amené à parler notamment du « quatre de chiffre », qui fut « usuel aux XVIe et XVIIe siècles (1), comme marque de fabrique pour les imprimeurs, les tapissiers, comme marque de commerce pour les marchands, comme marque de famille et de maison pour les particuliers, qui le mettent sur leurs dalles tombales, sur leurs armoiries ». Il note que ce signe « se prête à toutes sortes de combinaisons, avec la croix, le globe, le cœur, s'associe aux monogrammes des propriétaires, se complique de barres adventices », et il en reproduit un certain nombre d'exemples. Nous pensons que ce fut essentiellement une « marque de maîtrise », commune à beaucoup de corporations diverses, auxquelles les particuliers et les familles qui se servirent de ce signe étaient sans doute unis par quel- ques liens, souvent héréditaires. M. Deonna parle ensuite, assez sommairement, de l'origine et de la signification de cette marque : « M. Jusselin, dit-il, la dérive du monogramme constantinien, déjà librement interprété et défiguré sur les documents mérovingiens et carolingiens (2), mais cette hypothèse apparaît tout à fait arbitraire, et aucune analogie ne l'impose ». Tel n'est point notre avis, et cette assimilation doit être au contraire fort naturelle, car, pour notre part, nous l'avions toujours faite de nous-même, sans rien connaître des tra- vaux spéciaux qui pouvaient exister sur la question, et nous n'aurions même pas cru qu'elle pouvait être contestée, tant elle nous semblait évidente. Mais continuons, et voyons quelles sont les autres explica- tions proposées : « Serait-ce le 4 des chiffres arabes, substitués aux chiffres romains dans les manus- crits européens avant le XIe siècle ?... Faut-il supposer qu'il représente la valeur mystique du chiffre 4, qui remonte à l'antiquité, et que les modernes ont conservée ? » M. Deonna ne rejette pas cette interpré- tation, mais il en préfère une autre : il suppose « qu'il s'agit d'un signe astrologique », celui de Jupiter. A vrai dire, ces diverses hypothèses ne s'excluent pas forcément : il peut fort bien y avoir eu, dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, superposition et même fusion de plusieurs symboles en un seul, auquel se trouvent par là même attachées des significations multiples ; il n'y a là rien dont on doive s'étonner, puisque, comme nous l'avons dit précédemment, cette multiplicité de sens est comme inhé- rente au symbolisme, dont elle constitue même un des plus grands avantages comme mode d'expres- sion. Seulement, il faut naturellement pouvoir reconnaître quel est le sens premier et principal du sym- * « Regnabit » - 5e Année. – N° 6 – Tome IX – NOVEMBRE 1925. (1) Le même signe fut déjà fort employé au XVe siècle, tout au moins en France, et notamment dans les marques d'im- primeurs. Nous en avons relevé les exemples suivants : Wolf (Georges), imprimeur-libraire a Paris, 1489 ; Syber (Jehan), imprimeur à Lyon, 1478 ; Rembolt (Bertholde), imprimeur à Paris, 1489. (2) Origine du monogramme des tapissiers, dans le Bulletin monumental, 1922, pp. 433-435. 7 bole ; et, ici, nous persistons à penser que ce sens est donné par l'identification avec le Chrisme, tandis que les autres n'y sont associés qu'à titre secondaire. Il est certain que le signe astrologique de Jupiter, dont nous donnons ici les deux formes principales (fig. 1), présente, dans son aspect général, une ressemblance avec le chiffre 4 ; il est certain aussi que l'usage de ce signe peut avoir un rapport avec l'idée de « maîtrise », et nous y reviendrons plus loin ; mais, pour nous, cet élément, dans le symbolisme de la marque dont il s'agit, ne saurait venir qu'en troi- sième lieu. Notons, du reste, que l'origine même de ce signe de Jupiter est fort incertaine, puisque quel- ques-uns veulent y voir une représentation de l'éclair, tandis que, pour d'autres, il est simplement l'ini- tiale du nom de Zeus. FIG. 1 D'autre part, il ne nous paraît pas niable que ce que M. Deonna appelle la « valeur mystique » du nombre 4 a également joué ici un rôle, et même un rôle plus important, car nous lui donnerions la se- conde place dans ce symbolisme complexe. On peut remarquer, à cet égard, que le chiffre 4, dans tou- tes les marques où il figure, a une forme qui est exactement celle d'une croix dont deux extrémités sont jointes par une ligne oblique (fig. 2) ; or la croix était dans