Tom Regan POUR LES DROITS DES ANIMAUX* Je me considère comme un militant des droits des animaux - comme faisant partie du mouvement pour les droits des animaux. Ce mouvement, tel que je le conçois, est dédié à un certain nombre de buts parmi lesquels : -l’abolition totale de l’utilisation des animaux dans les sciences ; - l’élimination totale de l’élevage à des fins commerciales ; - l’interdiction totale de la chasse pour le sport et le commerce ainsi que l’interdiction du piégeage. Je suis conscient qu’il existe des gens qui disent défendre les droits des animaux et qui ne soutiennent pas les buts énoncés ci- dessus. Pour eux, l’élevage industriel est mauvais - car il bafoue les droits des animaux - mais ils estiment que l’élevage tradi tionnel n’est pas condamnable. Pour eux, les tests de toxicité de cosmétiques sur les animaux bafouent leurs droits, mais les * Tom Regan, « The Case for Animal Rights », dans P. Singer (éd.), In Defence of Animais, New York, Blackwell, 1983, p. 13-26. La présente traduction a été établie par Éric Moreau et revue par Hicham-Stéphane Afeissa à 1 ’ occasion de cette publication. Elle a d’abord paru dans les Cahiers antispécistes, 1992, n° 5. 162 TOM REGAN grands programmes de la recherche médicale - comme, par exemple, la recherche sur le cancer - ne le font pas. L’abattage des bébés phoques est intolérable, mais pas celui des phoques adultes. Il fut un temps où je croyais comprendre ce raisonnement. Plus maintenant. Il est impossible de changer des institutions injustes en se contentant de les améliorer. Ce qui est mal - fondamentalement mal - dans la manière dont sont traités les animaux, ce ne sont pas les détails, qui varient d’un cas à l’autre. C’est le système dans son ensemble qui est mauvais. La misère du veau élevé pour la viande est pitoyable, écœurante. La douleur intense que ressent le chimpanzé dont le cerveau est implanté d’électrodes est répugnante. La lente agonie du raton laveur pris à la patte par un piège est insupportable. Mais ce qui est mal, ce n’est pas la douleur, la souffrance ou la priva tion. Tous ces éléments font partie d’un tout qui est mauvais. Parfois, souvent même, tous ces éléments rendent le tout encore pire, bien pire. Mais ces éléments ne sont pas le mal fondamental. Le mal fondamental est le système qui nous autorise à considérer les animaux comme nos ressources, comme étant à notre disposition, pour être mangés, subir des expériences chirur gicales ou encore pour être exploités pour l’argent ou le sport. Dès lors que l’on accepte de considérer les animaux comme nos ressources, les conséquences sont aussi prévisibles que regret tables. Pourquoi se lamenter sur leur solitude, leur souffrance ou leur mort? Étant donné que les animaux existent pour nous - pour que nous en tirions un profit quelconque -, ce qui leur nuit ne pose pas vraiment problème - ou ne commence à le faire que si cela nous contrarie, ou nous met légèrement mal à l’aise au moment de manger notre escalope de veau. Dans ce cas, faisons en sorte que le veau ne soit plus maintenu dans l’isolement, qu’il ait plus d’espace, un peu de paille et quelques compagnons. Mais qu’on ne nous enlève pas notre escalope ! POUR LES DROITS DES ANIMAUX 163 Cependant, ce n’est pas un peu de paille, plus d’espace ou quelques compagnons qui élimineront, ni même allégeront, le mal fondamental qui reste attaché au fait que nous considérions et traitions les animaux comme nos ressources. Un veau est consi déré et traité comme une simple ressource quand il est élevé dans l’isolement pour être tué puis mangé. Mais c’est aussi le cas du veau qui est élevé (comme on dit) « plus humainement ». Ce n’est pas simplement en rendant « plus humaines » les méthodes d’éle vage que nous réparerons nos torts envers les animaux d’élevage. Il n’y a pas d’autre solution que de faire disparaître purement et simplement l’élevage à des fins commerciales. Y arriverons-nous? Arriverons-nous aussi, dans le cas des animaux de laboratoire, à l’abolition de leur utilisation? Si oui, comment y arriverons-nous ? Il s’agit là dans une large mesure de questions politiques. Les gens doivent changer de convictions avant qu’ils ne changent leurs habitudes. Il faut qu’il y ait un nombre suffisant de personnes, et plus particulièrement parmi les élus qui exercent une fonction publique, qui croient à la possi bilité de changer les choses dans ce domaine - et qui le désirent - avant que des lois ne soient votées pour protéger les droits des animaux. Ce processus de changement est très compliqué, très exigeant, très épuisant et nécessite l’effort conjugué de nom breuses personnes travaillant dans l’éducation, la publicité, les organisations politiques. Toutes les bonnes volontés sont néces saires, y compris celles des personnes qui colleront