Paul Mattick Biographies de Otto Rühle, Anton Pannekoek, Karl Korsch (1960-1964) Présentation de Mattick p.3 Otto Rühle p.4 Anton Pannekoek p. 25 Karl Korsch p. 33 Otto Rühle jeune 2 Paul Mattick est né en Allemagne, en 1904, dans une famille prolétaire de tradition socialiste. Militant des Jeunesses Spartakistes dès l’âge de 14 ans, il fut élu, pendant la période révolutionnaire, délégué au Conseil ouvrier des usines Siemens à Berlin, où il était apprenti outilleur. Il participe à de nombreuses actions, révoltes d’usines, émeutes de rue, se fait arrêter et sa vie est à plusieurs reprises menacée. En 1920, il quitte le parti communiste, devenu parlementariste et rejoint les tendances communistes de conseils qui forment le KAPD (le Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne). À l’âge de 17 ans il écrit déjà dans les publications de la jeunesse communiste et s’installe à Cologne où il trouve du travail et tout en poursuivant son activité d’agitation au sein des Organisations Unitaires Ouvrières, dont Otto Rühle était un des fondateurs. C’est dans ce milieu qu’il se lie d’amitié avec un noyau d’artistes radicaux, les Progressives de Cologne, critiques acerbes des divers avatars de l’art et la culture dite prolétaire. Comme tant d’autres communistes extrémistes antibolchéviques, plus encore par son infatigable activité subversive, son nom se trouva vite sur les listes rouges du patronat. Réduit au chômage, poursuivi par la police et les nazis, marginalisé par les communistes orthodoxes, conscient du déclin du mouvement révolutionnaire autonome face à la montée du nazisme et à la bolchévisation des communistes, Paul décide, en 1926, d’émigrer, avec d’autres camarades, aux États-Unis. Après quelques années de repli, qu’il met à profit pour étudier Marx, repenser les théories de la crise et ses rapports avec l’activité révolutionnaire, Paul s’installe à Chicago où il travaille comme outilleur dans la métallurgie. Il rentre en contact avec les IWW (Industrial Workers of the World), syndicalistes révolutionnaires actifs dans le mouvement des chômeurs qui se développait alors. Il participe activement à ce mouvement, au sein des groupes de chômeurs radicaux de la région de Chicago (Workers League), lesquels prônaient, contre l’avis des organisations liées au P.C. USA, l’action directe pour obtenir des moyens matériels d’existence. Il rejoint ensuite un petit parti d’orientation communiste de conseils. C’est de ce milieu qui sont issues les revues Living Marxism (1938-1941) et New Essays (1942- 1943) , dont Paul était le rédacteur. C’est également à cette époque qu’il entre en relation avec Karl Korsch, devenu son ami, collaborateur de ces publications, au même titre que Pannekoek et d’autres communistes anti-bolchéviques européens et nord-américains. Le groupe s’attachait particulièrement à analyser les formes de la contre-révolution capitaliste et d’intégration de la classe ouvrière par l’État : les divers fascismes ou le New Deal américain. Pendant la guerre Mattick continue à travailler comme métallo. La bureaucratie syndicale, alors sous le contrôle des communistes américains, imposait la paix sociale dans les usines au nom de la défense de la démocratie et de l’alliance avec la Russie de Staline. Dans les réunions syndicales, Paul attaquait régulièrement la clause anti-grève en rappelant que : “ Maintenant que les patrons ont besoin de nous, c’est maintenant que nous devons les frapper ! ”. Très vite des gorilles syndiqués, lui firent comprendre que de tels propos n’étaient pas très convenables, qu’après tout on était à Chicago et que sa santé se porterait mieux s’il évitait les réunions syndicales… À la fin de la guerre Paul vient à New York où il vit avec beaucoup de difficultés matérielles. Il se retirera ensuite dans un village du Vermont, où il vivra avec sa femme et son fils, en quasi auto-subsistance, sur un petit lopin de terre. Dans les années 60 il s’installe à Cambridge (Boston) où travaille sa femme Ilse et ou, désormais, il se consacrera à l’écriture. En 1969, il publiera, Marx et Keynes, Les limites de l’économie mixte , une des œuvres majeures de la pensée marxiste anti-bolchévique de l’après guerre. Mattick montre que, partant d’une répétition bourgeoise de l’analyse critique de Marx, Keynes n’a pu proposer qu’une solution provisoire aux problèmes économiques du capitalisme moderne et que les conditions qui rendaient efficace les mesures keynésiennes disparaissent avec leur application même. D’où son opposition à tous les courants économiques bourgeois et staliniens qui voient dans l’intervention de l’État un facteur