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Littérature et vocalité chez Xenakis ou comment traiter des abîmes PDF

23 Pages·2012·0.34 MB·French
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Document generated on 11/22/2018 6:48 p.m. Intersections Littérature et vocalité chez Xenakis ou comment traiter des abîmes Nicolas Darbon Article abstract Volume 34, Number 1-2, 2014 The mytheme of Chaos is studied through the vocal works of URI: id.erudit.org/iderudit/1030872ar Xenakis. It is representative of the history, the concerns, and the sensibility of the “contemporary” (of the end of the https://doi.org/10.7202/1030872ar twentieth century): although inspired by Greek antiquity, the treatment of the text oscillates between the poles of pure See table of contents abstraction and significant expression. Furious, stormy, the Xenakian Chaos can result from trauma, madness, and war, to indicate the state of what has no shape, the abyss, the deluge, the genesis, the perdition, to be a transition, process, to represent the origin or the end of the world. So the composer Publisher(s) wanted “to handle abysses” by the soloist or the choir vocality, to find “all the cosmic wealth, but chaotically.” This article Canadian University Music Society / Société de musique des opens a diptych; the second section is entitled “The Big universités canadiennes Neolithic Mother in Serment-Orkos” (published by the Iannis Xenakis Center, University of Rouen). The postulate is that chaos theory and complexity theory belong themselves to an ISSN 1911-0146 (print) anthropology of the imagination. This article joins research on 1918-512X (digital) the transdiction (notion explained on the site of the CEREdI, University of Rouen): sound and body in the musico-literary transfers. Explore this journal Cite this article Darbon, N. (2014). Littérature et vocalité chez Xenakis ou comment traiter des abîmes. Intersections, 34(1-2), 113–134. https://doi.org/10.7202/1030872ar This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including Copyright © Canadian University Music Society / reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. Société de musique des universités canadiennes, 2015 [https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/] This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. www.erudit.org LITTÉRATURE ET VOCALITÉ CHEZ XENAKIS OU COMMENT TRAITER DES ABÎMES Nicolas Darbon Chez Xenakis, le poème à la source de l’inspiration, sa musicalité interne et sa prosodie, peuvent disparaître ou n’être que trace. À tel point que l’utopie d’une source originelle l’emporte sur les possibles méandres du texte et de la langue. D’autant que la musique xenakienne s’origine dans le puissant fond littéraire de l’Antiquité grecque. La présente étude portera sur la notion de traduction musicale et se limitera aux œuvres vocales de Xenakis. Toutefois, il semble difficile d’imaginer traduire quoi que ce soit en musique lorsque le composi- teur, qui est aussi architecte, se déclare « abstrait » (1994, p. 158–164), prônant ce qu’on pourrait appeler une forme de « musique pure ». Xenakis oscille entre le pôle de l’abstraction et celui de la signification. Les archétypes du chaos me paraissent déterminants dans cette probléma- tique. Déjà, sur l’île grecque de Spetses, jeune homme farouche et solitaire, Xenakis communiait avec les forces primordiales1. Plus tard, le Polytope de Mycènes (1978), qui est une sorte de « son et lumière », lâche deux cents chèvres portant des cloches dans une vallée appelée Chaos. Furieux, tempétueux, le chaos peut résulter du traumatisme, de la folie, désigner l’état de ce qui n’a pas de forme, être transition, processus, représenter l’origine ou la fin du monde. Le compositeur qui, résumant sa démarche, déclare qu’il a « voulu traiter des abîmes » (1978/2006, p. 353) n’est pas sans connaître les