MICHEL DE GHELDERODE ET " SES NEGRES K WIEBE-KWIEBUS,au cours de son périple fantastique autour de sa Flandre l, seretrouve unjour aupaysdesnègres. Cette «humanitébaroque» quele«candidephilosophe,[H'] sagedetempéramentetderaison»,seplaîtà étudier avec amusement aime s'affubler «d'oripeaux démodés» et adore des idoles«hilaresetgrimaçantes».Leschefsdetribus,qui doiventleursituation à leur habileté età leur talent «deprestidigitateurs et d'avaleurs de sabres», règnent sur une communauté de fainéants et de larrons, doués pourtant du remarquable esprit guerrier grâce auquel les tribus s'entre-dévorent. Néan- moins, leur cannibalismene constitue pasun obstacle au développement de leurs penchants artistiques: il yen aparmi eux qui «fabriquent decacopho- niques musiques» etqui fontdelapoésie «endébitantsans suitelesmots les plus ineptes», ouencore de lapeinture avec «descouleurs hurlantes». Leurs amusementsne sontpasmoinsbizarres: desdansesfrénétiques,descombats deux à deux qui ressemblent étonnamment à laboxe, ou des assemblées où «l'on sebrocardaitaveccentgestessaugrenusàlamanièredesmacaques». Cettevisiond'ensemble, fantaisiste, caricaturaleetpeucomplaisante, où Ghelderodesemblefaire,avecuneironiemordante,l'inventaire desclichéset des idéesreçues àpropos duNoir,nous laretrouverons, individualisée, dans plusieurspiècesdethéâtreoùapparaitcepersonnage2. 1DEGHElDEROD(EMichel), Voyageautourde maFlandre telque lefit auxanciens jours Messer Kwiebe-Kwiebus, philosophe des dunes. Bruxelles, Les Eperon- nier", 1988. L'épisode relatif aux Noirs: pp.37-39. Daté de 192~, ce conte philosophique a été publié d'abord en 1926, sous le titre Kwiebe-Kwiebus, et puis en 1947, en version ne varietur, avec le titre ci-dessus. Selon les recher- ches de Roland Beyen, ce conte provient du roman burlesque écrit en 1921 et resté en manuscrit: Heiligen Antonius ou l'Admirable, horrifique et philoso- phique histoire d'Antoine, saint de Flandre, et de ses tentations, relatées en quatrelivres,sanssoucidemoralenidebeaulangagepour lesgens deBelgique, Ghelderode ayant remplacé Antoine par «Kwiebus. (Cfr BEYEN(R.), Biblio- graphie de Michel de Ghelderode. Bruxelles, Palais des Académies, 1987, pp.146-147). 2Selon Jacqueline Blancart-Cassou, «le personnage du "nègre" est confusément évocateur pour l'auteur à la fois de l'Afrique et de l'Amérique; enfant de l'Afrique, c'est un primitif, "fils du crocodile et de la noix de coco", un paIen qui a dOêtre cannibale [u.] et qui est demeuré d'une brutalité quasi bestiale; mais il est aussi, plus ou moins nettement, un Noir américain, tantôt boxeur- millionnaire, tantôt cireur conscient de sa situation de "paria". [...] Le Noir américain est une figure des temps modernes: il incarne plus précisément le retour duvingtième siècle àcertaines formes de primitivisme, manifestées dans IMAGES DE L'AFRIQUE ETDUCONOOIZAIRE. -ISBN 2-81277-004-6 236 Anca Maniutiu Chronologiquement, la liste estinauguréepar le «Ilègre boxeur, soute- neurténébreux»3deTites debois,piècepubliéedansLa Flandre littéraire du 15novembre 1924.DansLa mon duDocteur Faust (1925),nous assistonsà l'apparition épisodique d'un autreNoir qui semêle àla foule desconsom- mateursdela tavernedesQuatre Saisons; bien qu'il nelui ait confié qu'une seuleréplique, Ghelderode sembleavoir jugé la présencedecepersonnage suff1SalDJllenitmportantepourl'inclure danslalistedesdramatispersonae. Les personnagesde~nègres»lesmieux individualisés etlesplus repré- sentatifs sansdoute, en raison de leur fonction dramatique extrêmement importante, sontBeni-Bouftout dansDon Juan ou lesAmants chimiriques (1926) et Bam-Boulah dans Pantagleize (1929), surlesquels nous reviendrons. Mais la liste ne serait pas complète si nous ne rappelions également Spiri- don, un des trois mannequins animés duMénage de Caroline, «pochade» écri- te en 1930, qui figure ~unroi nègre enmelon, boursouflé, à la mâchoire