de stabilisation et équilibre de la vie économique. En ce sens, son analyse des limites de cette intervention annonçait l’émergence de la réaction bourgeoise néolibérale et, d’un autre point de vue, incitait à un nécessaire retour à la critique le l’économie politique de Marx , seule voie pour comprendre la nouvelle période capitaliste. À la fin des années 60, dans la foulée des mouvements étudiants et des luttes ouvrières, les idées dont il était un des porte- parole trouvèrent un nouveau intérêt parmi la jeunesse. Paul voyagera partout en Europe et au Mexique pour donner des conférences, rencontrer des gens, écrire dans les publications radicales. Jusqu’à sa mort, le 7 février 1981, il défendra l’idée que la transformation du monde et l’abolition du capitalisme ne pourront être menées à bien que par les intéressés eux- mêmes et que personne pourra accomplir cette énorme tâche à leur place. Qui plus est, soulignait-il, l’effort de compréhension du monde n’a de sens que s’il a pour but de le changer. Ceux et celles qui ont eu la chance et le bonheur de le connaître, n’oublieront pas la force de ses convictions, la chaleur et la richesse du contact, son humour corrosif, la qualité humaine de la personne qui donnait vie aux idéaux de l’auto- émancipation sociale. Comme il l’aimait rappeler : “ Aussi réduites que soient aujourd’hui les chances qui s’offrent pour une révolte, ce n’est pas le moment de mettre bas les armes. ”. Charles Reeve 3 Otto Rühle et le mouvement ouvrier allemand Tiré de Communisme, organe de l'Organisation Communiste Révolutionnaire, N°10 (juin 1946), extrait de la revue Essays for Students of Socialism, mai 1945 – publiée par le Workers Literature Bureau de Melbourne. Publié en français dans les Cahiers du communisme des conseils, janvier 1969 et dans le cahier Spartacus Série B n°63 (1975), en anglais dans la compilation Anti-Bolshevik Communism en 1978, la version française étant datée de 1960, ce qui semble indiquer une version relue et modifiée par rapport à celle de 1945-46. L’activité d’Otto Rühle dans le mouvement ouvrier allemand fut liée au travail de petites minorités restreintes à l’intérieur et à l’extérieur des organisations ouvrières officielles. Les groupes auxquels il a directement adhéré n’eurent à aucun moment une importance véritable. Et même à l’intérieur de ces groupes il occupa une position spéciale; il ne put jamais s’identifier complètement à aucune organisation. Il ne perdit jamais de vue les intérêts généraux de la classe ouvrière quelle que soit la stratégie politique spéciale qu’il ait soutenue un moment particulier. Il ne pouvait pas considérer les organisations comme une fin en elles-mêmes mais simplement comme moyens pour l’établissement des relations sociales réelles et pour le développement plus complet de l’individu. A cause de ses larges conceptions sur la vie, il fut par moments accusé d’apostasie, et pourtant il mourut comme il avait vécu. Socialiste dans le sens réel du mot. Aujourd’hui, tout programme et toute désignation ont perdu leur sens; les socialistes parlent un langage capitaliste, tous les capitalistes un langage socialiste, et tout le monde croit à tout et à rien. Cette situation est simplement l’aboutissement d’une longue évolution commencée par le mouvement ouvrier lui-même. Il est maintenant tout à fait clair que ce sont seulement ceux qui, dans le mouvement ouvrier traditionnel, ont fait opposition à ses organisations non démocratiques et à leurs tactiques, qui peuvent s’appeler proprement socialistes. Les chefs ouvriers d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas représenté et ne représentent pas un mouvement d’ouvriers, mais un mouvement capitaliste d’ouvriers. C’est de se tenir en dehors du mouvement ouvrier qui a donné la possibilité de travailler en vue de changements sociaux décisifs. Le fait que, même à l’intérieur des organisations ouvrières dominantes, Rühle soit resté un indépendant est une preuve de sa sincérité et de son intégrité. Sa pensée toute entière fut cependant déterminée par le mouvement auquel il s’opposait et il est nécessaire d’en analyser les caractéristiques pour comprendre l’homme lui-même. Le mouvement ouvrier officiel ne fonctionnait ni en accord avec son idéologie primitive, ni en accord avec ses intérêts immédiats réels. Pendant un certain temps, il servit d’instrument de domination pour les classes dirigeantes. Perdant d’abord son indépendance, il dut bientôt perdre son existence même. Les intérêts investis en régime capitaliste ne peuvent se maintenir que par l’accumulation du pouvoir. Le processus de concentration du