théories du chaos, mais à la science pure il adjoint de profondes motivations imaginaires. C’est pour- quoi, sans trop de contrainte, je me suis demandé ce que Xenakis avait proposé. La société telle qu’elle s’exprime, ce que Maffesoli appelle la forme contem- poraine, comporte un versant antiorphique (Darbon, 2007b). « Au travers des rêves collectifs, des mythes et des archétypes, c’est toute la préhistoire de l’hu- manité qui continue de s’exprimer. » (Maffesoli, 1996/2005, p. 135) Il s’agit donc d’aller à la découverte de ces résurgences/émergences de pulsions archaïques telles qu’elles sonnent chez Xenakis. Cette étude développera donc deux axes méthodologiques : la transdiction2, à savoir le transfert de la littérature (l’empreinte sonore originelle) vers la musi- que ; et l’archéo/sociomusicologie, dans l’esprit du « formisme » de Michel Maf- fesoli (1985). 1 « J’aimais infiniment la nature. J’allais en bicyclette à Marathon. À l’endroit supposé de la bataille, il y avait un tumulus avec un bas-relief d’Aristoclès, et là je restais longtemps à m’imprégner des bruits de la nature, des cigales, de la mer. » (1980/2006, p. 17). 2 Pour une définition, consulter mon article : « Qu’est-ce que la transdiction ? », accessible en ligne : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?qu-est-ce-que-la-transdiction.html. 114 Intersections La furia ouranienne L’invasion de la péninsule par les Grecs, peuple indo-européen, a apporté aux civilisations égéennes en place des figures masculines, comme celle d’Oura- nos ou de Zeus. La manifestation musicale du chaos ouranien passe par les schèmes dynamiques et violents des éléments naturels, et de l’homme en lutte contre les éléments. Ce corps à corps avec la matière-monde qui gronde et sou- lève les émotions les plus fortes, Xenakis l’a recherché lorsqu’il s’immergeait dans la nature. Peut-être néglige-t-on que le Grec est une créature de la roche et de l’océan, de la fournaise et du bleu marin, créature de la nature plutôt que citadine, lui, le citoyen exilé en terre parisienne, prisonnier de la carrière qu’il s’impose, celle d’architecte et de compositeur d’avant-garde. À partir de 1951, peu de temps après avoir pris souche à Paris, il décide de passer chaque été quatre semaines en Corse avec sa femme et sa fille. Ils campent face à la mer, dans des conditions spartiates, seuls, dans une petite tente, perdus, loin des vaches, des chèvres, des humains. Sa fille, Mâkhi raconte ainsi qu’« il attendait les orages d’été et lorsque la foudre et les grondements de tonnerre arrivaient juste au-dessus de nos têtes, il se mettait à courir en haut de la montagne pour se retrouver au cœur de l’orage. » (Mâkhi Xenakis, 2011, n.n.) La phrase qui termine ce témoignage est stupéfiante, elle montre un aspect fantastique du personnage : « Son visage alors se détendait et il semblait profondément heu- reux… ». Aimanté par le tonnerre et l’ouragan, Xenakis accède à l’apaisement et au bonheur ! À propos de Terretektorh, Xenakis demande que l’auditeur soit « perché sur le sommet d’une montagne au milieu d’une tempête l’envahissant de partout » ou « sur un esquif frêle en pleine mer démontée », ou encore « dans un univers pointilliste d’étincelles sonores, se mouvant en nuages compacts ou isolés. » (disque Erato STU70529). Le déluge primordial Au commencement, le chaos signifie le déluge, la noyade, l’engloutissement, l’inondation, la destruction-purification, le génocide-renaissance. L’un des plus vieux textes est sumérien ; il date du XVIIIe siècle AC : la Genèse d’Eridu relate un évènement historique, la formation de la Mer Noire à travers un gi- gantesque raz de marée. D’où la figure récurrente de l’abîme et du chaos — ver- sion déluge — dans les récits mythologiques. Xenakis défie cet élément. « Ce qu’il aimait le plus » poursuit Mâkhi « était d’attendre une tempête afin de pou- voir