« Introduction : Pertinence et actualité de la pensée internationale de Carl Schmitt » Jean-François Thibault Études internationales, vol. 40, n° 1, 2009, p. 5-15. Pour citer la version numérique de ce document, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/037569ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Document téléchargé le 16 juillet 2009 INTRODUCTION. PERTINENCE ET ACTUALITÉ DE LA PENSÉE ... 5 Introduction Pertinence et actualité de la pensée internationale de Carl Schmitt Jean-François THIBAULT* Suspecte, sulfureuse, scandaleuse et possiblement même dangereuse, la pensée politique et internationale de Carl Schmitt (1888-1985) a fréquemment suscité une réaction épidermique chez certains de ses détracteurs avant tout soucieux de jeter l’opprobre sur un auteur qu’une incontestable complicité – et c’est le moins que l’on puisse dire – avec le mouvement national-socialiste condamnerait pour ainsi dire d’avance. De manière générale, deux camps s’af- frontent. Il y a d’une part ceux qui refusent de voir autre chose dans la production intellectuelle de Schmitt que des prises de position « meurtrières » dont les « res- sorts internes » impliqueraient invariablement une convergence avec le nazisme (Zarka 2005 : 10 et 91). Pour ces derniers, C. Schmitt ne serait rien d’autre qu’un vulgaire et très opportuniste idéologue nazi – il l’aurait d’ailleurs toujours été puisque sa pensée « l’y conduisait » et « l’y maintiendra » (Zarka 2005 : 9)1 – dont les écrits auraient tout au plus une valeur strictement documentaire, au même titre par exemple que le Mein Kampf rédigé par Adolf Hitler en 1923- 1924, ce qui justifi e entièrement qu’ils ne creusent pas plus avant leur possible pertinence conceptuelle ou théorique. Il y a, d’autre part, ceux qui estiment que la réfl exion de Schmitt, notamment celle qui est antérieure et postérieure à sa période nazie – qui s’étend au minimum entre 1933 et 1938, lorsque paraît son ouvrage controversé sur le Léviathan de Thomas Hobbes (Schmitt 2002), pour peut-être même courir jusqu’en 1942 – procède vraisemblablement d’un travail suffi samment rigoureux et peut-être même particulièrement clairvoyant sur la politique pour justifi er qu’on ne le disqualifi e pas ipso facto et qu’on s’interdise de le lire et d’en faire l’étude. Non pas que cette possible pertinence déchargerait l’auteur de sa respon- sabilité d’avoir consciemment contribué, sur le plan juridique qui est celui qu’il revendiquera, à la mise en place et à l’organisation d’un régime qui aura sciem- ment œuvré à l’anéantissement de millions d’êtres humains2. Le fait apparaît tout * Professeur au Département de science politique de l’Université de Moncton, Nouveau- Brunswick. 1. Sans doute faudrait-il méditer ici l’interrogation de Jacob Taubes : « Quelque chose du national- socialiste m’échappe si je ne peux comprendre comment Heidegger et Schmitt subirent son attraction. » L’auteur ajoute que c’est cette interrogation, tout comme le fait que la réponse lui échappait, qui l’incita « à ne pas abandonner Carl Schmitt » (Taubes 2003 : 79). 2. C. Schmitt cherchera notamment à fournir une justifi cation juridique aux lois de Nuremberg du 15 septembre 1935 (Schmitt 2005a, 2005b), à faire l’apologie du meurtre des sympathisants et dirigeants des SA lors de la « Nuit des longs couteaux » (Schmitt 2003b) ou il fera preuve d’une profonde haine raciale (Schmitt 2003c). Revue Études internationales, volume XL, no 1, mars 2009 6 Jean-François THIBAULT à fait incontestable – et C. Schmitt lui-même ne cherchera pas plus à le contester qu’à se justifi er –, mais il ne va cependant pas au fond des choses. Car, un peu à la manière de Martin Heidegger qui est lui aussi encore sévèrement jugé pour son soutien résolu au national-socialisme, C. Schmitt n’a pas seulement écrit d’infâ- mes brûlots antisémites et réactionnaires. Il a aussi écrit ce que certains, et non des moindres, estiment être « des textes qui comptent parmi ce qui a été produit de plus remarquable