capital et du pouvoir politique contraint tout mouvement socialement important à tendre soit à détruire le capitalisme, soit à le servir de façon conséquente. L’ancien mouvement ouvrier ne pouvait pas réaliser ce dernier point et n’avait ni la volonté ni la capacité de réaliser le premier. Contraint à être un monopole parmi les autres, il fut balayé par le développement capitaliste dans le sens de la direction monopoliste des monopoles. Dans son essence, l’histoire de l’ancien mouvement ouvrier est l’histoire du marché capitaliste abordé d’un point de vue prolétarien . Ce qu’on appelle les lois du marché devait être utilisé en faveur de la marchandise. Les actions collectives devaient aboutir aux salaires les plus élevés possibles. Le "pouvoir économique" ainsi obtenu devait être consolidé par voie de réforme sociale. Pour obtenir les plus hauts profits possibles, les capitalistes renforçaient la direction organisée du marché. Mais cette opposition 4 entre le capital et le travail exprimait en même temps une identité d’intérêts. L’un et l’autre entretenaient la réorganisation monopoliste de la société capitaliste, quoique assurément, derrière leurs activités consciemment dirigées, il n’y eu finalement rien d’autre que le besoin d’expansion du capital même. Leur politique et leurs aspirations quoique basées en grande partie sur de véritables motifs tenant compte de faits et de besoins particuliers, étaient cependant déterminées par le caractère fétichiste de leur système de production. Mis à part le fétichisme de la marchandise, quelque signification que les lois du marché puissent prendre par rapport à des pertes ou à des gains particuliers, et bien qu’elles puissent être utilisées par tel ou tel groupement d’intérêts, en aucun cas elles ne peuvent être utilisées en faveur de la classe ouvrière prise comme un tout. Ce n’est pas le marché qui gouverne le peuple et détermine les relations sociales régnantes, mais plutôt le fait qu’un groupe séparé, dans la société, possède ou dirige à la fois les moyens de production et les instruments d’oppression Les conditions du marché, quelles qu’elles soient, favorisent toujours le Capital. Et si elles ne le font pas, elles seront transformées, repoussées ou complétées par des forces plus directes, plus puissantes, plus fondamentales, qui sont inhérentes à la propriété ou à la gestion des moyens de production. Pour vaincre le capitalisme, l’action en dehors des rapports du marché capital-travail est nécessaire, action qui en finit à la fois avec le marché et les rapports de classe. Limité à l’action à l’intérieur de la structure capitaliste, l’ancien mouvement ouvrier menait la lutte dès l’extrême début dans des conditions inégales. Il était voué à se détruire lui-même ou à être détruit de l’extérieur Il était destiné à être brisé de l’intérieur par sa propre opposition révolutionnaire qui donnerait naissance à de nouvelles organisations, ou condamné à être anéanti par le passage capitaliste de l’économie marchande à l’économie marchande dirigée, avec les changements politiques qui l’accompagnent. Dans le fait, ce fut cette seconde éventualité qui se réalisa, car l’opposition révolutionnaire à l’intérieur du mouvement ouvrier ne réussit pas à se développer. Elle avait la parole mais pas la force et pas d’avenir immédiat, cependant que la classe ouvrière venait de passer un demi-siècle à construire une forteresse à son ennemi capitaliste et à bâtir pour elle-même une immense prison, sous la forme du mouvement ouvrier. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre à part des hommes comme Otto Rühle pour décrire l’opposition révolutionnaire moderne, bien que le fait de distinguer des individus soit exactement à l’opposé de son propre point de vue et à l’opposé des besoins des ouvriers qui doivent apprendre à penser en termes de classes plutôt qu’en termes de personnalités révolutionnaires. La première guerre mondiale et la réaction positive du mouvement ouvrier devant le carnage ne surprit que ceux qui n’avaient pas compris la société capitaliste et les succès du mouvement ouvrier à l’intérieur des limites de cette société. Mais peu le comprirent vraiment. Tout comme 1′opposition d’avant-guerre à l’intérieur du mouvement ouvrier peut être mise en lumière en citant 1′oeuvre littéraire et scientifique de quelques individus au nombre desquels il faut compter Rühle, de même "l’opposition ouvrière" contre la guerre peut aussi s’exprimer par les noms de Liebknecht, Luxembourg Mehring, Rühle et d’autres. Il est tout à fait révélateur que l’attitude opposée à la guerre, pour être si peu que ce soit efficace, dut