effroyable» 4 et Battling Mac Robino 5, le Noir de la comédie féerique Le voleur d'étoiles, pièce inédite, écrite en 1931. TIest symptomatique que le personnage du Noir apparaisse dans les premières pièces de Michel de Ghelderode, celles où il subit la tentation de la «modernité»etoù ilintègreàsonthéâtredesélémentsempruntés au music- hall, au cirque, au guignol. à lapantomime burlesque, grâce, entre autres, aux contacts fertiles qu'il entretient avec le Théâtre populaire flamand (V1aamsche Volkstoneel), troupe théâtrale prestigieuse et avant-gardiste. Si nous avons choisi de nous occuper de Beni-Bouftout et de Bam- Boulah, c'est parce que ces deux personnages illustrent de manière exemplaire la façon dont Ghelderode exploite au niveau spectaculaire unschéma psycho- logique réducteur. Les stéréotypes et les clichés se rapportant aux Noirs deviennent une riche source de procédés et d'effets dramatiques. Ceux-ci sont étroitement liés à l'esthétique dramatique de l'auteur, redevable, dans cette première période de création, aux influences duthéâtre d'avant-gm:de. Daus son étude «Faust selon Ghelderode. De la tragédie au music-hall»6, Michel Ottenamagistralement démontré quelaplupartdespiècesde théâtre queGhelderodeaécritesentre 1925et1930,datequimarqueunchangement dans son esthétique dramatique, s'inscrivent dans la lignée théâtrale de ravaut- garde :~C'est le théâtre de la surprise et de l'irrationnel», écrit Michel Otten, ~tel qu'il aété théorisé par Marinetti dans ses célèbres manifestes futuristes et telqu'il s'est ensuite developpé àtraverstoute l'Europe: pièces fantaisistes d'Apollinaire et de Cocteau, théâtre dadaïste et surréaliste en France, théâtre les arts,jazz ou cubisme, et dans le gout de la violence» (Le rire tk Michel tk Gheltkrotk. Paris, Klincksieck, 1987, p.l09). 3 Ibid., p.l09. 4DansDEGHElDERODE(M.), Thé4tre. Tome V. Paris, Gallimard, 1957,p.178. SVoir BLANCART-CASSO(UJ.), op.cit., p.l09. 6Dans Berenice. Rivista quadrimestriale di letteraturafrancese, 0°23-24, (aout- OOY.)1988, pp.139-1S9. 237 Ghelderode et ses nègres futuriste et constructiviste en Russie, théâtre de la totalité au Bauhaus, en Allemagne»7. Pourtant, à la différence de ce qui se passe dans La mort du Docteur Faust,onpeutobserver,danslesdeuxpiècesquinous intéressent: DonJuan ou les Amants chimériques et Pantagleize, une modification sensible des moyensscéniquesemployés.Sansavoirabandonnélafrénésiemodernistequi l'animait lors de la création de sa première grande pièce et qui lui faisait presque épuiserles «artificesscéniques»8duthéâtre d'avant-garde (montage d'attractions demusic-hall,prestidigitation,paradesetpantomimesgrotesques de personnages duguignol, cirque, simultanéisme, projections cinématogra- phiques),Ghelderodesembleeneffetavoirélaguéetraffinésesmoyensscéni- ques. fi demeure néanmoins dans le domaine d'un théâtre où s'affrontent constammentle sérieuxetleburlesquecar,dansDon JuanetPantagleize, nous allons retrouver «l'esprit joyeusement irrévérencieux dumusic-halh>, cettepermanente «subversionde latragédie», dontparleMichel Otten etqui faitqu'il n'y apas«d'affrontement tragique,pasdedéclarationpathétiquequi ne soientdoubléspardesjeuxcomiquesouparodiques»9. Bam-Boulab Malmenant la chronologie, nous nous occuperons d'abord de Pantagleize - - pièce ayant le sous-titre de «vaudeville attristant» car,parmilesœuvres écritesdanscettepremièrepériodedecréationdramatique,ellenoussemblese rapporter plusdirectementàl'avant-garde etrefléterl'attitude plutôt ambiva- lentedeGhelderodefaceàcelle-ci. L'esprit offensif,polémique, anti-bourgeois,mêmeanarchiste desavant- gardistes,lescontenusesthétiquessubversifsqu'ils cultivaient,leurpenchant pour la mystification et la fumisterie, leur désir de choquer et d'ébranler l'inertie de lapenséen'étaient paspourdéplaireaujeune Ghelderode,bienau contraire.Rappelons-nouslaconférence,intituléeMesamis,qu'il prononça le 