et de plus puissant au 20e siècle » (Kervégan 2005a : 13) ; des textes dont la pertinence justifi e vraisemblablement de ne pas – de ne plus – se satisfaire aujourd’hui de le stigmatiser et de maintenir son spectre à l’écart par une sorte de reductio ad Hitlerum (Strauss 1986 : 51). Ce qu’il conviendrait plutôt de faire, ce serait de chercher à apprécier ses textes « jusqu’au point où ils peuvent se révéler intellectuellement féconds », c’est-à-dire jusqu’au point où leur contribution à l’intelligence du droit, de la politique, mais aussi des relations internationales, pourra « alimenter un véritable travail de pensée » (Kervégan 2005a : 13). Tel est l’objectif visé par ce numéro spécial qui ne portera donc pas à proprement parler sur la place que Schmitt aurait occupée dans la discipline des relations internationales3 ou même sur son infl uence directe ou indirecte sur cette discipline4, mais qui s’interrogera plutôt sur la réfl exion qu’il a lui-même consacrée à la scène internationale ainsi que sur les implications qu’il serait pos- sible de tirer de cette réfl exion pour mieux comprendre ce domaine. Cette perspective d’étude de la pensée schmittienne apparaît d’autant plus nécessaire aujourd’hui que nombre des thèmes abordés par C. Schmitt ont acquis depuis quelques années une pertinence qui pourra « déranger » (Scheuerman 2006), puisqu’elle semble d’une très étonnante actualité comme en témoignent les travaux que l’on y a récemment consacrés (Ananiadis 2002 ; Axtmann 2005 ; Huysmans 1998 ; Kochi 2006 ; Monod 2007 ; Odysseos et Petito 2007 ; Prozo- rov 2006 ; Rasch 2003 ; Roach 2005 ; Slomp 2005 ; Slomp 2006 ; Stirk 2005 ; Suganami 2007 ; Werner 2004) et que l’on ne devrait d’ailleurs pas trop rapide- ment associer à une pensée critique dont la position serait fi nalement si mal assu- rée qu’elle tendrait à se réfugier derrière C. Schmitt pour foncièrement marquer le terrain5. Car, du thème de l’état d’exception où – tant au sein des démocraties qu’à l’échelle internationale – le droit établi cesserait de s’appliquer, à celui des partisans ou autres combattants irréguliers de la « guerre contre la terreur » et à celui d’une répartition de la terre entre zones développées et sous-développées, en passant par sa critique de la guerre juste et de ces nouvelles guerres menées au nom de la paix, de la justice, de la démocratie ou de l’humanité, par ses réserves 3. Diverses études ont notamment tenté d’éclairer les liens entre C. Schmitt et Hans J. Morgenthau, considéré comme l’une des fi gures dominantes dans le développement de l’approche réaliste au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ainsi qu’entre C. Schmitt et John Herz. On consul- tera Christoph Frei (2001 : 118-119, 123-132), Jan Willem Honig (1996), Martti Koskenniemi (2001 : 413-509), Hans-Karl Pichler (1997), William E. Scheuerman (1999 : 225-252, 2007), Peter M.R. Stick (2005b, 2008), Michael C. Williams (2005 : 82-127). 4. Pour une première exploration systématique de la réception de C. Schmitt dans les diverses disciplines qu’il aura infl uencées, on consultera Jan-Werner Müller (2007). 5. On consultera sur cette question le récent débat ayant opposé David Chandler (2008a, 2008b) à Louiza Odysseos et Fabio Petito (2008). INTRODUCTION. PERTINENCE ET ACTUALITÉ DE LA PENSÉE ... 7 quant à l’effi cacité des institutions internationales qui servent avant tout à main- tenir le statu quo ou à propos du normativisme juridique à la Kelsen, ainsi que par sa sensibilité aux transformations du droit international public consécutives à l’émergence d’un concept de guerre discriminatoire témoignant de la fi n de la guerre interétatique, C. Schmitt frappe souvent son lecteur, tant par « ses intui- tions fulgurantes » (Haggenmacher 2001 : 41) que par la « lucidité analytique et prédictive » de ses analyses (Monod 2007 : 37). Dès lors, devant cette frappante actualité, l’appréciation de sa pensée apparaît d’autant plus nécessaire que, si l’on observe depuis plusieurs années maintenant