ThEv vol. 2 , n° 3, 2003 p. 225-245 Heinrich von Siebenthal Nos traductions du Nouveau Testament ont-elles une base textuelle fiable ?1 Interview Peut-on encore faire confiance aux éditions courantes de la Bible? Les traduc- T N teurs du Nouveau Testament se sont-ils appuyés sur le «bon» texte grec? Ou bien E y a-t-il des raisons de se méfier? Le texte de base utilisé est-il assez proche de M A l’original? Ou bien quelque chose l’a-t-il faussé? Devrions-nous abandonner les T S versions habituelles pour en prendre d’autres, fondées sur un texte de base plus E T fiable? U A Le débat suscité par ces questions est déjà relativement ancien dans le monde E V anglo-saxon, mais depuis quelques années il s’est également élargi aux pays de langue U O allemande et française; c’est le débat autour de la version King James. Ainsi nous N voyons actuellement chez nous des amis de la Bible, périodiquement alarmés ceux qui déclarent que les versions bibliques courantes se fondent pour le Nouveau Testa- ment sur un texte grec «faussé» et qu’il faut donc absolument remplacer ces Bibles par une traduction fondée sur la «bonne» base textuelle. Cela nous a incités interviewer à ce sujet à M. Heinrich von Siebenthal. Le Dr Heinrich von Siebenthal, né en 1945, enseigne les langues bibliques et la critique textuelle à la Faculté Libre de Théologie de Giessen (Hesse, Allemagne). Il est coauteur et coéditeur de plusieurs ouvrages sur les langues originelles de la Bible. 1. Traduit par Jean-Jacques STRENG de la revue Bibel und Gemeinde, vol. 101, 2001/4, avec la permission de l’auteur et de la rédaction. Les questions ont été posées par la rédaction de la revue Bibel und Gemeinde. 225 théologie évangélique vol. 2, n° 3, 2003 Question: Quelle appréciation le spécialiste que vous êtes porte-t-il sur la qualité du texte de base grec qui sert d’appui aux versions bibliques habituelles? HvS: Commençons par une mise au point. Comme je ne collabore pas directement à l’établissement des textes de base, je ne suis pas spécialiste au sens strict du terme. Mais à la faveur de mon activité d’enseignant universitaire en philologie biblique, je suis au moins suffisamment familiarisé avec la critique textuelle du Nouveau Testament pour me permettre, me semble-t-il, d’émettre un jugement honnête quant à savoir qui travaille de manière compétente en ce domaine, c'est-à-dire qui prend en compte les faits significatifs d’une manière appropriée et selon une méthode adéquate. Dans ce que je vais dire sur notre sujet, souvent de façon très schématique, je vais donc largement m’appuyer, non sur des recherches personnelles, mais sur les publications d’experts. Et, ce faisant, j’ai naturellement toujours le souci de vérifier autant que possible par moi-même la valeur factuelle de ce qu’ils exposent. Ceux qui voudront s’initier personnellement à ce secteur extrêmement complexe pourront se reporter aux titres d’ouvrages spécialisés mentionnés dans la bibliographie. J’en viens maintenant à votre question. J’estime que la base textuelle des versions bibliques courantes est d’excellente qualité. Comme on le sait, les autographes eux-mêmes du Nouveau Testament (les originaux, les premiers exemplaires du texte) ne nous sont pas parvenus. Mais il est possible de recons- tituer dans une très large mesure le texte original à l’aide d’une quantité de sources disponibles dont le nombre ne cesse d’augmenter depuis environ un siècle et demi, au point qu’il est presque impossible d’en acquérir une vue d’ensemble. Nous pouvons partir de l’hypothèse solidement fondée que le texte employé dans les versions bibliques courantes est pratiquement identique à l’original du Nouveau Testament, à l’exception de quelques rares passages pour lesquels les sources, avec leurs nombreuses variantes textuelles, ne concordent pas sans ambiguïté avec le libellé originel. Quelques 98 % du texte sont garantis par un appui indiscutable dans les sources. Question: De quelle sorte de sources s’agit-il? Et, plus précisément, qu’enten- dez-vous par «l’excellente qualité» de la base textuelle des versions bibliques habituelles? HvS: Pour plus de clarté on peut subdiviser les principales sources utilisées pour l’établissement du texte du Nouveau Testament en trois catégories: 226 Nos traductions du Nouveau Testament ont-elles une base textuelle fiable? 