17octobre 1924,àl'époque oùilétaitleprésident duCercle deBruxelles de la Renaissanced'Occident: «déguiséen PèreFouettard», au lieu detenir undiscoursacadémique,«ilmalaxauneheuredurantunedouzainedemarion- nettesreprésentantdesamis»10;ouencorelacréationdupersonnagesaugre- nudePhilostèneCostenoble,«croquemortlesjours ouvrablesetsuperbement poète ledimanche»1l, dontil a faitpublier les soi-disantpoèmes. Tout cela relèvedupluspurespritdemystificationcherauxsurréalistes. D'autre part, le fait que l'anti-dogmatisme des avant-gardistes s'était transformé en une sorte de dogmatisme sui generis, par le caractère radicale- ment exclusif de leur révolte, et que l'avant-garde se caractérisait de plus en plus par la psychologie sectaire d'un petit groupe fanatisé n'a pas pu échapper à Ghelderode. Ainsiassistons-nous dans Pantagleize, enpremier lieu, àune 7 Ibid., p.142 8C'est Ghelderode lui-même qui caractérise ces techniques théâtrales, trente ans après (voir Les entretiens d'Ostende. Paris, L'Arche, 1956,p.77). 9 OTTEN(M.), art.cit., pp.150, l4l. 10Voir BEYEN(R.), Michel de Ghelderode ou La hantise du masque. Essai de biographie critique. 3e édition. Bruxelles, Palais des Académies, 1980,p.187. 238 Anca Man;"t;" parodie cinglante de ravant-garde 12,bien que, dès lare~sentation de la pièce en 1930,ony ait w plutôt une satirede larévolution 13.Ghelderode lui-même s'insurge contre cette interprétation, en affmnant qu'il n'a jamais voulu faire de sa pièce une «machine politique»14. Si son texte.tourne pourtant en dérision la révolution, c'est parce que les surréalistes, dont les conceptionstendaientàdéborderl'esthétique pours'étendre audomainedela viesociale,prêchaientnonseulementl'instauration d'un nouveau styledevie par lapratique d'un non-conformisme absolu,mais aussiune forme d'insur- rection totale 15,subissant en cela lemirage de la Révolution russe. Ce~ui probablement a le plus agacé Ghelderode, que la «politique grossière» 6 rebutait, c'est justement cette évolution des surréalistes vers une conception militante du rôle de l'intellectuel dans la révolution 17.Déjà en 1927, il mettaiten exerguedesonmanifeste,publié danslarewe Wend;ngenet inti- tulé«Écritàlalueurd'un incendie»,lesphrasessuivantes : Réalismeest mort1... Impressionismeest mort1... Futurismeestmort1... Expressionnismeest mort1... Sur-réalismeestmort1... Onnevitpasaveclesmorts1...18 Danslemême manifestethéâtral, dontle styleadopte d'ailleurs le tonpolé- mique, ostentatoire et gouailleur des avant-gardistes, il enjoint formel- lement : Enterrez les Écoles 1[...] On liquide le stock des expériences 1910-1925 1 [...] Quantàrenouveler lethéâtreparle music-hallet lecirque, c'était bien. 11Ibid., p.168. 12Nous retrouvons la même idée chez J. Blancart-Cassou: «Les premières prièces [...] qui sont d'un modernisme agressif dans leurs procédés, n'en font pas moins, paradoxalement, la satire du modernisme» (op.cil, p.107). 13Voir BEYEN(R.), op.cit., p.240. 14Cité par R. Beyen, ibid., p.242. 15Déjà Marinetti, dans son Manifeste de 1909, plaidait en faveur de l'esprit d'anarchie manifesté non seulement dans les lettres, mais aussi contre la société: «Nous voulons glorifier la guerre.- cette unique hygiène du monde - le militarisme, la patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, lesbelles idées pour lesquelles on meurt et le mépris de la femme [...].Nous voulons détruire les musées, les bibliothèques, les académies de toutes sortes et lutter contre le moralisme, le féminisme et contre toute lAcheté opportuniste et utilitariste» (cité par DEMICHEU(Mario),Avangarda artistica a secolului xx. Bucuresti, Meridiane, 1968,p.330; c'est nous qui avons traduit). 16Cité par R. Beyen, ibid., p.242. 17D'ailleurs, rappelons-nous que la plupart des surréalistes de marque (dont Breton, Aragon, Éluard) ne tardent pas à adhérer, dès 1927, au Parti Commu- niste. 