d’abord se procurer une autorisation parlementaire. Elle dut être mise en scène sur les tréteaux d’une institution bourgeoise, montrant ainsi ses limites dès son premier commencement. En fait, elle ne servit que d’avant-coureur au mouvement bourgeois libéral pour la paix qui aboutit en fin de compte à mettre fin à la guerre, sans bouleverser le statu-quo capitaliste. Si, dès le début, la plupart des ouvriers étaient derrière la majorité belliciste, ils ne furent pas moins nombreux à suivre l’action de leur bourgeoisie contre la guerre qui se termina dans la République de Weimar. Les mots d’ordre contre la guerre, quoique lancés par les révolutionnaires, firent simplement l’office d’une endigue particulière 5 de la politique bourgeoise et finirent l’a où ils étaient nés dans le parlement démocratique bourgeois. L’opposition véritable à la guerre et à l’impérialisme fit son apparition sous la forme des désertions de l’armée et de 1′usine et dans la reconnaissance, lentement grandissante, de la part de beaucoup d’ouvriers, que leur lutte contre la guerre et l’exploitation devait englober la lutte contre l’ancien mouvement ouvrier et toutes ses conceptions. Cela parle en faveur de Rühle que son nom disparut très vite du tableau d’honneur de l’opposition contre la guerre. Il est clair, naturellement, que Liebknecht et Luxembourg ne furent célébrés au début de la seconde guerre mondiale que parce qu’ils moururent longtemps avant que le monde en guerre fut ramené à la "normale" et eût besoin de héros ouvriers défunts pour soutenir les chefs ouvriers vivants qui mettaient à exécution une politique "réaliste" de réformes ou se mettaient au service de la politique étrangère de la Russie bolchevique. La première guerre mondiale révéla, plus que toute autre chose, que le mouvement était une partie et une parcelle de la société bourgeoise. Les différentes organisations de tous les pays prouvèrent qu’elles n’avaient ni l’intention ni les moyens de combattre le capitalisme, qu’elles ne s’intéressaient qu’à garantir leur propre existence à l’intérieur de la structure capitaliste. En Allemagne ce fut particulièrement évident parce que, à l’intérieur du mouvement international, les organisations allemandes étaient les plus étendues et les plus unifiées. Pour ne pas renoncer à ce qui avait été construit depuis les lois anti- socialistes de Bismarck, l’opposition minoritaire à l’intérieur du parti socialiste fit preuve d’une contrainte volontaire sur elle-même à un point inconnu dans les autres pays. Mais alors, l’opposition russe exilée avait moins à perdre, elle avait de plus rompu avec les réformistes et les partisans de la collaboration de classes, une décade avant l’éclatement de la guerre. Et il est très difficile de voir dans les douceâtres arguments pacifistes du Parti Travailliste Indépendant (I. L. P.) quelque opposition réelle au social-patriotisme qui a saturé le mouvement ouvrier anglais. Mais on attendait davantage de la gauche allemande que d’aucun autre groupe à l’intérieur de l’Internationale, et son attitude à l’éclatement de la guerre fut de ce fait particulièrement décevante. Mises à part les conditions psychologiques individuelles, cette attitude fut le. résultat du fétichisme d’organisation qui régnait dans ce mouvement. Ce fétichisme exigeait la discipline et l’attachement strict aux formules démocratiques, la minorité devant se soumettre à la volonté de la majorité. Et bien qu’il soit évident que, dans les conditions du capitalisme, ces formules cachent simplement des faits tout opposés, l’opposition ne réussit pas à saisir que la démocratie intérieure du mouvement ouvrier n’était pas différente de la démocratie bourgeoise en général. Une minorité possédait et dirigeait les organisations, tout comme la minorité capitaliste possède et dirige les moyens de production et l’appareil de l’Etat. Dans les deux cas, les minorités, par la vertu de la direction, déterminent le comportement des majorités. Mais, par la force des procédures traditionnelles, au nom de la discipline et de l’unité, gênée et allant contre ce qu’elle savait le mieux, cette minorité opposée à la guerre soutint le chauvinisme social-démocrate, Il n’y eut qu’un homme au Reichstag d’août 1914 – Fritz Kunert – qui ne fut pas capable de voter pour les crédits de guerre, mais qui ne fut pas capable non plus de voter contre eux ; et ainsi, pour satisfaire sa conscience, il s’abstint de voter l’un et l’autre. Au printemps 1915, Liebknecht et Rühle furent les premiers à voter contre le consentement des crédits de guerre au gouvernement. Ils restèrent seuls un bon moment