les timbres et les enveloppes. En tant que philosophe de formation et de profession, ma contribution au mouvement est limitée, mais, je l’espère, importante. Ce qui a de l’importance en philosophie, ce sont les idées - leur signification et leur fondement rationnel, non pas les rouages du processus législatif, par exemple, ou les détails de l’organisation de la communauté. Telle est ma mission depuis les dix dernières années ou presque dans mes essais et mes 164 TOM REGAN conférences, et, plus récemment, dans mon livre, The Case for Animal Rights1. Je pense que les conclusions essentielles auxquelles j’arrive dans cet ouvrage sont correctes parce qu’elles sont soutenues par le poids des meilleurs arguments. Je crois que l’idée des droits des animaux est fondée en raison, et qu’elle n’est pas seulement inspirée par de bons sentiments. Dans les quelques pages dont je dispose ici, je ne peux qu’ébaucher dans leurs grandes lignes certains des aspects princi paux de mon livre. Les sujets principaux qu’il traite - et cela n’est pas surprenant - impliquent de poser et de répondre à des questions morales profondes, à des questions de fondement, à la fois sur la définition de la moralité, sur la manière dont elle doit être comprise, et sur le choix, tout bien pesé, de la meilleure théorie morale. J’espère pouvoir rapporter ici ce que je crois être les grandes lignes de cette théorie. Il s’agit d’une entreprise qui, pour reprendre le mot qu’un lecteur critique a utilisé pour parler favorablement de mes travaux, est de type cérébral, peut- être même trop cérébral. Mais cette impression est peut-être trompeuse. Les sentiments que m’inspirent la manière dont sont parfois traités les animaux sont aussi profonds et intenses que ceux de mes compatriotes moins pondérés. Les philosophes - pour utiliser le jargon à la mode - ont bien une partie droite du cerveau. Cependant, si c’est avec la partie gauche que nous participons au débat (comme nous devrions le faire), c’est parce que c ’ est là que résident les talents que nous pouvons avoir. Comment procéder? Nous commencerons par nous demander comment le statut moral des animaux a été interprété par les penseurs qui refusent d’accorder des droits aux animaux. 1. T. Regan, The Case for Animal Rights, Berkeley, University of California Press, 1983. POUR LES DROITS DES ANIMAUX 165 Ensuite, nous mettrons à l’épreuve la substance de leurs idées en examinant comment elles résistent à la pression d’une critique loyale. Si nous procédons de la sorte, nous découvrirons rapide ment que certaines personnes croient que nous n’avons pas de devoirs directs envers les animaux, que nous ne leur devons rien et que rien de ce que nous pouvons leur faire ne peut constituer une injustice à leur égard. Ou plutôt, il est possible de commettre des actes injustes qui impliquent les animaux, et par conséquent nous avons des devoirs dans les situations dans lesquelles ils sont impliqués, mais ces devoirs ne les concernent pas direc tement. Une telle conception des choses peut être qualifiée de « conception des devoirs indirects ». Illustrons cette théorie avec l’exemple suivant: supposons que votre voisin frappe votre chien. Votre voisin a donc fait quelque chose de mal. Mais pas à votre chien. Le mal qui a été fait l’a été envers vous. Après tout, il est mal d’ennuyer les gens, et le fait que votre voisin ait frappé votre chien vous ennuie. C’est donc vous qui subissez un préjudice, pas votre chien. Ou encore : en battant votre chien, votre voisin porte atteinte à votre propriété. Et comme il est mal d’endommager la propriété d’autrui, le voisin vous a fait du tort - à vous, pas à votre chien. Votre voisin ne commet pas plus une injustice envers votre chien qu’il n’en commettrait envers votre voiture s’il en cassait le pare-brise. Les devoirs de votre voisin qui impliquent votre chien sont des devoirs indirects envers vous. D’une manière générale, tous nos devoirs envers les animaux sont des devoirs indirects que nous avons les uns envers les autres - envers l’humanité. Comment est-il possible de défendre un tel point de vue? Certains diront peut-être que votre chien ne ressent rien et que, par conséquent, il est impossible qu’il ait été blessé par le coup que lui a porté votre voisin ; ils diront que votre chien ne se soucie guère de la douleur puisqu’il ne peut la ressentir - qu’il est aussi 166 TOMREGAN inconscient que votre pare-brise. Certains tiendront peut-être ces propos, mais nul esprit rationnel ne reprendra ce genre d’idées à son compte, puisque, entre autres implications, une telle vision des choses conduit ceux qui la soutiennent à déclarer que les êtres humains non plus ne ressentent pas de la souffrance - que les êtres humains ne se soucient pas non plus de ce qui leur arrive. D’autres