18Manifeste publié d'abord en traduction néerlandaise dans la.revue Wendingen, VIII,3, 1927.Le texte français aété publié par R. Beyen dans les Annexes du volume La correspondance de Michel tk Gheltkrode. Tome 1 (1919-1927). Ghelderodeetsesnègres- 239 On a étéjusqu'à l'extrême limite des moyens interdits! Les vrais riches sont économes! Une seule expérimentation est à méditer: celle de la géométrie! 19. Malgré tout ce qu'il y a de péremptoire dans une telle profession de foi, il n'abandonnera pas pour autant les techniques du music-hall lorsqu' il rédigera Pantagleize, en 1929. Mais laissons parler Pantagleize : À l'aube, il y avait un calendrier, un nègre, unréverbère, une éclipse, des derviches hurleurs et des tireurs de pipes dans unekermesse. Et toi, Rachel qui me sauvas la vie. Mon destin se poursuivait. Ensuite le vol du trésor. Peu après,je devinsministre de quelquechose. Alors unpalmier quiparlait. Puis la fuite. Lafuite,c'est encore ce qu'il ya demoins fou dans toutceci. Quel rôle ai-jejoué 7Est-ce terminé 7[u.] Et la révolution 7Que devient- elle 7Y eut-il seulement une révolution 720 Cette énumération fantaisiste à vous donner le vertige, à l'air surréaliste et loufoque, constitue, à quelques points près, le résumé exact de la pièce. On pourrait en voit un autte dans cette citation qui renvoie à la fameuse recette de Tristan Tzara pour obtenii' un poème dada: d'ai du chagrin», dit Panta- gleize, «le chagrin d'avoir un destin si compliqué. Mettez dans un sac une phrase stupide, une éclipse, une femme, un ttésor, secouez le tout et il en sortmondestin» (p.133). Qui est leNoir Bam-Boulah et quelle place occupe-t-il dans cette pièce qui met en scène une révolution d'uniour, une révolution de music-hall comme la nomme undesprotagonistes 1,par uncurieux et ambigu effetde distanciation, cheràGhelderode,par lequelunpersonnage porte souventdes jugements étonnamment exacts sur lapièce, sur lui-même ou sur lesévène- mentsauxquelsilprendpart 1 Il fautdired'emblée queleNoir Bam-Boulah,cireur debottesetdomes- tique de Pantagleize, ce «philosophe de profession» à la recherche de son destin, n'a rien du Bon Sauvage.Dans cette perspective, onpourrait même direqu'il s'agit d'un «mauvaissauvage»,cariln'a nullementl'air dépayséau sein de la civilisation; il semble s'y êtte parfaitement adapté, au point d'avoir étécontaminéparles«bienfaits»decelle-ci,ycomprisceluidel'idéo- logie révolutionnaire: lecteurpassionné debrochures incendiaires etvictime dubourrage de crâne, Bam-boulahétaIeàtoutpropos leslieux communsdu discoursde lapropaganderévolutionnaire, qu'il adigérédefaçonmécanique. Il parle des Noirs comme des «pauvres parias de la colonisation», de la «pourritureparlementaire»,dU«peupleexploité»,des«prolétairesopprimés», etc.Ilincarneenquelquesorte,defaçonparodique,lemythedUbonsauvageà Édition établie, présentée et annotée par R. Beyen. Bruxelles, Ed. Labor, 1991, pp.494-495. 19 Ibid. 20DEGHELDERODE(Michel), Th4tJtre.Tome m. Paris, Gallimard, 1953, p.l09. Toutes lescitations de Pantagle;ze renvoient àcette édition. 21 C'est le personnage d'Innocenti, un des compagnons révolutionnaires de Bam-Boulah, qui fait cette'remarque: «Ce n'était pas cette révolution-là qu'il fallait faire. Comme dans unstudio américain» (p.98). Et unpeu plus loincette autre: «Des illusionnistes; des pochards, des.irresponsables, des lecteurs de brochures. Votre révolution? C'est dumusic-hall» (p.99). 