1. Plus de 5 300 manuscrits (des copies du Nouveau Testament conservées de façon plus ou moins complète ou des portions de celui-ci) rédigés en grec, dont le plus ancien (le papyrus 52 contenant Jn 18.31-33, 37-38) est ordinai- rement daté d’environ 125 ap. J.-C. Comme les plus anciens d’entre eux sont écrits en onciales ou majuscules (d’abord sur papyrus, puis sur parchemin) et les manuscrits ultérieurs (à partir du IXe siècle) en minuscules, on distingue des «papyrus», des «onciaux» et des «minuscules». 2. Des centaines de copies des premières traductions dans les langues du bassin méditerranéen (latin, syriaque, copte, etc.) qui remontent jusqu’au IIe siècle. 3. Une foule de citations bibliques dans les écrits des auteurs de l’Église ancienne (des «Pères de l’Église») qui fournissent une aide importante pour situer géographiquement et chronologiquement les variantes textuelles trouvées dans les manuscrits. On a donc de bonnes raisons pour dire que le niveau de qualité des sources est excellent. Aucun autre texte de l’Antiquité ne bénéficie d’avantages vraiment comparables. C’est vrai aussi bien pour la quantité des textes que pour leur datation. Des éditions modernes d’Hérodote, par exemple, (historien grec, «père de l’historiographie», Ve siècle av. J.-C.) s’appuient sur sept à dix minus- cules datant du Moyen Âge (!), ceux-ci étant complétés par quelques fragments de papyrus produits aux premiers siècles de l’ère chrétienne. Entre l’original et la source la plus ancienne disponible il y a donc un écart de 400 à 500 ans sans attes- tation. L’œuvre qui supporterait le mieux la comparaison pour le nombre de ses sources avec celui du Nouveau Testament, c’est celle d’Homère. Pour l’«Iliade» d’Homère (la «Bible» des Grecs anciens, dont le stade final de rédaction est ordinairement fixé au VIIIe siècle av. J.-C.), on peut tout de même s’appuyer sur deux onciaux et 118 minuscules, ainsi que sur un peu plus de 450 fragments de papyrus, dont le plus ancien est du IIIe siècle av. J.-C. S’y ajoutent encore d’utiles indications fournies par les commentaires («scholies») transmis de l’Antiquité. Mais là encore le fragment le plus ancien date de 400 à 500 ans après l’original. Dans le cas du Nouveau Testament, en revanche, l’écart chronolo- gique entre le fragment de papyrus le plus ancien, le papyrus 52, et l’original n’atteint sans doute même pas 30 ans. Concernant la qualité de la base textuelle des versions bibliques courantes, j’aimerais encore attirer l’attention sur le point suivant. S’il est vrai que les 227 théologie évangélique vol. 2, n° 3, 2003 œuvres de la littérature grecque antique bénéficient de sources d’une moins bonne qualité pour leurs textes que celle du Nouveau Testament et que, dans certains cas, elles présentent bien des énigmes, l’ouvrage de référence «Histoire de la transmission des textes des œuvres de l’Antiquité et du Moyen Âge», tome 1, constate dans son bilan final relatif à la littérature grecque que «dans les éditions de référence de tous les auteurs importants», toutes publiées par des spécialistes «conscients de leur responsabilité», nous possédons l’original «sous une forme pratiquement indemne d’altération». En toute bonne conscience on peut affirmer la même chose à propos des éditions courantes des textes de base du Nouveau Testament, pour lesquelles on disposait non seulement d’un arsenal de sources nettement meilleures (quoiqu’il constitue un défi peu ordinaire) et qui ont été élaborées par des équipes de chercheurs travaillant avec un sens des responsabilités certainement aussi manifeste. Il est donc légitime de considérer comme excellente la qualité de la base textuelle des versions bibliques courantes. Question: La recherche qui établit le texte du Nouveau Testament ne connaît- elle pas plusieurs orientations différentes et, de ce fait, plusieurs «reconstructions» du texte original? HvS: Dans les travaux d’établissement du texte on observe effectivement plusieurs approches méthodologiques différentes. Il s’agit essentiellement de