personnes vous diront que l’être humain et le chien sont affectés lorsqu’ils sont frappés, mais que seule la souffrance humaine importe. Là encore, nul esprit rationnel ne peut défendre cette hypothèse. La douleur reste la douleur, où qu’elle se produise. Si la douleur que vous cause votre voisin est mauvaise en vertu même de sa seule existence comme douleur, il est impossible, d’un point de vue rationnel, d’ignorer ou de rejeter la pertinence morale de la douleur qu’éprouve votre chien. Les philosophes qui soutiennent la thèse des devoirs indirects - et ils sont encore nombreux - en sont venus à comprendre qu’ils doivent s’efforcer d’éviter les deux écueils que nous venons de citer, à savoir : l’idée que les animaux ne ressentent rien et l’idée que seule la souffrance humaine peut revêtir une pertinence morale. Le point de vue qui prévaut actuellement chez ces penseurs est une forme ou une autre de ce que l’on appelle le « néo-contractualisme » (contractarianism). Voici, très grossièrement, l’idée principale de cette théorie : la moralité se compose d’un ensemble de règles que des individus décident librement de respecter, de la même manière que lorsque nous signons un contrat (d’où le nom de « néo-contractualisme »). Ceux qui comprennent et acceptent les termes du contrat sont directement couverts. Ils ont des droits créés, reconnus et pro tégés par le contrat. Les contractants peuvent aussi stipuler que la protection soit étendue à d’autres qui - même s’ils sont incapables de comprendre ce qu’est la moralité, et, par conséquent, de signer eux-mêmes un contrat - sont aimés ou chéris par les signataires POUR LES DROITS DES ANIMAUX 167 du contrat. Ainsi, les jeunes enfants, par exemple, ne sont pas capables de signer un contrat et n’ont pas de droits. Ils sont toute fois protégés par le contrat en raison des intérêts d’ordre senti mental qui les lient aux signataires - en premier lieu, ceux de leurs parents. Nous avons donc des devoirs qui impliquent les enfants, des devoirs qui les concernent, mais pas de devoirs envers eux. Dans ce cas, nos devoirs sont des devoirs indirects envers d’autres êtres humains, en l’occurrence envers leurs parents. Quant aux animaux, puisqu’ils sont incapables de comprendre ce qu’est un contrat, il est évident qu’ils ne peuvent pas en signer. Et pour cette raison même, ils ne possèdent aucun droit. Cependant, tout comme les enfants, certains animaux sont l’objet d’un intérêt d’ordre sentimental de la part de certaines personnes. Vous aimez peut-être, par exemple, votre chien ou votre chat. Il arrive ainsi que les animaux dont la plupart des gens se soucient (les animaux de compagnie, les baleines, les bébés phoques, les ours des Pyrénées, etc.) bénéficient d’une protection en raison de l’intérêt d’ordre sentimental qu’on leur porte, même s’ils ne possèdent aucun droit en eux-mêmes. Par conséquent, selon le néo-contractualisme, je n’ai pas de devoir direct envers votre chien ni envers aucun autre animal, même pas le devoir de ne pas leur causer de la douleur ou de la souffrance. Mon devoir de ne pas causer de mal à un animal est un devoir que j’ai envers les gens qui se préoccupent du sort de cet animal. Quant aux autres animaux, à l’égard desquels les intérêts d’ordre senti mental sont très faibles voire inexistants, par exemple les animaux d’élevage ou les rats de laboratoire, les devoirs que nous avons envers eux s’amenuisent au point peut-être de disparaître. La douleur et la mort que ces animaux supportent, même si elles sont réelles, ne sont pas moralement condamnables si personne ne s’en soucie. 168 TOM REGAN Touchant le point précis du statut moral qu’il convient d’accorder aux animaux, la position que défendent les partisans du néo-contractualisme pourrait être difficile à réfuter si elle offrait une approche théorique satisfaisante du statut moral des êtres humains. Cependant, cette théorie n’est pas satisfaisante sur ce dernier point, ce qui rend par là même éminemment discutable la pertinence de son approche en ce qui concerne les animaux. En effet : la moralité, selon la version élémentaire de la théorie néo-contractualiste présentée ci-dessus, se définit comme un ensemble de règles que des personnes décident de respecter. Quelles personnes? Eh bien, un nombre suffisant de personnes pour avoir, collectivement, le pouvoir de faire respecter les règles définies dans le contrat. Tout cela est très bien pour les signataires, mais pas pour ceux à qui l’on n’a pas demandé de signer. Et il n’y a rien, dans la forme de néo-contractualisme dont nous parlons, qui garantisse que chacun aura une chance de participer de manière égale à l’élabo ration des règles de la moralité. Par conséquent, cette approche de l’éthique pourrait cautionner les formes les plus flagrantes d’injustice