l'antiquité, et notamment chez les pythagori- ciens, le symbole du quaternaire (ou plus exactement un de ses symboles, car il y en avait un autre qui était le carré) ; et, d'autre part, l'association de la croix avec le monogramme du Christ a dû s'établir de la façon la plus naturelle. FIG. 2 FIG. 3 Cette remarque nous ramène au Chrisme ; et, tout d'abord, nous devons dire qu'il convient de faire une distinction entre le Chrisme constantinien proprement dit, le signe du Labarum, et ce qu'on appelle le Chrisme simple. Celui-ci (fig. 3) nous apparaît comme le symbole fondamental d'où beaucoup d'au- tres sont dérivés plus ou moins directement ; on le regarde comme formé par l'union des lettres I et X, c'est-à-dire des initiales grecques des deux mots Iésous Christos, et c'est là, en effet, en sens qu'il a reçu dès les premiers temps du Christianisme ; mais ce symbole, en lui-même, est fort antérieur, et il est un de ceux que l'on trouve répandus un peu partout et à toutes les époques. Il y a donc là un exemple de cette adaptation chrétienne de signes et de récits symboliques préchrétiens, que nous avons déjà signa- lée à propos de la légende du Saint Graal ; et cette adaptation doit apparaître, non seulement comme lé- gitime, mais en quelque sorte comme nécessaire, à ceux qui, comme nous, voient dans ces symboles des vestiges de la tradition primordiale. La légende du Graal est d'origine celtique ; par une coïncidence assez remarquable, le symbole dont nous parlons maintenant se retrouve aussi en particulier chez les Celtes, où il est un élément essentiel de la « rouelle » (fig. 4) ; celle-ci, d'ailleurs, s'est perpétuée à tra- vers le moyen âge, et il n'est pas invraisemblable d'admettre qu'on peut y rattacher même la rosace des 8 cathédrales (3). Il existe, en effet, une connexion certaine entre la figure de la roue et les symboles flo- raux à significations multiples, tels que la rose et le lotus, auxquels nous avons fait allusion dans notre précédent article ; mais ceci nous entraînerait trop loin de notre sujet. Quant à la signification générale de la roue, où les modernes veulent d'ordinaire voir un symbole exclusivement « solaire », suivant un genre d'explication dont ils usent et abusent en toutes circonstances, nous dirons seulement, sans pou- voir y insister autant qu'il le faudrait, qu'elle est tout autre chose en réalité, et qu'elle est avant tout un symbole du Monde, comme on peut s'en convaincre notamment par l'étude de l'iconographie hindoue. Pour nous en tenir à la « rouelle » celtique (4), nous signalerons encore, d'autre part, que la même ori- gine et la même signification doivent très probablement être attribuées à l'emblème qui figure dans l'angle supérieur du pavillon britannique (fig. 6), emblème qui n'en diffère en somme qu'en ce qu'il est inscrit dans un rectangle au lieu de l'être dans une circonférence, et dans lequel certains Anglais veulent voir le signe de la suprématie maritime de leur patrie (5). FIG. 4 Nous ferons à cette occasion une remarque extrêmement importante en ce qui concerne le symbo- lisme héraldique : c'est que la forme du Chrisme simple est comme une sorte de schéma général suivant lequel ont été disposées, dans le blason, les figures les plus diverses. Que l'on regarde, par exemple, un aigle ou tout autre oiseau héraldique, et il ne sera pas difficile de se rendre compte qu'on y trouve effec- tivement cette disposition (la tête, la queue, les extrémités des ailes et des pattes correspondant aux six pointes de la fig. 3) ; que l'on regarde ensuite un emblème tel que la fleur de lys, et l'on fera encore la même constatation. Peu importe d'ailleurs, dans ce dernier cas, l'origine réelle de l'emblème en ques- tion, qui a donné lieu à tant d'hypothèses : que la fleur de lys soit vraiment une fleur, ce qui nous ramè- nerait aux symboles floraux que nous rappelions tout à l'heure (le lis naturel a d'ailleurs six pétales), ou qu'elle ait été primitivement un fer de lance, ou un oiseau, ou une abeille, l'antique symbole chaldéen de la royauté (hiéroglyphe sâr), ou même un crapaud (6), ou encore, comme c'est plus probable, qu'elle résulte de la synthèse de plusieurs de ces figures, toujours est-il qu'elle est strictement conforme au schéma dont nous parlons. (3) Dans un article antérieur, M. Deonna a reconnu lui-même une relation entre la « rouelle » et