différences dans l’appréciation des critères d’évaluation mis en œuvre pour déterminer laquelle des variantes textuelles proposées par les manuscrits corres- pond au libellé original pour un passage donné: par exemple pour Jc 1.12 on a le choix entre a) «qu’il a promise», b) / c) «que [le] Seigneur a promise », d) «que Dieu a promise» ou e) «que le Dieu qui ne ment pas a promise». Par principe les spécialistes de la critique textuelle retiennent comme libellé original la variante qui explique le mieux l’apparition des autres: dans le cas de Jc 1.12 c’est la variante a). Pour évaluer cette variante textuelle, deux sortes de critères sont pris en compte: le critère «externe» et le critère «interne». Pour le critère externe on considère surtout l’âge, l’origine et la qualité des sources respectives: pour Jc 1.12 on analyse celles qui soutiennent respectivement a,b,c,d, et e. Le critère interne se préoccupe de trouver la direction d’altération la plus vraisemblable lors de la copie d’un texte donné. Ainsi, lors de la trans- mission de Jc 1.12, la version «que le Seigneur a promise» (variante c) s’est-elle modifiée, consciemment ou inconsciemment, en «qu’il a promise» (variante 228 Nos traductions du Nouveau Testament ont-elles une base textuelle fiable? a)? Ou bien faut-il supposer plutôt le mouvement inverse? Dans le cas de Jc1.12 c’est aussi bien le critère externe que le critère interne qui amènent à choisir «qu’il a promise » (variante a) comme formulation originale. Le contexte ne laisse pas subsister de doute sur l’identité du «il». Si en critique textuelle on veut aboutir à des résultats susceptibles d’être justifiés de manière logique et concrète, il faut naturellement avoir la meilleure connaissance possible, théorique et pratique, non seulement du grec ancien avec toutes les variétés qui s’y rattachent, mais aussi de la codicologie (la science des manuscrits et de la typologie des altérations de texte caractéristiques des copis- tes), de la paléographie (les formes, les outils et l’évolution de l’écriture) et de l’arrière-plan pertinent de l’histoire de l’Église et de la civilisation. Sinon il y a trop de risques de laisser de côté des aspects significatifs. Dans leur travail, la plupart des spécialistes se fixent pour objectif une prise en compte équilibrée des critères externe et interne, mais les deux ne correspon- dent pas toujours d’une façon aussi harmonieuse que pour Jc 1.12. Et en cas de doute, il n’y a pas unanimité pour savoir auquel des deux on doit donner la priorité. Dans ces situations, une majorité de savants accorde généralement la décision au critère interne: c’est l’approche de l’éclectisme raisonné. En revan- che une minorité donne la priorité absolue à ce critère interne: c’est l’approche de l’éclectisme radical2. Malgré cette diversité des approches – c’est là un point remarquable – les reconstitutions du texte original obtenues par les «camps» respectifs ne divergent que sous très peu d’aspects et il est bien rare que cela ait une incidence sur le texte de nos traductions. Il faut également souligner que les actuelles éditions de référence du Nouveau Testament grec3 (dans les éditions princeps) font au moins la liste de toutes les variantes qui ont des répercussions sur le contenu4, elles indiquent très rigoureusement les sources et offrent ainsi à toute personne intéressée la possi- bilité de remettre en question les décisions que l’équipe éditoriale a prises (et qu’elle ne considère pas comme définitives)5. Les responsables des versions 2. École fondée par le Britannique G.D. Kilpatrick. 3. Nestle-Aland, 27e édition: Greek New Testament, 4e édition ; Editio Critica Maior (disponibles début 2004: Jc et 1& 2 P, 1 Jn). 4. Nestle-Aland en offre encore bien plus; la Critica Maior présente toutes les variantes attestées (cf. celles citées plus haut à propos de Jc 1.12). 5. À cet égard leTextual Commentary de Metzger constitue une aide précieuse. 