partir en kayak l’affronter. » Xenakis n’est pas un contemplatif timoré ; il ne reste pas sur la montagne pour laisser passer au-dessus de lui les éclairs ; il s’engouffre dans la mer déchaînée ! « Ma mère bien sûr avait très peur, mais ni ses pleurs ni ses menaces ne le faisait changer d’avis. » Il gardait une confiance inébranlable en ses forces et sa supériorité, au point d’emmener sa fille dans l’embarcation, qui, par fierté et par bravade, le suivait. « Et nous nous retrou- vions au milieux des vagues en furies à ramer comme des forcenés au milieu de l’écume pour éviter d’être retournés par une vague exceptionnelle… et écrasés sur les rochers… » Lui qui a été de nombreuses fois emprisonné pendant la guerre et a côtoyé la mort de près, continuait de la tutoyer en allant en kayak 34/1–2 (2013/2014) 115 « d’une île à l’autre dans l’Egée », se souvient François-Bernard Mâche, « un défi héroïque, et l’expérience d’un tumulte sonore dont il a livré dans plusieurs par- titions une poétique transmutation. » (Mâche, 2012, cf. aussi Françoise Xenakis, 1979). L’informité, le passage, la métamorphose Eboulis, tas, amas, poudroiement, fouillis. Le propre du chaos est d’être infor- me . Sens dérivé : inanimé ; la vie suppose l’organisation ; le chaos c’est la mort ; non pas le néant, mais ce qui n’est pas encore, ou ce qui n’est plus ; l’inerte, le pulvérisé. Ovide dans ses Métamorphoses [I, vers 6–7] donne au chaos cette signification de masse grossière, inorganisée. L’informité musicale réside par exemple dans l’indétermination et l’imprécision volontaire de l’écriture. « La musique n’est pas une langue » (1978/2006c, p. 353), elle n’est pas pour Xenakis une structure de significations, au contraire. L’informe vocal se présente par exemple au début d’Orestïa [L’Orestie] (1965–66), pour chœur d’enfants, chœur mixte et ensemble, par une notation dont la portée est réduite à deux barres horizontales imprécises sur lesquelles des vagues suggèrent des hurlements, un graphisme pointilliste propose un nuage de sons. Les deux mezzo-sopranos de N’Schima (1975, p. 7) doivent choisir leurs hauteurs dans une zone large et indé- cise. Cendrées (1976, p. 7), pour chœur mixte et orchestre, torsade un nuage de sons-phonèmes (Ex. 1). Ex. 1. Cendrées (1973), pour chœur mixte et orchestre, extrait p. 7, sopranos en tutti. Un procédé présent dans Serment-Orkos (1981) pour chœur mixte a cappella est très ancien et bien connu, c’est le glissando des hauteurs (qui est en réalité dépendant du temps : Barthel-Calvet, 2006)3 . Le glissando vocalique participe du même esprit ; voyez dans la même œuvre (p. 1) le passage d’une voyelle à une autre, du « a » au « e », ou encore du « u » au « o » en passant par le « a » (Ex. 2). 3 « Dès 1956, Xenakis associe la « notion mathématique de vitesse » au déplacement continu du son dans l’espace hauteurs-temps, c’est-à-dire au glissando. (…) L’assimilation géométrique du glis- sando à une ligne va permettre un transfert poïétique de structures graphiques dans l’univers sonore qui va faire émerger des configurations proprement inouïes. » (Barthel-Calvet, 2005). 116 Intersections Ex. 2. Serment-Orkos, 1981, p. 1. Cependant à l’audition, le résultat est peu perceptible, en raison du tempo assez rapide. Les deux types de glissandos, sonique et vocalique, peuvent se combiner (Ex. 4). L’utilisation et même l’invention de phonèmes sont des classiques de Xenakis. Partant du principe que pour « rendre musical un texte (…) on peut inventer ses propres phonèmes », Nuits (1967–68) pour chœur mixte convoque des sons trouvés chez les sumériens, chez les persans, les japonais. Le sens du texte est brouillé, d’autant que l’harmonie est glissante et micro-intervallique. Christine Prost (1981, p. 280–281) explique bien l’efficacité de procédés « infor- mels » dans l’Orestie (1965–66), pour chœur d’enfants, chœur mixte et