240 Anca Mani..ti.. l'envers: dans savision. lemonde ne serapas sauvépar unretour àlanatu- re. àunétatprimitif, édénique,non corrompupar lacivilisation. maispar le sauvage qui, intégré à la civilisation. la réformera au moyen de la révolu- tion:«Moi,enfantdelanature, sauverlevieuxmondemacaque» (p.44). Pourtant ce serait une erreur de chercher une dimension psychologique profondeàBam-Boulab22.Lepersonnageestconstruitselonquelqueslignes de forcequi composent leportrait schématisé d'un clown plus évolué. Plus évolué, car ilne seborne pas à accompagner ouà souligner les évènements tragiquespar sesnumérosclownesques,mais, commeonleverraplus loin. il en devient àplusieurs reprises l'élément catalyseur etdynamisant Sa fonc- tionestdoncpurement dramatique,etlameilleurepreuve enestlefaitquele personnage n'apparait pas dans le conte Pantagleize, qui a été publié par Ghelderode dans La Flandre littéraire du 15juin 1925 et dont il tirera, quelquesannéesplustard.lapiècehomonyme. GhelderodenesesertdesstéréotypesduNoir,quidonnentlecontourcari- catural dupersonnage (leNoir puissant, impulsif, «jamaismalade»,primitif, naïf, sansomettre lesallusions plaisantes au cannibalisme), quepour mieux étayerlestylehilarant etburlesqueduthéâtrequiétaitlesien àrépoque.Ce styleen appelait àdeséléments spectaculairesempruntésessentiellement au music-ball, au guignol, à lapantomime, mais aussi aux gags des comédies cinématographiques. Le langage de Bam-Boulab est lui aussi caricatural. Son petit nègre, parsemé de mots anglais, est une inépuisable source de comique. Tout comme sanégriblde est lasource denombreuxjeux de mots cocasses :«Tu es bien pâle pour un nègre», lui dit Pantagleize à un moment donné. Ou : «Honte surtoi,homme noir 1Qu'as-tu donc 1Lagueule debois, comme les fétiches de ton pays 1»(p.45). D'ailleurs, pour ce qui est de sanégritude, il en semble tellement obsédé qu'il ne cesse de l'affumer de façon pléonas- tique: «Moi, bon nègre, levé six heures, travailler comme un nègre»23, .«enfant de négresse», «camarade, viens sur mon cœur de nègre», «joie de nègre», «Bam-Boulab,enfant de brousse, sentir le fauve», «Bon nègre très peur».Celanel'empêche pas,danssondélireégalitaire.derêverd'échapper à lanégritudequiseraitàl'origine desaconditionsocialeinférieure.finedoute pasquelorsdelavictoiredelarévolution,«onblanchiralesnègres» (p.44). On peut dire que parmi les personnages de la pièce, tous soumis au principe de la déformation caricablrale, c'est bien le noir Bam-Boulab qui détient la fonction de clown; plus d'une fois nous assitons à de véritables récitals enlamatière :danses etpantomimes, passagessoudains del'hilarité auxlarmes.fifautremarquerl'extraordinaireforcedecontagiondesesdanses, auxquellesil fait appelpourextérioriserunaffectpuissant: lajoie et la frénésie dudébut, quand ilentend prononcer laphrase fatidique, censée donner 22Ghelderode lui-même affirmedans unenotepréliminaire, quifigure uniquement dans l'6dition originale de la pièce, que «les personnages sont caricaturaux par essence» (citéparBEYEN(R.). Ghelderode. Paris, Seghers, 1974,p.53). 23Cequi est amusant, c'èst que Pantagleize fait lui-même un «travail de nègre»: c'est luiqui avait écrit,Pourde l'argent et nonparconviction, les brochures qui ontéchauffé la cervelle-de Bam-Boulah, mais c'est uncertain Machinski qui les a signées. . . - Ghelderodeetsesnègres 241 lesignaldelarévolution.luifaitentamer«unedanseguerrièreetmenaçante» dont Pantagleize imite luiaussi lesmouvements. Puis, exalté à l'idée d'être le granddépositaire dece secret,ilsemet àdanserune «dansemacaque» au cabaretoùilestalléretrouverses amisrévolutionnaires. Innocenti,legarçon de café, et Lekidam, «le poète», l'imitent «inconsciemment, frappant dans leurs mains, et répétant avec le nègre: aya 1... aya 1...» (p.55). Dans la même scène, c'est toujours Bam-Boulah qui, par prudence, impose à ses camarades une suite de pantomimes burlesques qui représentent autant de codesdestinésàchiffrerleprécieuxmessageconcernantlarévolutionprochai- ne et sondéroulement: signauxdemarine, faitsavecdesmouchoirs, «alpha- bet phoque» (cris longs et brefs, accompagnés «d'incroyables grimaces»), langage sourd-muet «<mimiqueappropriée» et gestes avec les mains). Un autre code que Bam-Boulah emploie au même titre que les autres, c'est la «pouyasie», «poésie pure», mélange incompréhensible d'onomatopées, de style télégraphique, de termes militaires, de