229 théologie évangélique vol. 2, n° 3, 2003 courantes ont tiré parti de cette possibilité pour prendre, à propos de divers passages, des décisions différentes de celle retenue par le texte principal de l’édition de référence. De plus, dans les notes, ils signalent les variantes majeu- res. Vue sous cet angle, la traduction allemande d’Elberfeld révisée va nettement plus loin que les autres versions allemandes. Question: Mais un certain nombre de savants n’ont-ils pas une attitude criti- que envers ce large consensus? N’entend-on pas souvent l’objection que la méthode courante partirait de présupposés contestables et que la démarche devrait être radica- lement révisée? HvS: Si, il y a toute une série de théologiens, surtout nord-américains, convaincus que les savants qui ont établi le texte du Nouveau Testament grec des éditions de référence ont adopté une approche inadéquate dans leur traite- ment des sources disponibles. Au centre de ces critiques se trouve le reproche adressé aux spécialistes les plus autorisés de privilégier de manière partiale un certain nombre de sources et d’ignorer dans une très large mesure la majorité d’entre elles avec leurs variantes caractéristiques. On a exigé, et on continue de le faire, de remplacer ces éditions de référence, défectueuses de l’avis de ces criti- ques, par des éditions proposant le «texte majoritaire», un texte qui s’appuie sur la majorité des sources. Ce «texte majoritaire» servirait désormais de base pour toutes les traductions. Deux éditions alternatives du Nouveau Testament grec ont été produites par ces cercles militant pour le «texte majoritaire». Question: Comment les spécialistes de la critique textuelle on-t-ils accueilli ce plaidoyer pour un changement de méthode et pour l’adoption du texte majoritaire? HvS: Il s’est heurté à un rejet quasi unanime. Si, par ailleurs, ils sont en désaccord dans tel ou tel domaine, s’ils restent indécis sur bien des questions de méthodologie ou d’histoire des textes, les exégètes majeurs de toute nuance sont résolument convaincus que le principe du texte majoritaire est absolument inacceptable. Il s’oppose de manière trop flagrante non seulement aux principes éprouvés de la recherche historique, mais aussi aux faits significatifs qui se dégagent de l’analyse des écrits antiques en général et du corps des sources du Nouveau Testament en particulier. Même dans l’analyse des sources la qualité prime la quantité. Question: Au-delà du champ de la critique textuelle actuelle, les tenants de texte majoritaire n’ont-ils pas, même dans nos régions, un nombre appréciable 230 Nos traductions du Nouveau Testament ont-elles une base textuelle fiable? d’adeptes, en particulier parmi les chrétiens attachés à l’inerrance biblique? Il serait donc utile de nous donner davantage de détails sur cette position. HvS: Oui, un nombre appréciable de chrétiens attachés à l’inerrance bibli- que se sont ralliés à la théorie du texte majoritaire et parmi eux on relève tel ou tel théologien respectable. Cependant il pourrait y avoir sensiblement plus de personnes attachées à l’inerrance biblique qui ont adopté la théorie du «textus receptus» (texte reçu), une théorie voisine de la précédente, mais distincte par son approche méthodologique. Cette théorie se situe au centre du «débat autour de la version King James» qui, ces derniers temps, a débordé de la sphère anglo-saxonne pour parvenir jusque chez nous. Mais que penser de cette théorie du texte majoritaire? Voici quelques notions de base. Les spécialistes ont l’habitude de répartir l’ensemble des sources disponibles en trois classes principales appelées «types de textes»: le «texte byzantin», le «texte alexandrin» et le «texte D», également appelé «texte occidental». Chacun de ces types se caractérise par une certaine combinaison de variantes textuelles. Prenons comme exemple la lettre de Jacques. Pour cette épître, ce qui caractérise le type byzantin, c’est la combinaison de «que le Seigneur a promise » (1.12, variante c) avec l’utilisation en 1.5 de la négation classique (en langue noble) «ou» «ne… pas» et d’un certain nombre de variantes d’un type bien précis réparties sur le reste de la lettre. Le type alexandrin combine «qu’il a promise» (1.12, variante a) avec l’utilisation en 1.5 de la négation «mé» utilisée en langue populaire. Pour éclairer notre réflexion il faut d’abord relever le point suivant. Le texte byzantin est soutenu par