un regain d’intérêt notable pour les contributions de Schmitt en tant que juriste avec des textes tels La dictature (2000), Parlementarisme et démo- cratie (1988b), Théorie de la constitution (1993) et Légalité et légitimité (1990 : 39-79), ou en tant que théoricien de la politique avec Théologie politique (1988a) et le classique La notion de politique (1972), la réfl exion que cet auteur a ulté- rieurement consacrée aux questions internationales n’a, à ce jour, peut-être pas encore reçu toute l’attention qu’elle mériterait. Même sans tenir compte de l’am- biguïté de l’auteur qui, en la matière, ne devrait certainement pas être abordé trop emphatiquement (Jouin 2007 : 9), les raisons sont vraisemblablement multiples qui tendent à restreindre la portée d’une telle appréciation à un genre mineur et peu fi nalement susceptible de réellement enrichir notre compréhension des ressorts du monde tel qu’il existe. Elles vont de l’absence de traduction de ses principaux travaux consacrés à se sujet – et notamment son important Le nomos de la terre dans le droit des gens du Jus publicum Europaeum6 – à la résistance de la discipline des relations internationales à s’engager sur un terrain cher à C. Schmitt où les frontières entre le droit international, l’histoire diplomatique, la philosophie politique et la doctrine juridique apparaissent particulièrement fl oues et aux hésitations que suscite peut-être encore l’histoire de la pensée dans cette discipline7. Or, ce pourrait bien être le contraire qui est vrai, mais à la condition de ne pas interpréter trop littéralement les concepts développés par C. Schmitt pour privilégier plutôt une démarche critique qui implique d’abord qu’on s’attarde au travail discursif dans lequel s’est engagé l’auteur et dont il s’agit ici de mesurer la portée. Cette démarche, qui ne fera pas l’impasse sur les aspects conjoncturels de certaines dimensions de la pensée sans contredit polémique de C. Schmitt qui, en tant que « juriste engagé » (Beaud 1993), avait pour habitude de « laisser venir » à lui les phénomènes et de « penser à partir du matériau » qu’ils offraient 6. La traduction récente de cet ouvrage, publié en 1950 et considéré comme l’un de ses plus impor- tants, d’abord en français (Schmitt 2001), puis en anglais (Schmitt 2003), aura certes contribué à susciter un plus grand intérêt dont témoigneront les contributions réunies dans Louiza Odysseos et Fabio Petito (2007), dans Andreas Kalyvas et William E. Scheuerman (2004) ainsi que dans William Rasch (2004). 7. Réagissant à un article de Hans-Karl Pichler (1998) remontant aux origines schmittiennes (et wébériennes) de l’approche en matière de politique de puissance développée par Hans J. Morgenthau, Jef Huysmans (1999) s’interrogera sur l’intérêt de l’histoire des idées qui « li- miterait les possibilités de parvenir à incorporer l’ombre de l’holocauste et du nazisme » dans l’appréciation que l’on pourrait souhaiter faire de l’héritage d’un C. Schmitt. 8 Jean-François THIBAULT (Schmitt 2007 : 115), ne se satisfera cependant pas de constamment rabattre ses concepts et ses développements théoriques sur ses positions politiques et plus particulièrement sur sa compromission avec le nazisme. Son caractère polémi- que va en effet bien au-delà de cette compromission et s’exprimait d’une maniè- re similaire avant 1933. D’autant plus d’ailleurs que les travaux que C. Schmitt a consacrés au droit international et aux relations internationales s’inscrivent en partie dans une démarche de distanciation par rapport aux circonstances dans lesquelles il s’est trouvé plongé. Certes, le fait qu’il ait consacré ses principales réfl exions à ces thèmes dès 1938 n’est certainement pas étranger à la guerre elle-même et tout particulièrement au fait que l’Allemagne connaît alors des succès militaires auxquels de telles réfl exions fournissent vraisemblablement « un appui idéologique à peine voilé » (Haggenmacher 2001 : 12 ; Kervégan 2004 : 4-5)8. Elles furent d’ailleurs au centre de