et ne trouvèrent de nouveaux compagnons qu’au moment où les chances d’une paix victorieuse disparurent du jeu d’échec militaire. Après 1916 l’attitude radicale contre la guerre fut soutenue et bientôt engloutie par un mouvement bourgeois en quête d’une paix par négociation mouvement qui, finalement, fut chargé d’hériter du fonds de faillite de l’impérialisme allemand. En tant que violateurs de la discipline, Liebknecht et Rühle furent expulsés du groupe social- démocratique du Reichstag. Avec Rosa Luxembourg, Franz Mehring et d’autres, plus ou moins oubliés 6 maintenant, ils organisèrent le groupe "Internationale" publiant une revue du même nom pour exposer l’idée d’internationalisme dans le monde en guerre. En 1916, ils organisèrent le Spartakusbund qui collaborait avec d’autres formations de l’aile gauche, comme 1′"Internationalen Sozialiste" avec Julien Borchardt comme porte-parole, et le groupe formé autour de Johann Knief et du journal radical de Brême "Arbeiterpolitik". Rétrospectivement il semble que ce dernier groupe était le plus avancé, c’est-à- dire le plus avancé dans son éloignement des traditions social-démocrates et par son orientation vers de nouvelles façons d’aborder la lutte de classes prolétarienne. A quel point le Spartakusbund était encore attaché au fétichisme de l’organisation et de l’unité, qui dominait le mouvement ouvrier allemand, cela fut mis en lumière par son attitude oscillante concernant les premières tentatives de donner une nouvelle orientation au mouvement socialiste international à Zimmerwald et à Kienthal. Les spartakistes n’ étaient pas favorables à une rupture nette avec le vieux mouvement ouvrier dans le sens de l’exemple plus précoce donné par les bolcheviks; Ils espéraient encore amener le parti à leur propre position, et éviter soigneusement toute politique de rupture irréconciliable. En avril 1917, le Spartakusbund s’unit aux Socialistes Indépendants (Unabhangige Sozialdemokratische Partei Deutschlands) qui formaient le centre de l’ancien mouvement ouvrier mais qui ne voulaient plus couvrir le chauvinisme de l’aile majoritaire conservatrice du parti social-démocrate Relativement indépendant, quoique encore à l’intérieur du Parti Socialiste Indépendant, le SpartakusBund ne quitta cette organisation qu’à la fin de l’année A l’intérieur du SpartakusBund, Otto Rühle partagea la position de Liebknecht et Rosa Luxembourg, qui avaient été attaquée par les bolcheviks comme non conséquente. Et elle n’était inconséquente que pour des raisons appropriées. Au premier regard, la principale semblait basée sur l’illusion que le parti social-démocrate pouvait être réformé Avec le changement de circonstances, espérait-on, les masses cesseraient de suivre leurs chefs conservateurs pour soutenir l’aile gauche du parti. Et bien que de telles illusions aient existé vraiment, d’abord au sujet du vieux parti et plus tard au sujet des socialistes indépendants, elles n’expliquent pas l’hésitation de la part des chefs spartakistes à s’engager dans les voies du bolchevisme. En réalité, les spartakistes se trouvaient devant un dilemme quelque fût la direction de leurs regards. En n’essayant pas au bon moment de rompre résolument avec la social-démocratie, ils avaient manqué l’occasion de constituer une forte organisation capable de jouer un rôle décisif dans les soulèvements sociaux attendus. Cependant, en considérant la situation réelle en Allemagne, en considérant l’histoire du mouvement ouvrier allemand, il était très difficile de croire à la possibilité de former rapidement un contre-parti opposé aux organisations ouvrières dominantes. Naturellement il aurait été possible de former un parti à la façon de Lénine, un parti de révolutionnaires professionnels ayant pour but d’usurper le pouvoir, Si c’était nécessaire, contre la majorité de la classe ouvrière. Mais c’était à quoi, précisément, les gens autour de Rosa Luxembourg n’aspiraient pas. A travers les années de leur opposition au réformisme et au révisionnisme, ils n’avaient jamais raccourci la distance qui les séparait de la "gauche" russe, de la conception de Lénine de l’organisation et de la Révolution. Au cours de vives controverses, Rosa Luxembourg avait indiqué clairement le fait que les conceptions de Lénine étaient de nature jacobine et inapplicables en Europe occidentale où ce n’était pas une révolution bourgeoise qui était à 1′ordre du jour mais une révolution prolétarienne. Quoiqu’elle aussi parlât de la dictature du prolétariat, cette dictature signifiait pour elle, ce qui la distinguait de Lénine, "la manière d’appliquer la démocratie – non pas son