MISCELLANEA JUSLITTERA Revue électronique Directrice de la publication : Gabriele Vickermann-Ribémont Secrétaire d’édition : Jérôme Devard Conseil scientifique Joël BLANCHARD Rosalind BROWN-GRANT Martine CHARAGEAT Camille ESMEIN-SARRAZIN Claude GAUVARD Stéphane GEONGET Cédric GLINEUR Philippe HAUGEARD Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA Nicolas LOMBART Bernard RIBEMONT Earl Jeffrey RICHARDS Iolanda VENTURA 2 Miscellanea Juslittera 7 Printemps 2019 LE BOURREAU EN QUESTIONS SOMMAIRE N°7 PRINTEMPS 2019 LE BOURREAU EN QUESTIONS Propos introductifs ............................................................................................................... 5 (cid:0) Le bourreau dans la littérature médiévale des XIIe et XIIIe siècles : un personnage absent ? Bernard RIBEMONT ..................................................................................................... 7 (cid:0) Un monsieur très discret. Le bourreau dans les sources historiques Frédéric ARMAND ...................................................................................................... 21 (cid:0) Le bourreau, cet inconnu. Son image et ses figures dans les représentations médiévales Cécile VOYER .............................................................................................................. 73 (cid:0) d PROPOS INTRODUCTFS d Objet de curiosité et figure fantasmée jusqu’aux stéréotypes historiques, le bourreau est souvent réduit à l’état d’artisan de la peine de mort. S’il est pour les époques médiévale et moderne cet « exécuteur des hautes œuvres » – image que la conscience collective a eu à cœur de cristalliser – son métier embrasse toutefois une pluralité de tâches et de compétences : entre exécution des peines corporelles (amputation, strangulation, mise au pilori, etc.) et accomplissement des basses œuvres (équarrissage des charognes, fossoyeur, vidanges des fossés de la ville, etc.), le bourreau est un agent polyvalent. De nombreuses questions se posent encore sur son recrutement, sa rétribution et la transmission de son savoir-faire. Existe-t-il une formation et un apprentissage de la profession ? Fortement associé à son office d’exécuteur, il est dépeint encore aujourd’hui comme un exclu de la société, comme un marginal montré du doigt et vivant aux limites de l’espace social. Toutefois, sources textuelles et figurées invitent par bien des aspects à s’écarter de cette vision infamante : marié, père de famille, résidant en centre ville, le bourreau paraît être un tant soit peu intégré. Les communications qui composent ce nouveau numéro de la revue électronique Miscellenea Juslittera ont été initialement présentées dans le cadre de l’atelier organisé par Martine Charageat, Mathieu Soula et Mathieu Vivas qui s’est tenu le 14 mars 2016 à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA). Par la suite, ces contributions ont été mises en ligne sur le site www.juslittera.com dans l’onglet : « Les Dossiers de Juslittera ». LE BOURREAU DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE DES XIIe ET XIIIe SIECLES : UN PERSONNAGE ABSENT ? d Le bourreau est un personnage problématique. Il est déjà bien difficile d’en situer l’émergence officielle au Moyen Âge. Si l’on suit Frédéric Armand, dans une tradition relevant de l’Antiquité, « le magistrat continue d’accomplir lui-même la sentence qu’il a rendue »1. Et l’historien donne quelques exemples de telles pratiques en 1276 et encore en 1337. Il faut attendre l’ordonnance de Montils-lès-Tours de 1454 pour que le roi interdise aux magistrats d’exécuter les condamnés de leur propre main, preuve d’une perduration de la pratique, même si les magistrats vont surtout faire appel à des sergents pour exécuter les peines capitales. Certains seigneurs hauts justiciers peuvent mettre eux-mêmes la sentence à exécution. Cependant, ces derniers délèguent en général cette tâche à des vassaux dans le cadre de leur allégeance pour le fief qu’ils détiennent, ou plus simplement dans le cadre des corvées. Armand donne l’exemple du hameau de Thury au XIIe siècle2. L’exécution peut aussi être confiée à une corporation. À toujours suivre Armand, cette organisation s’efface progressivement au cours du XIIIe siècle où « le rôle du bourreau tend à prendre l’ascendant sur les autres exécuteurs potentiels de la justice »3. Pour citer encore Armand, « il n’existe pas encore à la fin du Moyen Âge une organisation centralisée en matière d’exécution des jugements criminels mais, de fait, on peut affirmer que le bourreau se retrouve peu à peu l’exécuteur exclusif de ces sentences »4. Et c’est au XVe siècle seulement, avec la réforme générale de la justice, que l’emploi de bourreau s’universalise, avec obligation pour les cours de haute justice de se pouvoir d’un tel office. L’étude d’Armand est révélatrice du manque de précision concernant l’office de bourreau. Différentes études sur la criminalité laissent la même 1 Frédéric Armand, Les Bourreaux en France. Du Moyen Âge à l’abolition de la peine de mort, Librairie académique Perrin, 2012, p. 18. 