son interrogatoire à Nuremberg (Schmitt 2003d : 21-61; consulter aussi Cumin 2005 : 190-205 ; Bendersky 2007). Mais sans doute convient-il de ne pas oublier non plus que ses réfl exions prennent leur appui en amont sur les travaux qu’il a consacrés à l’impérialisme, à la doctrine Monroe, à la Société des Nations et à la notion de politique bien avant 1933 (Schmitt 1990 : 19-29, 81-100) et qu’elles se détacheront en aval, et certainement à partir de 1942, des considérations strictement liées à la conjonc- ture pour aborder sur un mode éminemment idiosyncratique et passablement « contemplatif » cette fois (Kervégan 2005b : 157) un terrain plus historique et aussi plus philosophique. Dans ces circonstances, peut-être est-ce même très précisément parce que C. Schmitt aura quant à lui aussi facilement basculé dans le nazisme que sa pen- sée, qui jette une lumière crue sur l’ébranlement de la politique internationale et sur l’émergence des premiers linéaments d’un nomos distinct, apparaît comme un passage obligé, alors qu’il s’agit à bien des égards encore aujourd’hui, mais contra C. Schmitt sans aucun doute (Monod 2007 ; Stirk 2005a), de mieux saisir les enjeux que soulèvent la violence exacerbée et la déstabilisation des catégo- ries fondamentales d’une conception de la politique internationale historique- ment apparue sur le continent européen. De ce point de vue, qui est le nôtre dans ce numéro spécial, l’appréciation de la pertinence et de l’actualité de la pensée de C. Schmitt partira tout naturellement de la question centrale vers laquelle s’oriente l’ensemble de sa réfl exion consacrée à la scène internationale et que ré- sume la thématique de la crise de la forme et de l’ordre – c’est-à-dire du n omos9 8. Ainsi, concernant l’extrémisme de la pensée de C. Schmitt et le fl ou ou l’incertitude entourant ses principaux concepts, John Herz écrivait que Hitler pourrait même avoir dit : « Je suis l’acte qui jaillit de vos idées » (Herz 1992 : 309). 9. D’inspiration archaïque, le sens initial du concept de nomos devait selon C. Schmitt être disso- cié des concepts prescriptifs de loi, de norme ou de règle auxquels il est souvent attaché depuis l’Antiquité grecque pour plutôt désigner un « processus fondateur qui réunit en lui localisation et ordre » (Schmitt, 2001 : 71). Le nomos désigne ainsi « la confi guration immédiate sous la- quelle l’ordre social et politique d’un peuple devient spatialement perceptible » (Schmitt, 2001 : 74). Schmitt écrira dans un ouvrage de 1942 qui contient l’essentiel des idées ultérieurement dé- veloppées dans le nomos de la terre : « Tout ordre fondamental est un ordre spatial. Parler de la constitution d’un pays ou d’un continent, c’est parler de son ordre fondamental, de son n omos. Or l’ordre fondamental, le vrai, l’authentique, repose en son noyau essentiel sur certaines INTRODUCTION. PERTINENCE ET ACTUALITÉ DE LA PENSÉE ... 9 – propre à l’État-nation européen et à l’idée qu’il s’était faite de lui-même, notamment sous la plume des jurisconsultes du Jus publicum Europaeum dont C. Schmitt s’estime justement être l’un des derniers représentants. Pour C. Schmitt, l’avènement de l’État libéral démocratique au 19e siècle et le déclin consécutif du Jus publicum Europaeum dès la fi n de ce siècle signa- laient qu’une nouvelle confi guration spatiale allait vraisemblablement surgir sur le devant de la scène, qui remplacerait la confi guration territoriale apparue au 16e siècle dans la foulée de la grande appropriation territoriale issue de la découverte et de la conquête du Nouveau Monde et fondatrice du premier véri- table nomos de la terre. Ce processus de prise de terre représentera en effet pour C. Schmitt l’« événement constituant » du nouvel ordre spatial et du droit des gens interétatique, et il s’offre pour celui-ci comme un véritable « coup de for- ce » (Derrida 1994 : 32-33) déchirant l’histoire, bouleversant le cadre antérieur et instituant un nouvel ordre juridico-politique pour ainsi dire en dehors de toute