clichés poétiques et de langage enfantin.parodieévidentedudadaïsmeetdulettrisme: T.S.F. roucoucouallô allÔcentraletéléphoneMademoiselleKakakarak N°2secteurcracmillemillionsd'étoilesdépôtmunitionsbonsoârgaretft- tfttsecteur3 ministèreet policemoi mangerchocolatet boirepetitlait banqueMoussiésecteur4 vienspoupoulemilitaireset bonnesd'enfants vivelaclassepopulo-baba-midilasoupenivellementparleflancsuppres- sion sansdouleurrastas en colonnespar quatresoir éternitécommence (p.57). D'ailleurs, les allusions satiriquesauxmouvements d'avant-garde abon- dentetellessontplus quetransparentes: Pantagleizelitdesmanifestes d'art, «quine démontrent rien dutout» (p.44), et avoue avoirpratiqué lui aussi la poésie, futuriste de toute évidence: «.J'aiaussi été poète naguère. L'avant- gardene chantaitalors quelebéton arméetlesmoteurs àexplosion» (p.64). Lekidam se réclame «de la dernière écQle»et illustre en conséquence son talent, contagieux comme on l'a vu, avec une profusion d'échantillons de poèmes incompréhensibles(mélangecocassedefuturisme,dedadaïsmeetde surréalisme). Dans la scènedel'éclipse, Posaune, lepolicier,etBam-Boulah, lerévo- lutionnaire, tous deux en mission et déguisés en astronomes de foire, emploientlestyleabsurdeetgrandiloquentdubonimentdefoire,mêlé àcelui dudiscourspublicitaire tapageur etàceluide lapresse àsensation,quenous retrouvons dans lesécritsdadaïstes 24: BAM-BoULAHE:clipse? Moussié1Toivoiréclipse... clipse... clipse... cinquantecentimes... L'éclipse véritable.Moi seul,la vraie éclipse,les autres,desimitations(p.71) [...] L'éclipseauthentique,garantie(p.73). 24 Voir TzARA(Tristan), Lampisteries pr4c4dées des Sept manifestes Dada: «Messieurs mesdames achetez entrez achetez et ne lisez pas vous verrez celui qui a dans les mains la clef du Niagara l'homme qui boite dans une boite les hémisphères dans une valise le nez enfermé dans un lampion chinois vous verrez vous verrez la danse du ventre dans le saloon de massacbussetts» etc. (cité par CAUNESCU(Matei), Concept"' motkm de poezie. Bucuresti, Ed. Eminescu, 1972, p.202). 242 Anca Maniuti" - POSAUNE: Clips' clips' -clips'... Quarantecinqcentimes,seméfierdes contrefaçons.L'éclipseofficielle.L'essayer,c'est l'adopter1(p.72). Ensuite, le fait que Pantagleize, l'homme providentiel, «le camarade mystérieux» qui lance, à son insu, le mot d'ordre du déclenchement de la révolution, soit taxé d'imbécile (épithète imposée par Bam-Boulah et que tous adoptent, ycompris Pantagleize) nous faitpenser àl'Idiot universel de TristanTzara,quia«lesanomaliesd'un êtreprécieux,la fraicheuretlaliberté desgrands antihommes.Dada IJavailleavec toutessesforces àl'installation del'idiot partout»2S. Mais le Noir Bam-Boulah n'a pas seulement une fonction clownesque dans une révolution de music-hall aux accents surréalistes 26.TIest égale- mentunpersonnaged'essencecarnavalesque,car«legrandsoirdesnègres»,1a «superbefête»qu'il attendimpatiemment,n'est autte chose, danssondérou- lement dramatique, qu'une révolution de carnaval. Nous y retrouverons plusieurs catégories et actes carnavalesques, tels que les a décrits Bath- tine 27. Nous ne nous attarderons pas sur les raisons philosophiques qui ont rendu possible cette carnavalisation de larévolution par Ghelderode, sur sa vision pessimiste de la condition humaine et de l'histoire, ou sur l'extra- ordinaire inblition qu'il a eue, avant tant d'illustres inteUecblelsde l'Occi- dent,du faitquelesrévolutions ne sont que descarnavals sanglants. Ce qui nous intéresse, c'est de déterminer lesmécanismes dramatiques par lesquels cettevisioncarnavalesquedumondedevientopérantedupointdevuethéâtral. Celui qui impose cette vision, à l'intérieur de la pièce, est essentiel- lement Bam-Boulah. Au fond,le monde àl'avènement duquel il rêve, dans sonutopierévolutionnaire etSOnpathoségalitaire,n'est autte que «lemonde à l'envers» ducarnaval. Un monde quirepose sur l'abrogation des