2 Ibidem, p. 19. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 21. BERNARD RIBEMONT impression ; il est significatif que la plupart des exemples donnés par les historiens de la criminalité, Claude Gauvard, Nicole Gonthier, Franck Collard…, viennent de la fin du Moyen Âge. Je noterai également que le lexique ne permet pas de donner des précisions bien établies avant la fin du Moyen Âge. Le TLF donne comme première occurrence de « bourriau » les Dits de Watriquet de Couvin, ce qui nous situe dans la première moitié du XIVe siècle. Cependant, d’après Godefroy, on trouve une occurrence de « bourrelier » dans le Cartulaire noir de Corbie, qui fut rédigé en 12955 : « Item tout le cam de wage de bataille sont sien et quanques il s’en puet sivir, exepté che que li maires et li juré sont si bourrelier de pendre le recreant ». Dans sa traduction de Tite Live, réalisée entre 1352 et 1356, Pierre Bersuire identifie le licteur au « bourrel » : « Le licteur, c'est le bourrel, se tenoit desja prest a le lier d’un laz »6. Pierre Braun fait reposer son article « Variations sur la potence et le bourreau » sur l’exemple d’un cas produit à Fourches en 1361 où un certain Michau Foutrier insulte des artisans en train de relever une potence délabrée en utilisant le terme « bourreau » : « Or vois-je bien que vous qui faites ce gibet estes tous sors et bourreaux »7 Comme l’avait relevé Nicole Gonthier, les enluminures quant à elles montrent régulièrement le bourreau en action ou avec les instruments du supplice : « les gestes du bourreau et le matériel employé font l’objet d’une figuration très réaliste »8. Mais les exemples sont encore ici tardifs, le plus ancien datant d’après 13909. Le travail de Pieter Spierenburg, The Spectacle of Suffering10 est également centré sur la fin du Moyen Âge et la Renaissance et, plus récemment, la belle étude de Hannele Klemettilä est consacrée à la fin du Moyen Âge11. Ce travail montre combien le personnage du bourreau est présent dans le théâtre religieux. Les 5 Olivier Guyotjeannin, Laurent Morelle, Michel Parisse, Les Cartulaires : actes de la table ronde organisée par l’École nationale des Chartes…, Paris, École des Chartes, 1993, p. 101. 6 Référence donnée par Godefroy. 7 Pierre Braun, « Variations sur la potence et le bourreau. À propos d’un adversaire de la peine de mort en 1361 », Histoire du droit social. Mélanges offerts à Jean Imbert, (dir.) J.-L. Harouel, Paris, PUF, 1989, p. 312-13. 8 Nicole Gonthier, Le Châtiment du crime au Moyen Âge, Rennes, PUR, 1998, p. 154. 9 Ibidem, p. 155. 10 Peter Spierenburg, The Spectacle of Suffering : Executions and the Evolution of Repression, from a Preindustrial Metropolis in the European Experience, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1984. 11 Hamele Klemettilä, Epitomes of Evil. Representation of executioners in Northern France and the low countries in the Late Middle Ages, Brepols, 2006. 8 LE BOURREAU DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE DES XIIe ET XIIIe SIECLES […] chroniques également, comme celle de Philippe de Vigneulles qui laisse une place importante aux condamnations et supplices divers, attestent de la présence systématique du bourreau lors des exécutions capitales. Les coutumiers quant à eux qui, certes, n’ont pas pour préoccupation la peine de mort, lorsqu’ils font mention de condamnations, ne parlent pas de bourreau. Ainsi Beaumanoir indique que coupable de crimen horribile doit être traîné et pendu, sans préciser quoi que ce soit sur la façon de procéder : « Quiconques est pris en cas de crime et atains du cas, si comme de murtre, ou de traïson, ou d’homicide, ou de fame esforcier, il doit estre trainés et pendus »12. On peut donc considérer que les documents d’archives ne fournissent pas suffisamment d’information pour établir une chronologie ferme de l’entrée en métier officiel du bourreau. Il faut attendre véritablement le XIVe siècle, et plus fermement le XVe, pour attester de la présence obligée et réglementaire d’un exécuteur des hautes œuvres après décision de justice imposant la peine de mort et/ou la question. La