ensem- ble. L’organisation métrique du discours n’est pas exacte, mis à part la référence à une certaine durée, ce qui lui confère « une souplesse et une dynamique ex- trême ». D’ailleurs, « l’absence de direction du chef (…) investit les interprètes d’une responsabilité collective, stimulante, voire exaltante ». Les quarts et tiers de ton s’opèrent par approximation et ajustement collectif, car l’effort de jus- tesse parviendrait à l’effet inverse, la crispation. « Cette imperfection n’occulte pas le rayonnement d’une musique que l’on ressent comme l’expression de for- ces primordiales, une musique puissante, qui met en jeu l’être total de celui de l’interprète. » De manière générale, l’informité trouve un terrain favorable dans les mas- ses sonores, quand la globalité l’emporte. Pièce de jeunesse, le Sacrifice (1953), pour orchestre, est un extrait des Anastesaria . Elle illustre cette tendance à la globalité sonique à tous les niveaux : a. Globalité sonique au niveau micro. Par exemple, les glissan- dos et micro-intervalles sont signalés grâce à un signe de la notation byzantine, afin de « produire des interférences ». D’où tout un jeu sur les battements, proches des turbulences en théorie du chaos. b. Globalité sonique au niveau macro, celui de l’œuvre. Précisons aussi l’importance du hasard, de l’aléatoire, qui brouille les pistes, tels les mouvements browniens4 dans les deux pièces vocales déjà citées, Cen- drées et N’Schima, conçues à l’aide d’un ordinateur. Ainsi les glissandos sont 4 Pour Xenakis, le mouvement brownien est « l’image, projetée sur diverses dimensions, d’une particule, d’un point abstrait, théorique et mathématique, qui se soumet aux lois probabilistiques ». Parmi les œuvres instrumentales utilisant le modèle brownien lié aux glissandos : Mikka (1972), Mik- ka S (1976), Theraps (1976). (Restagno, 1988, p. 50). 34/1–2 (2013/2014) 117 l’empreinte des particules en plein mouvement brownien. Il existe donc un type de glissando non linéaire. Peu de fixité : ainsi la métaforme (forme glissante) côtoie la forme. Janus, le dieu aux deux visages, gardien des passages et des croisements, divinité du changement : son premier nom était Chaos5. Le chaos est donc ambiguïté, pas- sage, processus et métissage, mais aussi confusion, perfidie, mensonge : comme Bel ou Baal le confondeur, Koush — dont la racine signifie aussi bien le chaos que le caché — est le seigneur des dissimulations et de la confusion. Les procé- dés précités (glissandos, etc.) sont autant de passages . L’écriture par processus de transformation est très visible dans Serment-Orkos (p. 25). Les effets de mas- se ont besoin d’un orchestre et de la division extrême des parties, davantage que d’un ensemble vocal réduit. Parmi les pièces orchestrales, Kyania (1990) réutilise des matériaux de Horos (1986/89), laquelle développe la théorie des Automates Cellulaires6, comme le fait un autre pionnier en la matière, György Ligeti7, principe de propagation végétale, des lichens par exemple (titre d’une pièce de 1984). « En suivant des règles très simples, il est possible de donner vie à un parcours qui se développe progressivement » (Restagno, 1988, p. 61), expli- que Xenakis. Ce sont donc des règles de propagation : à partir d’une cellule ori- ginelle, une texture se développe de proche en proche. Xenakis indique quatre modalités de propagation : 1) dans la simple ligne mélodique ; 2) dans la masse orchestrale ; 3) d’un accord vers l’autre ; 4) d’une couleur vers l’autre . Autre théorie, celle des probabilités. Elle implique un grand nombre d’événements désordonnés et imprévisibles, formant des galaxies acoustiques, transposition de l’architecture à la musique de lignes droites ou courbes, à l’archet ou en pizzicato (Pithoprakta, 1956, pour orchestre à cordes). Les notes sont assimilées à des molécules obéissant aux lois de la mécanique des