lois, des conventions de la vie quotidienne et sur la suppression des systèmes hiéra- chiques: «plus bon nègre, méchant nègre, manger civilisés, yes, dormir .douzeheuresetboirepale-ale» (p.40);«grandsoirviendraoùtout lemonde dormiramême chose».C'est lemonde où l'«onblanchira lesnègres» (p.44) et où lui, Bam-Boulah, cireur de bottes et domestique, sera ministre. Le «monde à l'envers» instaure une relation informelle et familière entre les hommes,gtâceàladisparitionde touteslesformesde crainte,de vénération, de piété ou de respect de l'étiquette, qui découlent de l'inégalité sociale. TI s'agit de contacts humains oùla conduite, le gesteet la parole s'affranchis- 25TzARA(Tristan), Dada. Manifeste sur l'amourfaible et l'amour tII1Ur(cité par CALINESCU(M.), op.cil, pp.205-206). 26n suffit de penser à la façon absurde dont elle s'est déclenchée, à celle non moins absurde dont se déroule le jugement rmal des «révolutionnaires» avec des juges descendus du guignol, et à Posaune qui apporte au procès comme preuve de culpabilité de Pantagleize le réverbère du premier acte, qui a servi de tribune à celui-ci pour haranguer la foule. Quant à l'éclipse, nous retrouvons encore une fois (après La mort du docteur Faust) le thèmede la rmdu monde, thème privilégié du futurisme et du théAtred'avant-garde. Voir à ce sujet M. OTrEN, artciL, p.146. . 27BAHTIN(M.),Problemele poeticii lui Dostoievski. Bucuresti, Univers, 1970, pp.168-182. - Ghelderodeetsesnègres 243 sent de l'autorité de toute hiérarchie, en devenant excentriques, c'est-à-dire déplacés du point de vue de la logique ordinaire, non-carnavalesque. Nous retrouverons cette catégorie de l'excentrique, dont parle Bakhtine, àplusieurs reprises dans ledéroulement dramatique de Pantagleize. Ainsi, au cabaret, lors de la première rencontre de Pantagleize avec les quatre révolutionnaires avertis par Bam-Boulah que l'homme providentiel était un imbécile, Innocenti aborde celui-ci de but en blanc: «Alors, c'est toi l'imbécile 1». Pantagleize, bien qu'interloqué, entre dans la convention carnavalesque en assumant ce rôle, pour ne plus le quitter jusqu'à la fin: PANTAGLEIZE:Peut-être. C'est moi l'imbécile, un imbécile parmi les autres. Au moinsje me donne cette apparence. Cependant, j'avoue ignorer ce queje suis.Qu'est-ce qu'un imbécile7 INNOCBNT(Iprécis) :Es-tu l'imbécile 7 PANTAOLEIZE:L'imbécile-type 7 [u.] Je suis l'imbécile, parfaitement. Celui qu'il vous plait de voir en moi. Bam-Boulah !Tu peux répondre de moi, n'est-ce pas, de mon imbécilité 7 BAM-BoULAH(bégayant) : Yes (pp.63-64). Un autre exemple d'excentricité carnavalesque: au moment où la révolution- carnaval bat son plein, Rachel Silberschatz, parodie grotesque de la femme commissaire, révolutionnaire fanatique, court vers Pantagleize, qu'elle ne connaît pas, mais qu'elle observe depuis quelque temps: RACHEL:Viens! Tu es unsurhomme. Tues grand. Tues admirable! (Elle l'étreinte, le baise surla bouche et l'entraiDe). PANTAOLEIZEV:raiment 7 RACHEL(délirant):Je t'aime1(p.78) Mais la scène contenant l'acte rituel qui marque le point culminant du carnaval, dont Bakhtinenous ditqu'il reflète lemieux l'essence même de la visioncarnavalesquedumonde,estcellequi sedérouleaubarObjectif oùles protagonistes fêtent imprudemment le triomphe apparent de la révolution avecdu«champagnebourgeois»etdes«cigares».TIs'agit delamascaradedu couronnement suivi de la déposition duroi du carnaval. Selon Bakhtine, la séquence couronnement/déposition constitue un cérémonial ambivalent qui exprime lecaractèreàlafoisinévitableetbienfondédel'acte derénovation, quereprésentelecarnaval,maisquiexprimeaussilajoyeuse relativitédetout régime, detoutesociété,autoritéouhiérarchie.Lecouronnementestambiva- lent car il renferme implicitement l'idée de la prochaine déposition, celui qu'on couronne étant l'esclave ou le bouffon, donc le personnage qui se trouve à l'antipode du roi réel. Et