littérature de fiction, ou didactique – la frontière entre les deux étant loin d’être étanche au Moyen Âge – est un outil précieux mais dangereux pour l’historien. Si elle reflète un certain état de la société et des pratiques du monde qui lui est contemporain, elle les déforme aussi largement au gré des fantaisies et de l’imagination des auteurs, des cadres qu’impose la conformité à un genre – chanson de geste par exemple –, du poids éventuel de l’auctoritas. On ajoutera à cette liste la gestion fluctuante du temps qui fait que la littérature inscrit dans le présent du texte bien des éléments du passé, par effet de nostalgie, par ignorance des auteurs de l’état actuel du savoir, ou encore par un souci moral de sacrifier, au moins partiellement, au topos du ubi sunt ? En dépit de ces raisons de prudence, et peut-être aussi à cause d’elles, la littérature offre un témoignage particulièrement intéressant sur les éléments flous, fluctuants, mal définis de la société dans laquelle elle est produite. Un des meilleurs exemples que l’on puisse trouver à ce sujet est celui de la représentation du droit dans la littérature vernaculaire de fiction du Moyen Âge, tout particulièrement entre le XIIe et le XIVe siècle. L’incertitude au sujet du bourreau, de sa place, de son statut, que reflètent les documents d’archives, doit donc trouver, ‘naturellement’ si j’ose dire, son écho dans la littérature. Pour être plus précis, les textes 12 Philippe de Beaumanoir, Coutumes du Beauvaisis, t. 1, (éd.) A. Salmon, Paris, Picard, 1899, p. 429. 9 BERNARD RIBEMONT littéraires rencontrent un espace suffisamment ouvert, arcbouté sur la réalité, pour jouer, avec ses procédés, sur différents registres : le pouvoir exécutoire du seigneur, l’effacement de l’exécuteur, son rabaissement, sa banalisation, l’intervention d’un bourreau plus ou moins fantaisiste, etc. S’il est un lieu où l’on exécute des quantités de condamnés, c’est bien dans la chanson de geste qui ne peut guère se concevoir sans la présence de traîtres, personnages que l’on trouve aussi, même de façon moins systématique, dans le roman (Guillaume de Dôle, Roman de la Violette par exemple où le personnage du traître est essentiel) ; la trahison étant un crime majeur13 – Beaumanoir signalant que « Nus murtres n’est sans traïson »14 – dont les coutumiers s’accordent pour dire qu’elle doit être punie par pendaison, après que le condamné a été traîné, comme le précise Beaumanoir lui-même15. La littérature épique considère donc la trahison comme un crimen horribile et le coupable sera le plus souvent puni de la peine capitale éventuellement assortie de divers supplices, cette punition-motif correspondant particulièrement au climat épique, alors qu’elle est bien plus rare dans le roman chevaleresque de la même époque16. La chanson de geste met alors en jeu différents procédés de châtiment : une justice immanente qui fait que le traître meurt sous les coups d’un chevalier lors d’une bataille ; une justice réglée qui aboutit au duel judiciaire dans lequel le traître, souvent parjure sur les reliques, est soit tué lors du combat – cas par exemple d’Hardré dans Ami et Amile17 –, soit avoue sa faute en cours de 13 Sur la trahison, voir La Trahison au Moyen Âge, de la monstruosité au crime politique (Ve-XVe siècle), (éd.) M. Billoré et M. Soria, PUR, 2010. 14 Philippe de Beaumanoir, Coutumes du Beauvaisis, t. 1, éd. cit., p. 430. 15 Ibidem, p. 429. Voir aussi Coutumier d’Artois, « hom atteint de murdre […] doit iestre trainés et pendus » (éd. Adolphe Tardif, Paris, Picard, 1883, p. 111. Dans les images de supplice qu’elle étudie, Christiane Raynaud indique une fréquence de 1/5 de scènes où le condamné est traîné : Christiane Raynaud, La violence au Moyen Âge, Paris, Le Léopard d’or, 1990, p. 45. Voir les exemples donnés par Nicole Gonthier, Le Châtiment du crime au Moyen Âge, op. cit., p. 128-29. On trouve également de nombreux exemples, pour la fin du Moyen Âge, dans le Registre criminel du Châtelet. 16 Par exemple, dans le Guillaume de Dôle, le traître est envoyé faire pénitence en Terre sainte. On peut dire la même chose à propos des lais ; dans Bisclavret de Marie de France, la femme coupable est bannie. Chrétien de Troyes également répugne aussi à l’exposé du supplice. 17 Pour le jongleur, la mort du traître est si ‘naturelle’ qu’il ne fait ici aucun commentaire : Ami a fendu le crâne de son adversaire d’un coup d ‘épée et Charlemagne se contente de dire. Ami et Amile, (éd.) P. Dembowski, Paris, Champion, 1987, v. 1683-1684 : « Vassax […] sa venez jusqu’a nouz/ Si voz donrai ma fille ». 10