trame préexistante. L’histoire qui se trouve déchirée ici est celle dominée au Moyen Âge par la Respublica christiana dont le nomos propre serait issu des pri- ses de terre associées aux grandes invasions qui fi rent éclater le cadre de l’ordre romain prévalant auparavant. Or, insiste C. Schmitt, si l’unité de la Respublica chritiana reposait certes sur une distinction entre peuples chrétiens et non chré- tiens – notamment musulmans – dont le territoire était considéré comme ouvert aux missions chrétiennes autorisées par des mandats pontifi caux, c’est-à-dire les croisades et peut-être même la Reconquista, ce qui manquait au nomos de cette Respublica christiana, c’est la conscience « d’un ordre spatial commun embras- sant toute la terre » et pouvant constituer une réelle « force organisatrice » de la coexistence des peuples (Schmitt 2001 : 60). Ainsi, si c’est l’éclatement confessionnel du christianisme et la séculari- sation consécutive de la réfl exion politique qui permettent, sur le plan interne, d’expliquer la formation de l’État souverain en tant qu’effort déployé pour sur- monter les affrontements confessionnels en instituant un tiers supérieur, sur le plan externe cette fois, qui est celui qui retient tout particulièrement l’attention du C. Schmitt qui nous intéresse, c’est la circumnavigation de la terre et surtout la prise de terre en Amérique par les puissances européennes – prise issue de la découverte et de la conquête consécutive – qui permettraient d’expliquer la formation du Jus publicum Europaeum et la formation du noyau de ce nou- veau nomos ; lequel, grâce à un effort de formalisation juridique inédit, aurait parallèlement rendu possible de « rationaliser », d’« humaniser » et, ce faisant, de « circonscrire » la conduite de la guerre entre les États sur le continent euro- péen (Schmitt 2001 : 121). Dès lors, ce sont très précisément les velléités de l’International Law – un concept dont le sens est polémique pour Schmitt (contrairement au concept de « droit des gens »), car il ne serait pas à proprement parler lié à un ordre spatial concret, mais entretiendrait une prétention globale largement infl uencée par la limites et délimitations spatiales, sur certaines dimensions et sur une certaine répartition de la terre » (Schmitt 1985 : 62-63). 10 Jean-François THIBAULT politique des puissances (maritimes) anglo-saxonnes – visant à condamner ou à proscrire la guerre qui, pour C. Schmitt, engendre fi nalement « de nouvelles sor- tes de guerre » sous la forme de blocus, d’embargos, de sanctions économiques, d’interventions humanitaires ou d’une criminalisation des dirigeants politiques dont la principale caractéristique consiste à brouiller la frontière entre guerre et paix et à réintroduire un concept discriminatoire de guerre qui éliminait la possibilité de la neutralité (Schmitt 2001 : 244). C. Schmitt estimait, en effet, que « le problème central de tout ordre juridique » ne devrait pas consister à trouver une façon de condamner la guerre dans le « règlement des différends internationaux », tout en incitant par ailleurs les États à y renoncer dans leurs relations « en tant qu’instrument de politique nationale » selon l’expression uti- lisée à l’Article 1 du Pacte de Paris (27 août 1928). Le problème central aurait plutôt consisté à limiter la guerre en s’appuyant à cette fi n sur la reconnaissance mutuelle que s’accordent les États souverains qui impliquait l’absence d’un tiers supérieur pouvant trancher leurs différends et déterminer de quel côté pencherait la justice (Schmitt 2001 : 79). Ainsi, écrira C. Schmitt dans sa Théorie du par- tisan, « en mettant des bornes à la guerre » et en renonçant « à criminaliser son adversaire dans une guerre » le Jus publicum Europaeum aurait-il réussi un rare exploit : « relativis[er] l’hostilité et ni[er] l’hostilité absolue » (Schmitt 1972 : 306). Or, sous prétexte de maintenir la paix, la sécurité et l’ordre mondial, ces efforts pour condamner la guerre plutôt que pour la circonscrire auront créé les conditions de possibilité pour qu’apparaissent de nouvelles guerres réelles qui non seulement discréditent l’ennemi en le qualifi ant de radical, d’injuste ou de hors la loi, mais légitiment également le fait d’engager, contre lui, des opérations visant ultimement à l’anéantir (Schmitt 1972 : 99). La question internationale telle qu’elle se présente donc à C. Schmitt et dont il prend véritablement conscience en s’interrogeant sur l’évolution ré- cente du droit international, que révèlent les efforts déployés pour introduire un concept discriminatoire de guerre mais aussi la Deuxième Guerre mondiale elle-même, dont le sens et le but ne concerneraient selon C. Schmitt « rien de moins que le nomos de notre planète » (Schmitt 2007 : 29), aura ainsi consisté à déterminer quelle forme prendra cette nouvelle confi guration territoriale appelée à remplacer le Jus publicum Europaeum. Alors qu’il avance dans La notion de politique que, « tant que l’État en tant que tel subsistera sur cette terre, il en exis- tera plusieurs et il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité et la terre entière » (Schmitt 1972 : 97)10, C. Schmitt insiste néanmoins pour dire que « l’ère de l’État est à son déclin » (1972 : 44) et il envisage désormais qu’au moins deux autres possibilités puissent survenir sur le plan géopolitique : celle qui est fondée sur le principe d’une pluralité de « grands espaces » (Grossraum), correspondant à des visions contrastées du monde (Carty 2001), et celle qui est 10. Rappelons que, pour C. Schmitt, l’État qui monopolise le politique depuis les 16e et 17e siècles demeure cependant une réalité conjoncturelle qui ne l’épuise pas, mais le présuppose plutôt (Schmitt 1972 : 59). Ce qui implique que le politique pourra aussi bien acquérir une nouvelle substance, sans cependant perdre son essence comme lieu d’une décision existentielle consti- tutive de la communauté politique. INTRODUCTION. PERTINENCE ET ACTUALITÉ DE LA PENSÉE ... 11 fondée plutôt sur un principe « universaliste »11. Si chacune de ces possibilités apparaît alors à C. Schmitt directement ins- pirée de la doctrine Monroe et si elles sont donc toutes deux directement liées à la montée en puissance des États-Unis et de l’International Law qui remplace le droit des gens européen, leurs incidences respectives sur le nomos pourraient néanmoins s’avérer très importantes. En effet, alors que la première, qui est celle que favorisera C. Schmitt et que l’on associera par la suite à une défense de la politique d’expansion nazie, envisageait une simple réappropriation des princi- pes de la doctrine Monroe par d’autres puissances avec pour conséquence une réorganisation de l’ordre autour de ces espaces autonomes à l’intérieur desquels il ne devrait « pas y avoir d’ingérence de la part de puissances étrangères », la seconde, que C. Schmitt voyait poindre dans l’ombre du concept même de « So- ciété des Nations », réinterprète la doctrine Monroe dans les termes d’une idéo- logie libérale tout en l’affranchissant du même coup de sa dimension spatiale et en l’étendant « à la Terre et à l’humanité entière » avec pour conséquence directe de motiver quelques puissances anglo-saxonnes prétendant s’élever au-dessus des autres à s’ériger en gardiennes de la légitimité internationale et de la violence qu’elle motivera (Schmitt 1990 : 127; Schmitt 2001 : 241)12. Appréciée à la lumière de l’évolution contemporaine des relations interna- tionales, que ce soit en rapport avec les phénomènes liés à la mondialisation ou plutôt en rapport avec les événements associés aux suites du 11 septembre 2001 qui, tous, contribuent à mettre en cause et à ébranler les fondations – l’État, la souveraineté, le droit international – sur lesquelles aura jusqu’à tout récemment reposé notre compréhension des relations internationales, la fi gure de C. Schmitt apparaît avoir déjà partiellement exploré une partie du terrain et, ne serait-ce que pour mieux en mesurer les effets politiques pervers ou