sociale, économique, morale ou politique, que cela prenne la forme d’un système de castes répressif ou d’une discri mination raciale ou sexuelle systématique. Selon cette théorie, le droit est effectivement celui du plus fort. Les victimes de l’injustice peuvent bien souffrir tant qu’ elles veulent. Cela n’ a pas d’importance tant que personne - c’est-à-dire, aucun signataire, ou pas assez d’entre eux - ne s’en soucie. Une telle théorie est à vous couper le souffle moral... L’apartheid, par exemple, cesserait-elle d’être une injustice en Afrique du Sud au motif que trop peu de Blancs sud-africains s’en indignent? Une théorie qui a si peu à son actif pour se recommander à notre attention au plan des devoirs à observer envers nos semblables humains ne peut certainement pas avoir quoi que ce soit de plus à son actif quand il POUR LES DROITS DES ANIMAUX 169 s’agit de déterminer les devoirs à observer envers nos semblables animaux. La version de néo-contractualisme que nous venons d’examiner est, comme je l’ai indiqué, une version élémentaire, et, pour être justes envers les partisans de cette théorie, nous devons faire remarquer qu’il en existe des variantes beaucoup plus raffinées, subtiles et ingénieuses que celle que venons d’ana lyser. Par exemple, John Rawls, dans sa Théorie de la justicel, propose une version de néo-contractualisme qui oblige les signa taires du contrat à faire abstraction des caractéristiques acciden telles d’un être humain, par exemple, du fait d’être noir ou blanc, homme ou femme, un génie ou un individu intellectuellement peu doué. Selon Rawls, ce n’est qu’en faisant abstraction de ces caractéristiques qu’il est possible de garantir que les principes de justice sur lesquels les contractants tomberont d’accord ne seront pas fondés sur un parti pris ou un préjugé. Malgré le progrès que représente la conception de Rawls par rapport aux autres variétés plus grossières de néo-contractualisme, elle reste encore insuffi sante. En effet, sa théorie nie systématiquement que nous ayons des devoirs directs envers ceux qui, parmi les êtres humains, n’ont pas le sens de la justice - envers les jeunes enfants, par exemple, ou envers beaucoup d’handicapés mentaux. Et cependant, il n’est guère douteux que si nous torturions un enfant ou un vieillard handicapé mental, nous commettrions à son égard une injustice, et non pas un acte qui ne serait un mal que dans la mesure où d’autres êtres humains dotés, eux, d’un sens de la justice s’en émeuvent. Et puisque cela est vrai dans le cas de ces êtres humains, il est impossible rationnellement de ne pas admettre qu’il en est de même en ce qui concerne les animaux. 1. J. Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987. 170 TOM REGAN Les théories des devoirs indirects, y compris les meilleures d’entre elles, n’arrivent donc pas à gagner notre adhésion rationnelle. C’est pourquoi, quelle que soit la théorie éthique que nous devrions rationnellement accepter, celle-ci devrait au moins reconnaître que nous avons certains devoirs directs envers les animaux, tout comme nous en avons les uns envers les autres. Les deux théories dont je vais parler maintenant tentent de satisfaire cette exigence. J’appellerai la première de ces théories la conception de la « cruauté-gentillesse ». Cela veut dire, en bref, que nous avons un devoir direct de gentillesse envers les animaux ainsi qu’un devoir direct de ne pas être cruel à leur égard. En dépit de son aspect familier et rassurant, je ne pense pas qu’une telle conception offre une théorie adéquate. Pour clarifier les choses, voyons ce qu’il en est de la gentillesse. Une personne qualifiée de « gentille » sera en tant que telle animée par un certain genre de motifs - la pitié ou la sollicitude, par exemple. Et un tel comportement est vertueux. Mais rien ne garantit qu’un acte accompli par gentillesse soit par là même un acte juste. Si, par exemple, je suis un raciste généreux, je serais tenté d’agir de manière généreuse envers les membres de ma race, en mettant leurs intérêts au dessus de ceux des autres. Ma gentillesse serait alors réelle et, en tant que telle, elle constituerait une bonne chose. Mais, de toute évidence, ma gentillesse ne serait pas au-dessus de tout reproche moral, et en fait elle est même positivement condamnable parce qu’ elle est profondément injuste. Ainsi, la gentillesse, bien qu’elle soit par elle-même une vertu qu’il convient d’encourager, ne suffit pas à fonder une théorie de l’action juste. Et il en va de même pour la cruauté. L’on dira d’une personne ou de l’une de ses actions qu’elle est cruelle si elle témoigne d’un manque de sympathie à l’endroit de la souffrance d’autrui - ou pire encore : si elle témoigned’unejubilationàvoirl’autre souffrir.
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