abolition – devant être 1′ œuvre de la classe, et non celui d’une petite minorité au nom de la classe". De façon aussi enthousiaste que Liebknecht, Luxembourg et Rühle ont salué le renversement du tsarisme, ils n’abandonnèrent pas pour cela leur attitude critique, ils n’oublièrent ni le caractère du parti bolchevique, ni les limites historiques de la Révolution Russe. Mais en dehors des réalités immédiates et du résultat final de cette révolution, il fallait la soutenir comme première rupture dans la 7 phalange impérialiste, et comme signe avant-coureur de la révolution allemande attendue. De cette dernière, beaucoup de signes étaient apparus dans des grèves, des émeutes de la faim, des mutineries et toutes sortes de faits de résistance passive. Mais l’opposition grandissante contre la guerre et la dictature de Ludendorff ne trouvait aucune expression organisationnelle qui atteignit une extension considérable. Au lieu d’évoluer vers la gauche, les masses suivaient leurs vieilles organisations et s’alignaient sur la bourgeoisie libérale. Les soulèvements dans la Marine Allemande et enfin la révolte de Novembre furent menés dans l’esprit de la social-démocratie, c’est-à-dire dans l’esprit de la bourgeoisie allemande vaincue. La révolution allemande semble de plus de portée qu’elle n’en avait réellement. L’enthousiasme spontané des ouvriers tendait bien plus à finir la guerre qu’à changer les relations sociales existantes. Leurs revendications exprimées dans les conseils d’ouvriers et de soldats ne dépassaient pas les possibilités de la société bourgeoise. Même la minorité révolutionnaire, et ici particulièrement le SpartakusBund, ne réussit pas à développer un programme révolutionnaire cohérent. Ses revendications politiques et économiques étaient de nature double elles étaient établies pour un double usage comme revendications destinées à être acceptées par la bourgeoisie et ses alliés sociaux-démocrates, et comme mots d’ordre d’une révolution qui devait en finir avec la société bourgeoise et ses défenseurs. Naturellement, au sein de l’océan de médiocrité que fut la révolution allemande, il y eut des courants révolutionnaires qui réchauffèrent le cœur des radicaux et les amenèrent a s’engager dans des entreprises historiquement tout à fait déplacées. Des succès partiels, dus à la stupéfaction momentanée des classes dominantes et à la passivité générale des grandes masses, épuisées qu’elles étaient par quatre années de famine et de guerre, nourrissaient 1′espoir que la révolution pourrait se terminer par une société socialiste. Seulement, personne ne savait réellement à quoi ressemblait la société socialiste et quels pas restaient à franchir pour l’amener à 1′ existence. "Tout le pouvoir aux conseils ouvriers et de soldats", Quoique attirant, comme mot d’ordre, cela laissait cependant toutes les questions essentielles ouvertes. Ainsi, les luttes révolutionnaires qui suivirent novembre 1918 ne furent pas déterminées par les plans consciemment fabriqués de la minorité révolutionnaire, mais lui furent imposées par la contre- révolution qui se développait lentement et qui s’appuyait sur la majorité du peuple. Le fait est que les larges masses allemandes, à l’intérieur et à 1′ extérieur du mouvement ouvrier, ne regardaient pas en avant vers l’établissement d’une nouvelle société mais en arrière vers la restauration du capitalisme libéral, sans ses mauvais aspects, ses inégalités politiques, sans son militarisme et son impérialisme. Elles désiraient simplement qu’on complète les réformes commencées avant la guerre, destinées à un système capitaliste bienveillant. L’ambiguïté qui caractérisait la politique du Spartakusbund fut en grande partie le résultat du conservatisme des masses. Les chefs spartakistes étaient prêts d’un côté à suivre la ligne nettement révolutionnaire que désiraient les prétendus "ultra-gauches", et de l’autre côté ils restaient sur qu’une telle politique ne pouvait avoir aucun succès étant donné l’attitude prédominante des masses et la situation internationale L’effet de la révolution russe sur l’Allemagne avait été à peine perceptible. Il n’y avait pas non plus de raisons d’espérer qu un tournant radical en Allemagne puisse avoir aucune répercussion supérieure en France, en Angleterre et en Amérique. S’il avait été difficile pour les Alliés d’intervenir en Russie de façon décisive, ils rencontreraient des difficultés moins grandes pour écraser un mouvement communiste allemand. Au sortir des victoires militaires, le capitalisme de ces nations s’était considérablement renforcé; rien n’indiquait réellement que leurs masses patriotes