les menaces normatives associées, sans doute ne serait-il pas totalement inutile de s’y confronter13. C’est ce projet qui motive le présent numéro spécial dans lequel divers aspects de la pensée de C. Schmitt consacrée à la scène internationale sont explorés, mais sous l’angle de la théorie politique plutôt que de la théorie explicative ou même que de son infl uence ou sa réception dans la discipline des relations internationales. L’objectif est donc modeste et vise au fond à proposer quelques coups de sonde dans une pensée qui s’est intéressée à la scène internationale dont nous estimons qu’elle serait suffi samment riche pour justifi er d’en explorer la structure, d’en préciser le caractère ou, encore, d’en thématiser certains traits. 11. À cet égard, l’équilibre bipolaire de la guerre froide évoqué ici et là par C. Schmitt souffrirait selon lui d’être « beaucoup trop exigu » et cacherait le fait qu’il y aurait toujours une « troi- sième force », ouvrant nécessairement « la voie d’une pluralité de troisièmes forces ». Celles-ci sont représentées chez C. Schmitt par des puissances montantes comme l’Inde ou la Chine ou encore par des blocs appartenant au tiers-monde (Schmitt 1990 : 228-229; Schmitt 1992; Schmitt 2007 : 65-84). 12. Pour C. Schmitt, la légitimité ne serait rien de plus que « ce qui donne le courage d’employer la violence » (Schmitt 1988b : 84) et ce qui procure « la bonne conscience dans l’emploi de la violence » (Schmitt 2007 : 90). 13. Nul besoin d’ailleurs de se réclamer de lui pour juger utile et possiblement même nécessaire de le lire. Pour une lecture qui considère C. Schmitt en tant qu’adversaire suffi samment sérieux pour devoir considérer ses arguments, on consultera Jürgen Habermas (1996 ; 2005). 12 Jean-François THIBAULT Le texte de Frédéric Ramel propose de revenir sur le débat au cours duquel C. Schmitt et Hans Kelsen, l’un des juristes contemporains de C. Schmitt alors parmi les plus en vue, s’opposèrent sur divers thèmes dont celui du droit interna- tional qui, contrairement aux débats sur la conception du droit, la conception du parlementarisme, la conception de la démocratie ou la nature de la souveraineté, demeure un peu moins bien connu, notamment dans la discipline des relations internationales. L’auteur avance que, de manière plus ou moins directe, ces deux fi gures clés se sont mesurées à un point tel d’ailleurs que l’on pourrait considérer que la réfl exion de C. Schmitt sur le droit international ainsi que sur les relations internationales constitue, sur le fond, comme l’avance F. Ramel, « une réponse critique aux arguments de H. Kelsen ». À l’heure où l’un des enjeux importants de l’évolution contemporaine des relations internationales porte précisément sur l’avenir des principes de sécurité collective, ce retour sur un débat crucial mérite attention. Le texte de Peter M.R. Stirk s’attaque plus directement à la réfl exion de C. Schmitt et notamment à sa conception des transitions entre époques histori- ques qui, pour être au fondement du concept même de relations internationales, comme en témoigne par exemple l’usage qui est fait de l’expression « les Traités de Westphalie » pour marquer la rupture entre deux époques historiques, n’ont cependant guère retenu l’attention des chercheurs. À partir d’une lecture serrée et critique de la représentation schmittienne de la fi n de l’époque du Jus publi- cum Europaeum, que celui-ci situe quelque part entre 1890 et 1914, P.M.R. Stirk propose une réfl exion sur l’importance normative du thème de la périodisation pour l’étude des relations internationales. Non seulement serions-nous alors mieux en mesure d’apprécier, à partir des omissions et distorsions de C. Schmitt – qui tournent notamment autour de la question du Congo –, le caractère émi- nemment idiosyncratique qui est le sien dans Le nomos de la terre, mais sans doute serions-nous également plus sensibles aux dimensions polémiques que comporte tout effort de périodisation. Revenant sur la controverse