plus de 80 % de toutes les sources disponibles. Malgré le nombre des variantes qu’il présente, il a été transmis sous une forme étonnamment homogène. À partir du VIe ou du VIIe siècles, c’est lui qui fait autorité dans la chrétienté de langue grecque. Mais il est vrai que les sources accessibles ne remontent qu’au IVe siècle, alors que pour le texte alexandrin et le texte «D» elles vont jusqu’au IIe siècle. La masse des sources qui appuient le texte byzantin (qui est donc le texte majoritaire) est de toute évidence impressionnante. Et c’est essentiellement sur ce fait que les défenseurs du texte majoritaire appuient leur théorie. 231 théologie évangélique vol. 2, n° 3, 2003 Question: N’aurait-on donc pas raison de prendre comme guide la majorité des sources et de partir du texte byzantin pour traduire le Nouveau Testament? Qu’est- ce qui s’y oppose? HvS: Avant de répondre sur ce point, je voudrais souligner que les deux types de textes que les exégètes rencontrent le plus souvent, c’est-à-dire le byzan- tin et l’alexandrin, concordent de toute façon d’une manière évidente pour plus de 90% de leur étendue et reproduisent sans aucun doute l’original ou approchent en tout cas le texte original (perdu) d’une manière extrêmement fidèle. Suivre la majorité des témoins pour traduire le Nouveau Testament, c’est partir d’un bon texte. Or, tout comme chaque chrétien attaché à l’inerrance biblique, les spécia- listes de la critique textuelle rêvent de mettre la main non seulement sur un bon texte, mais sur le meilleur possible. D’accord en cela avec tous les savants travaillant dans le respect de l’histoire, les exégètes sont conscients que la qualité prime la quantité. Pour déterminer sérieusement la vérité, il est indispensable que les sources soient soigneusement vérifiées par des gens satisfaisant aux exigences de compétence déjà mentionnées. L’enjeu, c’est d’établir quel degré de proximité on peut reconnaître aux sources par rapport à la vérité qui nous intéresse, c’est-à-dire par rapport au libellé original. Ce qui est décisif à cet égard, c’est non seulement la proximité dans le temps, mais aussi du point de vue du contenu. Et, sous ces deux aspects, la grande majorité des spécialistes qui font autorité arrive à la conclusion incontournable que le texte alexandrin peut clairement revendiquer une plus grande proximité de l’original que le byzantin. Autrement dit, malgré une majorité de sources qui l’attestent, le texte byzantin doit être qualifié de moins bon de par sa proximité de l’original vue sous l’angle de la chronologie et du contenu. Pour la traduction, il n’offrirait pas une base textuelle optimale. Question: Vous affirmez que pour sa proximité de l’original, considérée sous l’angle de la chronologie et du contenu, le texte majoritaire est moins bon. Pourriez- vous donner plus de précisions? HvS: Commençons par la proximité dans le temps, c’est-à-dire par la datation des sources. Comme déjà indiqué, les sources en langue grecque remontent jusqu’au IIe siècle pour le type alexandrin (ou le type «ancien» qui ne lui est pas entièrement identique), et pour le texte «D» moins fréquemment 232 Nos traductions du Nouveau Testament ont-elles une base textuelle fiable? représenté. Le texte byzantin, en revanche, ne se rencontre dans aucune des sources accessibles avant le IVe siècle. Certains tenants du texte majoritaire, tout comme certains adeptes de la théorie du texte reçu, contestent cette dernière déclaration. Voici quelques-unes de leurs objections majeures: a) L’existence du texte byzantin (majoritaire) serait attestée avant le IVe siècle par des variantes textuelles dans les papyrus plus anciens. b) Des citations bibliques faites par les Pères de l’Église militeraient égale- ment pour une datation ancienne du texte byzantin. Pour cet argument on cite volontiers John W. Burgon, spécialiste du texte biblique du XIXe siècle. Un examen objectif des faits les plus importants révèle qu’aucune de ces objections ne peut être maintenue: a) Certes, les papyrus les plus anciens présentent effectivement de fréquentes variantes du type caractéristique des sources manifestement byzantines. Ainsi, le papyrus 70, du IIIe