refuseraient de combattre une Allemagne révolutionnaire plus faible. En tous cas, mises à part des considérations de cet ordre, il y avait peu de raisons de croire que les masses allemandes occupées à se débarrasser de leurs 8 armes, reprendraient la guerre contre un capitalisme étranger pour se débarrasser du leur. La politique qui était apparemment la plus "réaliste" vis-à-vis de la situation internationale, et que devaient proposer bientôt Wolfheim et Lauffenberg, sous le nom de NationalBolchevisme, était encore non réaliste, étant donné le rapport de force réel d’après-guerre. Le plan de reprendre la guerre avec l’aide de la Russie contre le capitalisme des Alliés ne tenait pas compte du fait que les Bolcheviks n’étaient ni prêts à participer à une telle aventure, ni capables de le faire. Naturellement les bolcheviks n’étaient pas opposés à l’Allemagne, ni à aucune autre nation créant des difficultés aux impérialistes victorieux ; cependant, ils n’encourageaient pas l’idée d’une nouvelle guerre à large échelle pour propager la "révolution mondiale". Ils désiraient du soutien pour leur propre régime dont le maintien était encore en question pour les bolcheviks eux-mêmes, mais ils ne s’intéressaient pas au soutien des révolutions dans les autres pays par des moyens militaires. Suivre un cours nationaliste, en dépendant de la question des alliances, d’une part, et, en même temps unifier l’Allemagne, une fois de plus pour une guerre de "libération" de l’oppression étrangère était hors de question la raison en est que les couches sociales, que les "nationaux- révolutionnaires" devaient gagner à leur cause étaient précisément les gens qui mettaient fin à la guerre avant la défaite complète des armées allemandes pour prévenir l’extension du "bolchevisme". Incapables de devenir les maîtres du capitalisme international, ils avaient préféré se maintenir comme ses meilleurs serviteurs. Cependant il n’y avait pas moyen de traiter les questions allemandes intérieures sans y impliquer une politique extérieure définie. La révolution allemande radicale était ainsi battue avant même de pouvoir survenir, battue par son capitalisme propre et le capitalisme mondial. Le besoin de considérer sérieusement les rapports internationaux ne vint jamais à la Gauche allemande. Ce fut, peut-être, la plus nette indication de son peu d’importance. La question de savoir que faire du pouvoir politique une fois conquis ne fut pas non plus concrètement soulevée. Personne ne semblait croire que ces questions auraient à recevoir une réponse. Liebknecht et Luxembourg étaient surs qu’une longue période de lutte de classes se dressait devant le prolétariat allemand sans aucun signe de victoire rapide. Ils voulaient en tirer le meilleur parti et préconisaient le retour au travail parlementaire et syndical. Cependant dans leurs activités antérieures, ils avaient déjà outrepassé les frontières de la politique bourgeoise; ils ne pouvaient plus retourner qu’aux prisons de la tradition. Ils avaient rallié autour d’eux 1′élément le plus radical du prolétariat allemand qui était résolu maintenant, à considérer tout combat comme la lutte finale contre le capitalisme. Ces ouvriers considéraient la révolution russe en rapport avec leurs propres besoins et leur propre mentalité ; ils se souciaient moins des difficultés dissimulées dans l’avenir que de détruire le plus possible des forces du passé. Il n’y avait que deux voies ouvertes aux révolutionnaires, ou bien tomber avec les forces dont la cause était perdue d’avance, ou bien retourner au troupeau de la démocratie bourgeoise et accomplir le travail social au service des classes dominantes. Pour le vrai révolutionnaire, il n’y avait évidemment qu’une seule voie : tomber avec les ouvriers combattants. C’est pourquoi Eugène Levine parlait des révolutionnaires comme d’une personne morte en congé", et c’est pourquoi Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht allèrent à la mort presque comme des somnambules. C’est par pur accident qu’Otto Rühle et beaucoup d’autres de la Gauche résolue restèrent vivants. Le fait que la bourgeoisie internationale put terminer sa guerre sans rien de plus que la perte temporaire de l’affaire russe détermina l’histoire entière de l’après-guerre dans sa chute vers la seconde guerre mondiale. Rétrospectivement, les luttes du prolétariat allemand de 1919 à 1923 apparaissent comme des frictions secondaires qui accompagnèrent le processus de réorganisation capitaliste qui suivit la crise de la guerre. Mais il y a toujours eu une tendance à considérer les sous-produits des changements violents dans la