fluides, comme un gaz sous pression contenu dans un lieu clos. La vitesse des glissandos est assimilée à celles des molécules de gaz (1963, p. 30). En somme, la métaforme est présente de la stochastique aux modèles des sciences de la nature, comme ceux de la théorie des catastrophes. L’expérience des processus chaotiques est relatée dans un écrit célèbre de Xenakis, faisant un lien entre phénomènes naturels, politiques et musicaux (1962/1994, p. 58). Il décrit une foule politisée ; un mot d’ordre lancé en tête se propage jusqu’à la queue, à l’instar d’une onde de transition. Dans ce fleuve humain, se produit alors un choc entre flux régulé (les pas et les chants) et tur- bulence (lorsqu’une perturbation policière survient par exemple) : Le rythme parfait du dernier mot d’ordre se rompt en un amas énorme de cris chaotiques qui, lui aussi, se propage à la queue. (…) Les lois statis- tiques de ces événements vidés de leur contenu politique ou moral sont celles des cigales ou de la pluie. Ce sont des lois de passage de l’ordre 5 « Me Chaos antiqui, man, res sum prisca, vocabant. » (Ovide, rééd. 1990, p.19). 6 Autre pièce instrumentale citée par Xenakis utilisant les Automates Cellulaires : Ata (1987). Sur les Automates Cellulaires dans la musique de Xenakis. (Hoffmann, 2006, p. 145–52 ; 1994, p. 145– 152 ; 2002, p. 121–131. Xenakis/Restagno, 1988, p. 61. Varga, 1996, p. 182–184, 199–200. Gibson, 2003, p. 166–168. Harley, 2004, p. 176–178. Solomos, 2006). 7 Dans Melodien (1971) pour petit orchestre par exemple (Darbon 2006, p. 76–79). 118 Intersections parfait au désordre total, d’une manière continue et explosive. Ce sont des lois stochastiques. Ici nous touchons du doigt un des grands problèmes qui ont hanté l’intelligence de l’Antiquité ; la transformation continue ou discontinue. Le fracas, le trauma, la démence, la perdition Cette foule humaine explosée sous le fracas des balles, Xenakis l’a vécue pen- dant la guerre, c’était une manifestation antinazie à Athènes. Si cet événement, « hautement puissant et beau dans sa férocité » (ibid .), le marque, c’est aussi pour sa valeur « esthétique ». La clameur se désagrège en un « chaos énorme » quand se mêlent les sifflements de balles, le vacarme des mitrailleuses, qui font songer aux phénomènes naturels comme « les lames qui se brisent contre les falaises, les déferlements des vagues qui se brisent sur les galets. » Comme le dit sa fille : « mon père reviendra souvent sur les mouvements de masse des manifestants, les coups de canons, de feux, les cris des blessés et la nuit où sous les projecteurs et les feux, ces moments devenaient des spectacles uniques…. » Plus loin, sa fille Makhi explique comment son père a été défiguré : En 1944 alors que les Anglais commencent à attaquer un immeuble et que mon père, en tant que chef de résistance, vient de mettre les habitants au sous-sol il reçoit avec ses camarades, des coups de mortier, une jeune femme à côté de lui est atteinte par un obus, des traces de cervelles recou- vrent les murs de la pièce, mon père juste à côté est touché au visage très violemment son œil gauche arraché. (…) Sa compagne, Makhi viendra à ses côtés, plus tard quand les Anglais lui enlèveront l’éclat d’obus de son visage, elle ira le perdre dans la montagne… Il faudrait séparer quatre catégories chaotiques coagulées dans ce mythème : • le fracas, la tellurie, la sauvagerie, les dieux Pan, Dionysos • le traumatisme de l’histoire individuelle et collective • la folie, l’homo demens, l’hubris • la perdition, la divagation. La guerre les réunit toutes. La perdition se retrouve dans des applications des théories du « chaos », du hasard, comme le mouvement brownien, l’entropie, dans de multiples œuvres de Xenakis ; il s’agit de se plonger aussi dans un état plus ou moins « intempo- rel », un lieu comme disait Ovide sans orientation, où l’on va, divague et chute