siècle, propose pour Mt 12.4, tout comme le texte majori- taire, (et par assimilation avec le verbe précédent) «[il] mangea» au lieu de «[ils = David et ses compagnons] mangèrent», comme le donnent les onciaux 01 et 02, ainsi qu’un petit nombre de minuscules byzantins. Mais nulle part on ne trouve la combinaison de variantes typique du texte byzantin.6 b) Depuis les travaux de John W. Burgon les recherches ont fortement progressé dans le domaine de la patristique (l’étude des Pères de l’Église). C’est ainsi que de nouvelles éditions de textes plus fiables sont parues. On connaît aussi bien mieux les citations faites par ces auteurs. Il en ressort clairement qu’avant le IVe siècle le type de texte byzantin leur était manifestement inconnu. Question: N’est-on pas fondé, à cet égard, d’objecter que l’absence d’une preuve ne saurait prouver la non-existence d’un fait donné, c'est-à-dire que de l’absence de sources correspondantes on ne saurait conclure que le texte byzantin n’a pas existé avant le IVe siècle? HvS: Il est vrai par principe que l’absence de sources correspondantes ne nous autorise pas à déduire que ce type de texte n’a pas existé avant le IVe siècle: le fameux argument du silence ne prouve rien par lui-même. Une datation antérieure au IVe siècle est indubitablement possible, mais en l’absence de sources 6. Cela vaut également pour le papyrus 70 qui en Mt 12.4 s’écarte dès le mot suivant du type byzantin: le papyrus propose «ce que» (neutre sing.) alors que le texte majoritaire donne «que» (masculin pluriel accusatif). 233 théologie évangélique vol. 2, n° 3, 2003 elle n’est pas vraisemblable. S’il s’agit de prouver que le texte byzantin est chronologiquement plus proche de l’original que l’alexandrin, qui, lui, est attesté par des sources dès le IIesiècle, alors il faut démontrer qu’une datation correspondante n’est pas seulement possible, mais également vraisemblable. Or, dans l’état actuel des sources, cette preuve ne saurait être fournie. Mais quand bien même prouverait-on aujourd’hui ou à l’avenir, avec un nouvel état des sources, que le texte majoritaire existait dès le IIe siècle, on ne pourrait pour autant en déduire d’une manière significative une proximité particulière de l’original, c'est-à-dire une proximité du point de vue du contenu. Seule une étude attentive des sources, menée sous l’angle du critère interne, pourrait apporter la lumière sur la question. Or, curieusement, c’est justement sur la base d’un tel examen des sources, pour lequel sont indispensables les connaissances techniques déjà évoquées à deux reprises, que les variantes du texte alexandrin se révèlent plus proches de l’original que leur équivalent dans le texte byzantin. Et quand on compare le texte alexandrin avec le texte «D», attesté à une date tout aussi ancienne, généralement la même supériorité évidente du texte alexandrin saute aux yeux. Question: Pourriez-vous brièvement illustrer par quelques exemples comment, à partir d’une analyse rigoureuse des sources, on en vient forcément à conclure que les variantes du texte majoritaire offrent une moindre proximité de l’original du point de vue du contenu? HvS: Oui. Revenons à la question centrale du critère interne, celle de savoir dans quelle direction peut s’être faite la modification lorsqu’on compare deux variantes entre elles: laquelle des deux s’explique le mieux comme modification de l’autre? Pour répondre à ce problème, le spécialiste de la critique textuelle ne tient pas compte de son goût personnel. Au contraire, il consulte soigneusement les types de modification, tels qu’on les rencontre, à des milliers d’exemplaires solide- ment attestés, au cours de l’étude de la transmission du texte d’œuvres antiques. Parmi ces types, on trouve les fautes de copie observables à toute époque et encore constamment de nos jours: une expression commençant ou finissant de manière identique ou analogue entraîne des omissions ou des répétitions. Ces fautes de copie donnent très souvent lieu à des formulations qu’on ne comprend que difficilement ou pas du tout, mais qu’on peut généralement corriger à l’aide d’autres sources. 234
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