le Chrisme (Quelques réflexions sur le Symbolisme, en particulier dans l'art préhistorique, dans la Revue de Histoire des Religions, janvier-avril 1924) ; nous sommes d'autant plus surpris de le voir nier ensuite la relation, pourtant plus visible, qui existe entre le Chrisme et le « quatre de chiffre ». (4) Il existe deux types principaux de cette « rouelle », l'un à six rayons (fig. 4) et l'autre à huit (fig. 5), chacun de ces nombres ayant naturellement sa raison d'être et sa signification. C'est au premier qu'est apparenté le Chrisme ; quant au se- cond (auquel on peut rattacher de la même façon, entre autres emblèmes, la « Santo Estrello », l'étoile symbolique de la Provence), il est intéressant de noter qu'il présente une similitude très nette avec le lotus hindou à huit pétales. (5) La forme même de la « rouelle » se retrouve d'une façon frappante lorsque le même emblème est tracé sur le bouclier que porte la figure allégorique d'Albion. (6) Cette opinion, si bizarre qu'elle puisse paraître, a da être admise assez anciennement, car, dans les tapisseries du XVe siècle de la cathédrale de Reims, l'étendard de Clovis porte trois crapauds. - Il est d'ailleurs fort possible que, primitivement, ce crapaud ait été en réalité une grenouille, antique symbole de résurrection. 9 FIG. 5 FIG. 6 Une des raisons de cette particularité doit se trouver dans l'importance des significations attachées au nombre 6, car la figure que nous envisageons n'est pas autre chose, au fond, qu'un des symboles géométriques qui correspondent à ce nombre. Si l'on joint ses extrémités de deux en deux (fig. 7), on obtient un autre symbole sénaire bien connu, le double triangle (fig. 8), auquel on donne le plus souvent le nom de « sceau de Salomon » (7). Cette figure est très fréquemment usitée chez les Juifs et chez les Arabes, mais elle est aussi un emblème chrétien ; elle fut même, ainsi que M. Charbonneau-Lassay nous l'a signalé, un des anciens symboles du Christ, comme le fut aussi une autre figure équivalente, l'étoile à six branches (fig. 9), qui n'en est en somme qu'une simple variante, et comme l'est, bien en- tendu, le Chrisme lui-même, ce qui est encore une raison d'établir entre ces signes un étroit rapproche- ment. L'hermétisme chrétien du moyen âge voyait entre autres choses, dans les deux triangles opposés et entrelacés, dont l'un est comme le reflet ou l'image inversée de l'autre, une représentation de l'union des deux natures divine et humaine dans la personne du Christ ; et le nombre 6 a parmi ses significa- tions celles d'union et de médiation, qui conviennent parfaitement au Verbe incarné. D'autre part, ce même nombre est, suivant la Kabbale hébraïque, le nombre de la création (l'œuvre des six jours), et, sous ce rapport, l'attribution de son symbole au Verbe ne se justifie pas moins bien : c'est comme une sorte de traduction graphique du « per quem omnia facta sunt » du Credo (8). FIG. 7 FIG. 8 FIG. 9 Maintenant, ce qui est à noter tout spécialement au point de vue où nous nous plaçons dans la pré- sente étude, c'est que le double triangle fut choisi, au XVIe siècle ou peut-être même antérieurement, comme emblème et comme signe de ralliement par certaines corporations ; il devint même à ce titre, surtout en Allemagne, l'enseigne ordinaire des tavernes ou brasseries où lesdites corporations tenaient leurs réunions (9). C'était en quelque sorte une marque générale et commune, tandis que les figures plus (7) Cette figure est appelée aussi quelquefois « bouclier de David », et encore « bouclier de Michaël » ; cette dernière dé- signation pourrait donner lieu à des considérations très intéressantes. (8) En Chine, six traits autrement disposés constituent pareillement un symbole du Verbe ; ils représentent aussi le terme moyen de la Grande Triade, c'est-à-dire le Médiateur entre le Ciel et la Terre, unissant en lui les deux natures céleste et ter- restre. (9) A ce propos, signalons en passant un fait curieux et assez peu connu : la légende de Faust, qui date à peu près de la même époque, constituait le rituel d'initiation des ouvriers imprimeurs. 10

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Monsieur René Guénon voit dans le Graal - la coupe mystérieuse de l'un de nos romans mystiques - une figure du Cœur aimant que « le Seigneur
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