majeure soulevée par l’élaboration du concept de Grossraum ou d’« ordre de grand espace », le texte d’Emmanuel Pasquier analyse l’ambiguïté des positions qui sont celles de C. Schmitt et qui mettent véritablement en cause non seulement les rapports entre théorie et pratique, mais aussi ceux qu’entretiennent le droit et la politique. E. Pasquier met alors en évidence que cette controverse, née de ce que C. Schmitt apparaissait alors indiscutablement faire l’apologie de la politique expansionniste du IIIe Reich, va pourtant bien au-delà de son attitude pour toucher le « principe régulateur » de la politique internationale « au-delà de la loi du plus fort ». La défense schmittienne de cet ordre des grands espaces pourra alors se laisser comprendre dans toute sa richesse comme une théorie à deux faces qui, tout en légitimant certes l’exercice de la puissance, appelle néanmoins à faire preuve de mesure. S’appuyant sur une interprétation de la critique des discours invoquant l’idée d’humanité que C. Schmitt a développée dans La notion de politique ainsi que sur la distinction entre ennemi réel et ennemi absolu proposée dans INTRODUCTION. PERTINENCE ET ACTUALITÉ DE LA PENSÉE ... 13 sa Théorie du partisan, le texte de Louiza Odysseos se propose d’apprécier l’importance des analyses schmittiennes pour qui souhaite développer une conception de l’obligation éthico-politique, en faisant invariablement l’impasse sur la dimension pluraliste de la politique. L’auteure s’attache ainsi à mettre en évidence que l’usage contemporain du concept d’humanité – par exemple dans le discours cosmopolitique qui s’impose depuis le début des années 1990 – de- meure tout à fait vulnérable à la critique de C. Schmitt; laquelle devrait dans ces circonstances pouvoir être directement affrontée. L’analyse proposée par L. Odysseos ouvre ainsi la porte à des développements nous permettant d’entrevoir une représentation de l’éthique qui se fonde sur l’ouverture à l’ennemi et, par- tant, sur un pluralisme qui serait constitutif de la vie politique. Enfi n, le texte d’Alexander D. Barder et François Debrix prend prétexte de l’usage contemporain qui est fait de concepts tels que la « biopolitique » ou « l’état d’exception » – qui leur semblent être des indicateurs insuffi sants pour réellement prendre la mesure de la spécifi cité de la situation contempo- raine – pour pousser plus loin la démarche analytique grâce à une relecture des réfl exions portant sur les thèmes de la souveraineté et du pouvoir, tant par Carl Schmitt que par Michel Foucault. Inspirés par une interprétation parallèle de la pensée de Hannah Arendt, A.D. Barder et F. Debrix esquissent les paramètres d’une conception « agonale » de la souveraineté et de la violence, distincte de la conception d’une souveraineté biopolitique qui est fréquemment évoquée aujourd’hui et qui serait surtout possiblement mieux à même de rendre compte de la situation contemporaine et de l’abîme qui s’ouvre peut-être à son horizon. Jean-François THIBAULT Département de science politique Université de Moncton Moncton, Nouveau-Brunswick Canada E1A 3E9 Bibliographie ANANIADIS Grigoris, 2002, « Carl Schmitt on Kosovo, or, Taking War Seriously », dans D.I. BJELIĆ et O. SAVIĆ (dir.), Balkan as Metaphor. Between Globalization and Fragmentation, Cambridge, MA, The MIT Press : 117-161. AXTMANN Roland, 2007, « Humanity or Enmity ? Carl Schmitt on International Relations », In- ternational Politics, vol. 44, no 5 : 531-551. BEAUD Olivier, 1993, « Carl Schmitt ou le juriste engagé », dans C. SCHMITT, Théorie de la constitution, Paris, PUF : 5-112. BENDERSKY Joseph W., 2007, « Carl Schmitt’s Path to Nuremberg. A Sixty-Year Reassessment », Telos, no 139 : 6–34. CARTY Anthony, « Carl Schmitt’s Critique of Liberal International Legal Order between 1933 and 1945 », Leiden Journal of International Law, vol. 14, no 1 : 25-76. CHANDLER David, 2008a, « The Revival of Carl Schmitt in International Relations. 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