dans tous les sens. La littérature concentrationnaire ne parvient pas à décrire l’abominable, elle le fait souvent par élision ; le chaos « s’écrit classique ». Pourtant, chez Xenakis, le cri, la sauvagerie, les gémissements s’entendent. La musique vocale rejoint souvent le bruit vocal : utilisation de nasales, de gutturales, etc., car pour Xena- kis les notions de Beau et de Laid n’ont pas de sens. Sauvagerie qui renvoie au 34/1–2 (2013/2014) 119 fracas de l’origine, et non au sentiment, même si Michel Philippot parle de romantisme (Philippot, 1985, p. 1131–33).8 La conception assez classique de Serment-Orkos d’après le sage Hippocrate contient aussi — surprise pour un tel texte — un grand cri central (mes. 31–33.) Ecoutez aussi les « cris vocaux » de Nuits, dédiée aux prisonniers politiques ; ou les partitions décrivant les massacres d’Agamemnon, Egisthe, Clytemnestre ; écoutez encore les « désastres instrumentaux », telles que Phlegra (1975) pour ensemble, du nom du champ de bataille entre les Titans et les dieux de l’Olym- pe ; les hurlements sans phonèmes de l’Orestie (Ex. 3) et ceux mélangés qui se mêlent aux paroles : Ex. 3. Cris mélangés : l’Orestie, début, 1981. L’Origine, la vérité première « L’astrophysicien ne crée pas les galaxies qu’il sonde alors que le musicien est capable de produire les siennes dans son acte créateur. » (1980/2006, p. 23) Avant la guerre, avant même la construction du monde, avant la « vie », c’est l’explosion, à peine une genèse, une naissance, certains parlent de primitivis- me. Contre les sophistications, ce qu’il appelle la « scolastique » de l’immédiat après-guerre, Xenakis est à la recherche de l’origine. Dans ses carnets de 1951 (lignes 2 à 12), Xenakis écrit ceci : Voilà la tâche que je dois accomplir cette année. Aller chercher la com- position (mélodie, harmonie, rythme, synthèse) en sa demeure secrète et enfouie au plus profond de l’art primitif. Le contraire de la diversité et de la complexité moderne ! L’origine de la musique c’est ça qu’il faut remettre en place. Si Xenakis oppose chaos et complexité, c’est justement parce que pour lui, avec la diversité, la complexité représente le sérialisme (intellectualisme gratuit), le néoclassicisme, voire les musiques de « variétés » (la diversité superficielle). La vérité originelle de l’Antiquité grecque est dans ce chaos. Dans le domaine 8 La sentimentalité a été réprimée dans les styles d’après-guerre qui prétendaient au moder- nisme, ce qui explique l’exécration des musiques jazz, amplifiées, néoclassiques, postmodernes ; para- doxalement, on a pu parler de néoclassicisme pour le Xenakis de l’Orestie. 120 Intersections instrumental, les références à l’Antiquité chez Xenakis (Mâche, 2000, p. 302– 321) font apparaître des forces contradictoires : • Les forces inconscientes des pré-olympiens, les Géants, les Titans9. • Les forces fondatrices de la civilisation10. • Les forces de la mort et de la fortune11. L’œuvre vocale se concentre sur le dernier point. On peut éventuellement ranger dans le deuxième point la Théogonie d’Hésiode qui décrit les fonde- ments de la mythologie grecque. Xenakis tentera, dans l’Orestie, de garder la langue de l’Antiquité qu’il juge « extraordinaire (…) tant du point de vue de la phonétique que de celui des images et de l’invention » (1956/1994, p . 51). Ce qui l’attire chez Eschyle, c’est qu’il incarne un théâtre archaïque bien plus « moderne » que les autres » (ibid ., p. 52). Xenakis le moderne (postmoderne dirions-nous aujourd’hui) déclare ainsi chercher la reconstitution et la réin- vention. « La tragédie antique était pour moi quelque chose de courant » : c’est ce monde qu’il fréquente depuis sa jeunesse. Il cherche par ailleurs le théâtre originel, qu’il place au-dessus de l’opéra, qui n’est qu’un « amalgame », dont les livrets sont secondaires et est un « spectacle factice ». Le théâtre antique d’Eschyle, c’est la vérité et la pureté (ibid ., p. 53). Ce qu’il appelle le « théâtre total » (poésie, action danse, musique ; gestique sobre ; symbolisme). L’Orestie utilise l’intonation du grec moderne, mais après Hiketides [Les Suppliantes] (1964) pour chœur de femmes, à partir de A Colone (1977) pour chœur, Xenakis ira plus loin en remontant jusqu’à la phonétique de l’antiquité. De 1949 à 1977 De 1977 à 1994 Œuvre vocale Source littéraire Œuvre vocale Source littéraire l Air populaire Chanson populaire l A Hélène Euripide (Hélène) pno—1949 grecque Ch de f ou d’h, 10’—1977 l Allegro molto Chanson populaire l Akanthos Pno—1949 grecque Sop, octuor, 11’—1977 l Mélodie Poème grec l A Colone Euripide (Hélène) Pno—1950 Ch de f ou d’h (20), ens, 14’—1977 l Six chansons Poème grec l Anémoessa (« Cela sent le musc », Ch mixte (42 ou 84), etc.) orch, 15’—1979 l Tripli zyia, Poème grec l Aïs Homère (l’Illiade, voix, fl, vc – 1951 Baryton amplifié, percu, l’Odyssée) orch.—1980 Sapho l Zyia Poème grec l Serment-Orkos sop, ch. d’h, fl, pn, Ch mixte (32), 7’—1981 Hippocrate 10’—1952 . . . . . . . . . . . . 9 Phlega (1975) pour ensemble : les Géants ; Kottos (1977) pour violoncelle : les Titans. 10 Atreus dans l’Orestie : Mycènes ; Keqrops, (1986) pour piano et orchestre : Athènes. 11 Evryali (1973) pour piano : la Gorgone ; Kassandra (1987) pour baryton et percussion : la Pro- phétesse. 34/1–2 (2013/2014) 121 De 1949 à 1977 continué De 1977 à 1994 continué l Trois poèmes Villon (Aies pitié de l Nekuia Jean-Paul Richter Vx récitante, pn – 1952 moy) ; Mayakowsky Ch mixte (54 ou 80), (Siebenkäs) (Ce soir je donne mon orch, 26’—1981 concert d’adieu) ; Ritsos l Pour la Paix Françoise Xenakis (Symphonie printanière) 4 versions : (Ecoute, Les Morts – ch mixte,—4 pleureront) récitants, ch mixte, bande,—id, mais c préenregistré,—bande seule, contenant le tout. 10’ / 27’ l La Colombe de la Theodosis Pieridis paix, Alto, ch mixte à 4 vx—953 l Anastenaria—1953 (Culte Thrace de l Pour Maurice a) Procession vers les Dionysos) Caryton, pn, 4’—1982 eaux claire ch mixte (30), ch d’h l Chant des soleils Peletier du Mans (XVIe) (15), orch, 8’ Ch d’enfants, ch mixte, b) Le Sacrifice, orch ens de cuivres, percu, 8 ‘—1983 l Stamatis Katotakis (Chanson de table) l Idmen A Hésiode (Théogonie) et Voix, ch d’h à 3 vx, Ch mixte (32), 4 percu, Phonèmes inédit, 1953 14’—1985 l Polla ta dhina Sophocle (Antigone) l Idmen B Hésiode (Théogonie) et ch d’enfants (20), orch., Ch éventuel, 6 percu, Phonèmes 6’ – 1962 14’—1985 l Oresteïa [L’Orestie] Eschyle l Kassandra Eschyle (Orestie) Ch d’enfants jouant Cycle : Oresteïa, pre- d’accessoires musicaux, mière partie Baryton ch mixte (36), ens, jouant sur un psal- 46’—1966 térion, cordes, percu, 11’—1987 l Medea Sénèque l Knephas Senecae [Médée] Ch mixte (32), 10’ ch d’h, cl, fg, tb, vlc, – 1990 percu, 25’—1967 l Hiketides [Les Eschyle l La déesse Athéna Eschyle (Orestie) Supplliantes] Cycle : Oresteïa, ch de f,–1964 dernière partie (Les Eschyle (Orestie ; les l Nuits Euménides) Euménides) ch mixte (12), 12’—1968 Baryton, ens, 9’—1992 l Cendrées (Phonèmes) l Pu wijnuej we fyp Arthur Rimbaud ch mixte (36 ou 72), Ch d’enfants (21), orch., 25’ – 1973 10’—1992 l N’Shima (Phonèmes et mots l Les Bacchantes Euripide (Les 2 mezzo, 2 cors, 2 tb, hébreux) Baryton, ch de f (16), Bacchantes) vlc, 17’—1975 ens, 60’—1993 l Sea Nymphs Shakespeare (La tem- Ch mixte (24), 8’–1994 pête), phonèmes Il existe un deuxième ensemble de sources, assez composite, de pays et d’époques variés — du mathématicien Peletier du Mans (1517–82) à la femme du compositeur, l’écrivaine Françoise Xenakis (1930–) —, constitué de textes

Description:
désordonnés et imprévisibles, formant des galaxies acoustiques, rat, Université de Berlin, disponible sur : http://opus.kobv.de/tuberlin/voll-.
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