structure capitaliste comme des expressions de la volonté révolutionnaire du prolétariat. Les optimistes radicaux toutefois sifflaient simplement dans la nuit. La nuit est une réalité assurément et 9 le bruit est encourageant, mais cependant à cette heure tardive, il est inutile de prendre cela trop au sérieux. Aussi impressionnante soit l’histoire d’Otto Rühle en tant que révolutionnaire pratique, aussi exaltant que soit de rappeler les journées d’action prolétariennes, à Dresde, en Saxe, en Allemagne – meetings, manifestations, grèves, combats de rues, discussions ardentes, les espoirs, les craintes, les déceptions, l’amertume de la défaite et les souffrances de la prison et de la mort – cependant, on ne peut tirer que des leçons négatives de toutes ces tentatives. Toute l’énergie et tout l’enthousiasme ne furent pas suffisants pour opérer un changement social ou pour modifier la mentalité contemporaine. La leçon retirée portait sur ce qu’il ne fallait pas faire. Comment réaliser les besoins révolutionnaires du prolétariat ? On ne l’avait pas découvert. Les soulèvements propices à l’émotion fournissaient un excitant jamais épuisé à la recherche. La révolution qui pendant si longtemps avait été une simple théorie et un vague espoir était apparue un moment comme une possibilité pratique. On avait manqué l’occasion, sans doute, mais la chance reviendrait qu’on utiliserait mieux une autre fois. Si les gens n’étaient pas révolutionnaires, du moins "l’époque" l’était, et les conditions de crise qui régnaient révolutionneraient tôt ou tard l’esprit des ouvriers. Si le feu des escouades de la police social-démocrate avait mis fin à la lutte. Si l’initiative des ouvriers était une fois de plus détruite par l’émasculation de leurs conseils au moyen de la légalisation. Si leurs chefs agissaient de nouveau non pas avec la classe mais "pour le bien de la classe" dans les différentes organisations capitalistes, la guerre avait révélé que les contradictions fondamentales du capitalisme étaient insolubles et l’état de crise était l’état "normal" du capitalisme. De nouvelles actions révolutionnaires étaient probables et trouveraient les révolutionnaires mieux préparés. Quoique les révolutions d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie aient échoué, il y avait encore la révolution russe pour rappeler au monde la réalité des buts prolétariens Toutes les discussions tournaient autour de cette révolution, et à bon droit, car cette révolution devait déterminer le cours futur de la Gauche allemande. En décembre 1919, se forma le Parti Communiste Allemand. Après l’assassinat de Liebknecht et de Luxembourg, il fut conduit par Paul Levy et Karl Radek. Cette nouvelle direction fut immédiatement attaquée par une opposition de gauche à l’intérieur du parti – opposition à laquelle appartenait Rühle – à cause de la tendance de la direction à défendre le retour à l’activité parlementaire. A la fondation du Parti, ses éléments radicaux avaient réussi à lui donner un caractère anti-parlementaire et une direction largement démocratique, ce qui le distinguait du type léniniste d’organisation. Une politique anti-syndicale avait été aussi adoptée. Liebknecht et Luxembourg subordonnèrent leurs propres divergences aux vues de la majorité radicale. Mais pas Levy et Radek. Déjà, pendant l’été de 1919, ils firent comprendre qu’ils scissionneraient du parti pour participer aux élections parlementaires. simultanément, ils entreprirent une propagande pour retour au travail syndical, en dépit du fait que le parti était engagé dans la formation de nouvelles organisations non plus basées sur les métiers ou même les industries, mais sur les usines. Ces organisations d’usines étaient coalisées en une seule organisation de classe : l’Union Générale du Travail (Âllgemeine Arbeiter Union Deutschlands). Au Congrès d’Heidelberg en octobre 1919, tous les délégués qui étaient en désaccord avec le nouveau Comité Central et maintenaient la position prise à la fondation du parti communiste furent expulsés. Au mois de février suivant, le Comité Central décida de se débarrasser de tous les secteurs ("districts") dirigés par l’opposition de gauche. L’opposition avait le bureau d’Amsterdam de l’Internationale Communiste de son côté, ce qui amena la dissolution de ce bureau par l’Internationale afin de soutenir le bloc Levy- Radek. Et finalement en avril 1920, l’aile gauche fonda le Parti Ouvrier Communiste (Kommunistischs Arbeiter Partei Deutschlands). Pendant toute cette période, Otto Rühle était du côté de l’opposition de gauche. 10
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