cet acte inaugure et consacre le monde à l'envers. Bam-Boulah, l'esclave et le bouffon (ou, selon ses propres termes: «moi,hommeinférieur»),rendueuphoriqueparletriomphe,profite dudésar- roidesescamaradespourseproclamerd'abord présidentdelaséance,puis,en proie à un délire toujours croissant de mégalomanie, ministre et finalement Président delaRépublique: Yes! Moi nettoyais godasses. Maintenant, bon nègre, grand chef. Nettoyer univers. [...] Moi proclame l'état martial et loi de siège' 244 Anca Maniu'iu Finish! Fusiller tous les imbéciles. [...] YesoOrganiser, distribuer les pouvoirs. Et la protocole (p.97). Les autres (sauf Innocenti) fmissent par entrer dans lejeu de Bam-BouJah et par se disputer les charges ministérielles. Mais le cérémonial de la déposition ne tardera pas à suivre. Son déroulement dramatique comprend deux phases distinctes, bien que presque sbnultanées :rune symbolique et l'autre en acte. Pantagleize, de retour avec une valise contenant le trésor dérobé àla banque, prononce un discours qui n'est autre que celui qui marque la déposition sym- bolique de la Révolution-Camaval et donc de son président-roi. En substi- tuant l'utopie négative de l'enfer post-revolutionnaire àl'utopie positive de la - revolution. en tant que changement édénique du monde, il la détruit sans toutefois l'anéantir complètement, car l'ironie de son discours (teintée de cynisme) cOnfèreà l'acte l'ambivalence spécifiquement carnavalesque: Pour commencer, citoyens, le peuple il faudra l'inventer. Nous détruirons le seulvrai Dieu et créerons des idoles en caoutchouc et en trip1ex.Je suis pour lesfauxdieux... Chérubinsdemardi-gras,queje vousbénisseen votre charité suppurante et vous loue dans l'attente d'une explosion joyeuse et d'une immortalité glorieuse dans les bocaux d'un museum. J'aî vu des pestiférés et des croquemitaines commander en chef aux légions de prolé- taires casqués de casseroles et de vases de nuit. Légions de squelettes insulteurs aux gestes ineptes et désolants. Pour la liberté, camarades! CeDede cracher auplafond et de faire sescrottes auxjours deréjouissance. Maistenezcomptequ'il faudrarendrelaterreauxbêtesetleshommes àleur misère. Ensuite, nous ordonnerons des actes si saugrenus qu'ils seront irréparables de toute éternité. [...] Est-il trop tard pour parler au peuple 1 Non.Quand il auraétéinventé etquenousauronsexpérimenté sarésistance à la dynamite et à nos discours, nous lui donnerons des pyjamas, des motocyclettes et trois livres de saucisson international par t&te.[...] Puis fabriquerons cœurs pneumatiques, cerveaux à répétition et culs à ressorts pour recevoir la botte des maîtres nouveaux (pp.lO5-106). Quant à la déposition en acte, elle sera l'œuvre des agents de pOUee,déguisés .en garçons de café. Tandis que Pantagleize, en vrai philosophe de carnaval, tient son discours. sans se soucier de la réaction. de ses camarades, ceux-ci s'effondrent à tour de rôle sous les coups de matraque des garçons de café. Bam-BouJah et ses amis quittent ainsi la scène du carnaval, pour ne plus apparaître que dans la scène finale dujugement et de l'exécution. Beni-Bouftout Quant au «frère nocturne» de Bam-Boulah, au nom évocateur de Beni- Bouftout, dans Don Juan ou lesAmants chimériques, il faut dire d'emblée que nous sommes en presence d'un faux Noir, d'un Blanc déguisé par un «soirgluant»decarnaval.Mêmesi.en tantquelecteurs,nousne rapprenons qu'aux dernièrespages delapièce,n'oublions pasqu'en tantquespectateurs noussommesàmêmedepercerledéguisementaupremiercoupd'œil.Ainsi. endépitdessimilitudesquiexistententrelesdeuxpersonnagesauniveaudes stéréotypes qu'ils incarnent, Beni-Bouftout acquiert. par son masque, une dimension queBam-BouJahn'a pas.Car lemasque exprime la vraie dialec- tique de l'esprit, avec toutes ses tensions. La physionomie est porteuse de sensuniquementauniveaudelapsychologie,tandisquelemasque situecelui
Description: