NOTE DE SYNTHÈSE L’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend Marie-Madeleine Compère, Philippe Savoie Résumé : Cette note de synthèse examine la façon dont l’histoire française de l’éducation aborde le phénomène scolaire dans sa dimension sociale et institutionnelle (la scolarisation) et dans sa dimension culturelle et pédagogique (l’enseignement). Alors que l’histoire de l’éducation avait gagné, depuis les années 1960, sa crédibilité scientifique en reliant les phénomènes éducatifs à l’évolution générale de la société, les vingt dernières années ont été marquées par l’émergence d’un intérêt nouveau pour l’institution et pour la culture scolaires, désormais reconnues dans leur spécificité et leur autonomie relative. Descripteurs (TEE) : acculturation, élaboration de moyens d’enseignement, France, histoire de l’éducation, historiographie, matière d’enseignement, production sociale du savoir, scolarisation, système scolaire. Cette note de synthèse entend examiner la façon dont l’histoire française de l’éducation aborde le phénomène scolaire dans sa dimension sociale et institu- tionnelle (la scolarisation) et dans sa dimension culturelle et pédagogique (l’en- seignement). Il ne s’agit pas d’un bilan historiographique complet mais plutôt d’une réflexion, à partir de la bibliographie, sur ce qu’apporte l’histoire de l’en- seignement à la connaissance de l’école, et sur la façon dont elle le fait. Dans le débat éducatif, l’histoire est constamment mise à contribution, mais souvent à son corps défendant: les simplifications opportunes, les contresens et l’invo- cation d’un passé plus ou moins mythique font souvent office de culture histo- rique. L’histoire de l’éducation est, de son côté, un domaine partagé entre des producteurs issus d’horizons variés, éclaté en une multitude d’objets parfois très éloignés les uns des autres, et sujet aux influences les plus diverses: il semble a priori très difficile de tirer des tendances générales d’une production aussi Revue française de pédagogie, n° 152, juillet-août-septembre 2005, 107-146 107 disparate. Néanmoins, en analysant l’évolution du contexte institutionnel de la production historique en matière d’éducation, des présupposés théoriques ou idéologiques qui la sous-tendent, des objets qu’elle étudie et de la méthodologie qu’elle met en usage, il nous paraît possible de dégager des tendances et de pro- poser une périodisation. Nous avons renoncé à passer en revue les multiples objets d’une production qui se diversifie d’année en année et nous avons décidé de centrer notre analyse sur le phénomène qui nous semble en dominer les deux dernières décennies : l’émergence d’un intérêt nouveau pour l’école. Dans des champs de recherche très éloignés les uns des autres, un mouvement convergent tend à reconnaître l’institution scolaire dans sa spécificité et son autonomie au sein de la société, qu’il s’agisse des acteurs de son développement, de son fonc- tionnement, du sommet à la base et de l’intérieur aux marges de l’institution sco- laire, ou de la culture et des pratiques scolaires. Même si les racines de ce changement de perspective remontent pour partie à la période 1965-1985 (on en trouve un témoignage dans l’échantillon de la pro- duction française proposé par Baker & Harrigan, 1980), la place nouvelle accor- dée à l’école constitue une rupture par rapport à cette période qui avait vu les sujets relatifs à l’éducation émerger au sein de la discipline historique et le domaine de recherche se donner une consistance académique. Dans cette phase de fondation, la démarche dominante était de relier les phénomènes éducatifs à l’évolution historique générale, en particulier dans ses dimensions sociale, éco- nomique et culturelle, et d’analyser l’école pour ses fonctions sociales ou idéolo- giques plutôt que pour elle-même. Ce souci d’ancrer l’histoire scolaire dans l’his- toire générale a laissé place, dans l’ensemble, à des démarches plus attentives aux données et aux conjonctures locales, au jeu des acteurs, aux lieux et aux dis- positifs matériels, aux dimensions les plus obscures et les plus opératoires de l’acquisition des connaissances, de la mémorisation et du travail intellectuel – au total, à une véritable curiosité pour le fonctionnement, les logiques propres et les pratiques de l’école – et à la mise en évidence du caractère relativement auto- nome de la culture scolaire. Les enseignants eux-mêmes, ainsi que les autres catégories d’acteurs du système scolaire, sont aujourd’hui étudiés sous l’angle de la professionnalisation (Robert, 1995), de l’identité professionnelle (Jacquet- Francillon, 1999; Condette, 2003), catégorielle (Verneuil, 2005) ou disciplinaire (Poucet, 2005), de la carrière et des dimensions les plus diverses du métier (Compère & Savoie, 1997; Savoie, 2000b; Hery, 2005), en bref dans leur rapport au monde scolaire plutôt que comme une catégorie au sein de la société. De ces évolutions convergentes, il résulte un enrichissement considérable des connaissances, des points de vue, des problématiques, mais aussi une insta- bilité du paysage historique et un éparpillement des pistes de recherche peu pro- pices aux synthèses. Nous sommes donc dans une période d’éclatement de la discipline et de ses certitudes, en attendant une probable prochaine phase de recomposition. Dans les trois parties qui suivent, les sujets abordés, leur choix, la façon dont on les a traités ne doivent pas être considérés comme un compte rendu objectif et exhaustif de la bibliographie. L’objet central de ce bilan étant l’émergence d’une histoire de l’école, de la culture et des pratiques scolaires, on a pratique- ment exclu l’historiographie non scolaire de l’éducation (enfance et jeunesse, éducation hors de l’école, mouvements de jeunesse) qui relève de probléma- tiques différentes, sans doute plus éloignées des champs d’intérêt de la Revue française de pédagogie. L’histoire politique de l’éducation, y compris la question très documentée de la laïcité, ou l’histoire des acteurs (approches sociologiques, 108 Revue française de pédagogie, n° 152, juillet-août-septembre 2005 anthropologiques, biographiques, prosopographiques, histoire du syndicalisme enseignant) sortent également du cadre de notre analyse qui, par ailleurs, accorde une place assez réduite à la période la plus contemporaine (depuis 1945) et ne porte sur l’enseignement supérieur que de façon très marginale. Dans une première partie nous essaierons de fournir quelques éléments de description et d’interprétation générale de l’évolution historiographique. Dans les deux autres parties, chacune pensée et rédigée principalement par l’un d’entre nous en fonc- tion de ses investissements propres, nous aborderons respectivement la scolari- sation, sa dynamique institutionnelle et la lecture qui en a été faite par les histo- riens depuis une trentaine d’années (Philippe Savoie) et les contenus, les méthodes de l’enseignement et la culture scolaire (Marie-Madeleine Compère). LA CONJONCTURE ET LES CONDITIONS DE LA PRODUCTION EN HISTOIRE DE L’ENSEIGNEMENT La tension entre mémoire et histoire L’historiographie de l’éducation en France est facile à aborder puisqu’elle fait l’objet de la Bibliographie d’histoire de l’éducation française (BHEF), publiée chaque année depuis 1979 par la revue Histoire de l’éducation et très prochai- nement en ligne sur le site du Service d’histoire de l’éducation (SHE) : les réfé- rences (entre mille et deux mille par an selon les années) sont présentées selon un cadre de classement prédéfini de dix rubriques dont la moitié seulement concerne l’histoire strictement scolaire. Cette masse d’informations a fait l’objet d’analyses bibliométriques (Sonnet, 1985 ; Havelange, 2002). Pierre Caspard a par ailleurs développé dans plusieurs articles sa réflexion sur les caractères ori- ginaux de l’histoire de l’éducation française (Caspard, 1998). De ces analyses, on retiendra que la production résulte de l’action de deux moteurs principaux. Le premier ne lui est pas propre : c’est l’institution universi- taire, parce qu’elle dispose d’une main d’œuvre de professeurs et étudiants obli- gée par fonction à produire. Dans les villes et départements qui sont sièges d’an- ciennes universités, les traditions académiques locales sont, de plus, vivifiées par cet héritage. L’implication universitaire se traduit par des choix spécifiques en matière de sujets traités. Comme les domaines historiques voisins (démographie, anthropologie, histoire religieuse) occupent de puissants bastions dans l’Univer- sité, les items qu’on range sous les rubriques correspondantes de la bibliogra- phie d’histoire de l’éducation représentent globalement un tiers de la production totale. Dans les deux tiers qui relèvent de l’institution scolaire, l’influence de l’uni- versité se fait également sentir dans la part réservée à l’enseignement supérieur, estimée à la moitié de ceux-ci. L’histoire de la médecine et celle du sport sont particulièrement étudiées parce qu’elles ont une légitimité ancienne et reconnue dans les mémoires universitaires et les revues propres à l’une et l’autre disci- plines. D’une façon générale, l’histoire de l’enseignement supérieur bénéficie de ses imbrications avec l’histoire des sciences et, plus généralement, celle des cou- rants de pensée, champs d’études spécifiquement universitaires. Le second moteur, dont les productions ressortissent davantage à l’histoire de l’enseignement de niveau primaire et secondaire, est au contraire propre à l’histoire de l’éducation : c’est le regard que l’institution scolaire porte sur son passé. Les commémorations révèlent de façon significative cette demande d’his- toire et sont l’occasion de flux de production. C’est ainsi que le centenaire des L’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend 109 lois Ferry et le bicentenaire de la Révolution ont suscité toute une série de publi- cations : pour les premières, des dossiers documentaires à l’usage des institu- teurs, proposés en particulier par les services éducatifs des archives (Chassagne, 1982-1985) ; pour le second, des études sur l’éducation civique et militaire et sur les établissements scolaires créés à cette époque (écoles centrales, École poly- technique, École normale). Plus récemment, le bicentenaire de la loi créant les lycées et l’Inspection générale a donné lieu à plusieurs colloques et publications (Rioux, 2002 ; Charmasson & Le Goff, 2003 ; Gasnault, 2003 ; Boudon, 2004 ; Caspard, Luc & Savoie, 2005). L’intérêt accordé aujourd’hui au Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson (1882-1887 & 1911) relève aussi, dans une cer- taine mesure, de ce ressort patrimonial (Dubois, 2002 ; Denis & Kahn, 2003). Ce regard vers le passé mobilise presque exclusivement les acteurs de l’en- seignement. Les IUFM, certains d’entre eux du moins, y sont très sensibilisés. Les historiens de l’institution scolaire appartiennent pour la plupart, de près ou de loin, au corps enseignant. Dotés de cette culture, ils sont sensibles en premier lieu à la sauvegarde du patrimoine de l’institution qu’ils servent. C’est ainsi qu’ont pu avoir lieu des opérations d’inventaire et de sauvetage d’archives, de docu- ments et d’objets produits par l’école (sur l’exemple des fonds des anciennes écoles normales, voir INRP, 2004). On doit souligner que cette préoccupation n’est pas absolument partagée : combien d’archives d’établissements sacrifiées sans scrupule à l’occasion de déménagements ou de démolitions ? La vogue patrimoniale a fait essaimer les musées de l’école et les expositions à thème d’histoire scolaire. On observe parallèlement, grâce au progrès tech- nique, des formes éditoriales nouvelles, à l’illustration riche et abondante (Gau- lupeau, 1992 ; Alexandre-Bidon et al., 1999 ; Gaulupeau & Prost, 2003). Les sites Internet multiplient les lieux où se développe la même histoire illustrative(1). Dans tous ces types de production, fondés sur des objets et des situations scolaires, représentés par l’image à défaut d’exposition ou de reconstitution, c’est d’abord l’émotion qui est recherchée : l’histoire est un album, un film plutôt qu’un dis- cours. Les textes qui accompagnent les images ne sont pas pour autant dépour- vus d’intérêt : les contraintes éditoriales obligent à la concision et à la précision, intégrant souvent des résultats récents de la recherche, qualités qui peuvent faire défaut à des évocations de large amplitude. Cette implication comporte un risque : la confusion entre mémoire et histoire. Dans une opération historique, l’objet étudié sert à faire comprendre quelque chose qui le dépasse en tant qu’objet singulier. Si on étudie le recrutement d’une école ou la façon dont les élèves y réussissent ou y échouent, c’est pour mieux comprendre ce qu’opère la scolarisation dans la société : l’école étudiée ne l’est que comme le support de la démonstration, certes à prendre en compte dans la singularité de son contexte, mais pas comme la fin. Dans une opération de mémoire au contraire, c’est l’objet précis étudié, l’individu, l’établissement, etc., qui compte : la fin est une certaine communion dans le passé de gens qui ont un rapport personnel avec l’objet ainsi rappelé à leurs sens. Le risque est bien résumé dans l’heureuse formule de Pierre Nora : « l’histoire est une, la mémoire est plurielle ». Il reste que, les choses étant bien clarifiées au niveau conceptuel, la démarche de l’historien l’engage dans un rapport personnel avec le passé qu’il étudie. Tout en s’efforçant de sauvegarder la nécessaire distance qui l’empêche de s’identifier, personnellement ou collectivement, aux acteurs du passé, il a pour mission de transmettre un savoir inaccessible à la conscience immédiate des contemporains et de faire reconnaître la part de l’héritage dans la culture 110 Revue française de pédagogie, n° 152, juillet-août-septembre 2005 d’aujourd’hui. En matière d’histoire de l’éducation, l’État peut revendiquer en France une longue tradition dans cet exercice. La haute fonction publique char- gée de l’instruction s’est très tôt adonnée à l’histoire (Octave Gréard, Louis Liard, Ferdinand Buisson), quelques ministres étant eux-mêmes historiens (Guizot, Duruy). Même si, au sein de la haute administration de l’éducation nationale, la fibre historique est loin d’être communément entretenue depuis la seconde guerre mondiale, on peut voir dans le Service d’histoire de l’éducation de l’INRP une ins- titution continuatrice de cette tradition. Parmi les 1000 à 2000 références recensées chaque année par la BHEF, le quart représente des ouvrages en soi et les deux tiers des contributions à des ouvrages ou des articles de revues, le reste (10% environ) étant constitué par des travaux universitaires non publiés et des brochures diverses. Au cours des vingt premières années d’existence de la revue, le nombre des articles de revues stricto sensu (plus de la moitié de la catégorie dans la période 1979-1983) baisse au profit des contributions à des colloques et autres ouvrages collectifs : la part de la commande dans la production scientifique s’accroît donc. On assiste d’ailleurs à une certaine poussée des publications commandées et soutenues par des organismes publics, en particulier des collectivités territoriales, ce qui n’est pas sans conséquences sur le choix des sujets et la façon dont ils sont présen- tés (la tendance à la commémoration se trouve encouragée d’autant). Cette pesée globale, exclusivement quantitative, a ses limites : elle ne tient pas compte de la répétition des mêmes sujets et ne permet pas de faire émerger les éléments inventifs et fructueux, la majorité des items bibliographiques étant de simples études, d’ampleurs diverses, le plus souvent limitées. La production historique qu’on peut ranger sous la rubrique de la recherche ne constitue en fait qu’une part très minoritaire dans l’ensemble des publications. On ne peut en effet parler de recherche que quand le travail de l’auteur va au-delà des connaissances partagées par les spécialistes du même domaine, que les faits révélés ou leur interprétation dépassent l’anecdotique et le singulier et que la façon de poser et de traiter le problème comporte au moins une part d’originalité. Essai de périodisation de la production Le caractère très hétérogène de la production obscurcit quelque peu son évolution qualitative. La partie des parutions qui n’entre pas dans les critères de la recherche énoncés ci-dessus est fatalement perméable aux travers principaux qui, depuis très longtemps, ont suscité la méfiance de la discipline historique à l’égard du champ éducatif : la déférence institutionnelle, la passion partisane, le présentisme – qui réduit l’analyse historique aux catégories et aux problèmes d’aujourd’hui – et la sensibilité à l’air du temps. Même l’histoire de l’éducation scientifiquement légitime n’échappe pas totalement à ces travers, notamment au dernier. La primauté du rapport au document fait qu’en histoire, la construction théorique qui sous-tend l’analyse n’est pas toujours explicite. Elle peut être plus ou moins inconsciente, voire contradictoire. Malgré ces réserves préalables, il nous semble possible de discerner des conjonctures intellectuelles qui sont faites d’apports divers : le succès de certains ouvrages historiques, l’influence des sciences sociales, celle de l’actualité et des débats du jour. À ces facteurs conjoncturels s’ajoutent l’évolution des méthodes de travail en vigueur parmi les historiens, l’existence ou non d’instruments de travail spécialisés et de structures académiques permettant le débat, la mise en commun et l’émergence d’une culture scientifique commune. Sur cette base, les quatre dernières décennies nous semblent pouvoir être divisées en deux grandes périodes. L’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend 111 La première, du milieu des années 1960 au milieu des années 1980, est celle des fondations. C’est l’époque où des historiens consacrent leur thèse, ou une partie de celle-ci, à un sujet d’histoire de l’éducation (Gerbod, 1965 ; Corbin, 1975 ; Mayeur, 1977 ; Quéniart, 1978 ; Gavoille, 1981), où des ouvrages consa- crés à des thèmes comme le sentiment de l’enfance (Ariès, 1960) ou l’alphabéti- sation (Furet & Ozouf, 1977) propulsent les sujets éducatifs au premier plan de la discipline, leur ouvrant les pages des revues les plus prestigieuses. C’est à cette époque qu’ont été publiées la plupart des synthèses encore utilisées aujourd’hui (Prost, 1968 ; Chartier, Compère & Julia, 1976 ; Riché, 1979 ; Parias, 1981 ; Verger, 1986). On ne peut guère leur opposer, pour les vingt dernières années, que des ouvrages plus restreints, par leur taille ou par leur objet (Lelièvre, 1991; Albertini, 1992; Gaulupeau, 1992 ou Grevet, 2001). Enfin, c’est à la même époque que sont créés le Service d’histoire de l’éducation (SHE, 1970), intégré à l’Institut national de recherche pédagogique en 1977, et la revue Histoire de l’éducation (1978). Laboratoire de recherche et de service, le SHE se lance dans une politique de production d’instruments de recherche (recueils et répertoires de sources, guides, dictionnaires biographiques) et publie la « Bibliographie annuelle de l’his- toire de l’éducation » française qu’on a déjà évoquée. Indépendamment de la qualité des travaux de ses chercheurs, il s’affirme ainsi comme un élément struc- turant de ce domaine de recherche en plein essor, dont il contribue à orienter l’évolution, non seulement par le choix d’objets de recherche peu en vogue dans la recherche universitaire mais aussi, à partir de 1989, par la publication des numéros thématiques de la revue. La production de cette première période est en partie, comme on l’a souligné en introduction, dominée par une volonté de relier l’histoire de l’éducation à l’his- toire culturelle, sociale et économique de l’époque. Elle adopte la méthodologie alors en vigueur chez les historiens, recourant volontiers à la quantification (Frijhoff & Julia, 1975), à l’analyse statistique (Furet, Ozouf, 1977; Gavoille, 1981; Prost, 1986) et à la cartographie (Julia, 1987), elle-même largement fondée sur la quantification. Du point de vue de la conjoncture intellectuelle, c’est l’âge d’or puis le début d’érosion des analyses fonctionnalistes et critiques de l’école (approche marxiste, théories de la reproduction et de la distinction, influence des travaux de Michel Foucault, contestation de l’utilité sociale de l’école par Ivan Illich). Contre ces discours critiques, la théorie du capital humain et la pensée économique néo-libérale en général suscitent un courant d’analyses qui mettent en avant la rationalité des choix individuels, le jeu des acteurs et l’existence d’un marché scolaire. Ces contradictions ont une influence sur le travail des historiens de l’éducation, que nous pointerons plus bas à propos de l’histoire de la scola- risation. La période qui commence vers le milieu des années 1980 rompt avec la pré- cédente, tant du point de vue de la conjoncture intellectuelle – la dénonciation des fonctions de l’école fait place à une interrogation sur son fonctionnement – que de celui des méthodes de travail. Conformément à l’évolution générale des sciences sociales, et de l’histoire en particulier, le qualitatif l’emporte sur le quan- titatif et l’intérêt pour le local, le singulier et l’individu prend le relais de la pen- sée en termes d’agrégats sociaux et d’évolutions globales. À ces éléments géné- raux s’ajoutent des déterminants propres au monde éducatif, tels que la décentralisation, la territorialisation de l’action éducative (politique des ZEP), la découverte par les sciences sociales et les instances d’évaluation de l’enseigne- ment d’un « effet établissement », ou la création des IUFM, qui met sur le mar- ché de la recherche un certain nombre de praticiens intéressés par l’histoire de l’école et de ce qu’on y enseigne. Ce contexte a renforcé l’évolution, déjà 112 Revue française de pédagogie, n° 152, juillet-août-septembre 2005 présente, vers une histoire institutionnelle et sociale de l’enseignement plus attentive à l’école elle-même, à la dimension locale de la dynamique du dévelop- pement scolaire, à la variété de ses acteurs ; il a fourni des bataillons de nou- veaux chercheurs à une histoire des contenus et des méthodes pédagogiques profondément renouvelée et désormais dominante. L’HISTOIRE DE LA SCOLARISATION Une question historique : comment s’est développé la scolarisation ? L’histoire de la scolarisation étudie le processus par lequel l’école a pris, dans la formation d’une proportion croissante de la population, le relais de l’édu- cation familiale et de l’apprentissage « sur le tas » d’un métier et de la vie elle- même, tout en allongeant progressivement cette période de formation. Quand les historiens pensent ce phénomène de scolarisation, ils sont confrontés à la tenta- tion de l’envisager comme un progrès en soi, linéaire et continu, dont les étapes successives n’auraient été commandées que par sa fin : le triomphe nécessaire d’une cause indiscutable, celle de la scolarisation universelle. Or, la distance inhérente à la position de l’historien commanderait plutôt de considérer la scola- risation comme un processus complexe, problématique et discontinu ou, en tout cas, pas nécessairement continu – même si son sens général, jusqu’à présent, est incontestablement celui de l’expansion – qu’il s’agit de décrire et d’expliquer : décrire son évolution mesurable, ses modalités pratiques, ses formes institution- nelles, les finalités mises en avant par ses promoteurs, ses dimensions conflic- tuelles ; expliquer sa dynamique, le jeu des différents acteurs institutionnels, le poids des déterminants de tous ordres. En l’absence d’une telle position analy- tique et critique, la scolarisation peut être un objet d’histoire, mais pas une ques- tion historique. Cette remarque préalable paraît nécessaire pour situer l’impor- tance de la mutation qui a affecté l’histoire de l’éducation entre la fin des années 1960 et le début des années 1990 en France. On trouve d’ailleurs un tournant équivalent, et à peu près contemporain, dans d’autres pays où l’histoire de l’édu- cation a des racines anciennes, notamment aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970, quand l’exigence académique de la « nouvelle histoire de l’éducation » se conjugue au radicalisme critique du courant révisionniste pour faire exploser la tradition idéaliste qui avait enfermé l’histoire dans l’auto-célébration institu- tionnelle, puis dans le militantisme pédagogique (Jablonka, 2001). En France comme ailleurs, l’histoire de l’éducation a longtemps fait l’écono- mie d’une problématique de la scolarisation : aller à l’école était considéré comme un progrès imposé aux populations par l’Église et l’ancienne monarchie, puis par les régimes successifs du XIXe siècle, la Troisième République étant sup- posée l’avoir rendue universelle. Cette image correspond certes en partie à la réalité d’un pays précocement et profondément centralisé. Mais sa persistance ne s’explique que par la longue indifférence de l’historiographie à l’égard de tout ce qui pouvait suggérer l’existence d’une volonté propre des populations ou de dynamiques institutionnelles indépendantes de la politique nationale (Savoie, 2003a). La guerre scolaire qui a opposé l’Église et l’État depuis la Révolution, et qui a constitué le principal marqueur des identités politiques françaises, est une des raisons majeures de cette indifférence : l’histoire de l’école a longtemps eu une fonction politique et justificatrice. L’historiographie républicaine a donc glorifié L’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend 113 l’héritage intellectuel des Lumières et l’œuvre scolaire de la Révolution et de la Troisième République. À l’époque du centenaire de la Révolution, elle célébrait les écoles centrales créées en 1795 par la Convention. Au début du XXe siècle, moment où la politique anticléricale atteignait son paroxysme avec l’interdiction des congrégations et la séparation de l’Église et de l’État, elle présentait sous un jour favorable la création des lycées, celle de l’université impériale, et le régime du monopole (Aulard, 1911). Les institutions liées à l’Église, universités d’Ancien Régime, collèges et écoles des congrégations, étaient considérées comme obs- curantistes par nature, et Émile Durkheim (1938) n’avait lui-même pas de mots assez durs contre les jésuites et leur pédagogie. À l’inverse, une contre-tradition catholique s’employait à démontrer la richesse de l’héritage de l’Ancien Régime et à dénoncer la tyrannie du monopole universitaire – pourtant directement ins- piré du régime des anciennes universités – ou l’écrasement des patois par l’école primaire de la Troisième République. Dans les deux cas, on admettait finalement la même idée d’une éducation essentiellement imposée d’en haut. Même quand l’enquête descendait au niveau des individus et de leur vécu, l’attention portée aux questions politiques, et en particulier à la « question scolaire » tendait à occulter le reste, comme l’ont eux-mêmes regretté Jacques et Mona Ozouf (1992) en revenant sur un passionnant recueil de témoignages d’instituteurs de la Troi- sième République (Ozouf, 1967). Ce regret témoigne d’un déclin des passions autour de la question scolaire qui a permis de produire, à partir de sensibilités diverses, des travaux moins polé- miques, plus nuancés et parfois à contre-courant des mythes dont se nourrit la mémoire nationale : c’est le cas notamment de l’ouvrage de Jean-François Cha- net (1996), qui fait justice de l’image caricaturale – et, dans une certaine mesure, partagée par les laïques eux-mêmes – d’une école de la Troisième République exterminatrice des particularismes locaux et porteuse d’une conception jacobine de la citoyenneté. Une historienne américaine propose de son côté une lecture renouvelée de l’enseignement congréganiste au XIXe siècle (Curtis, 2003). Il reste que ces mythes sont réactivés aujourd’hui par l’attachement nostalgique que sus- cite, en ces temps de doute, la « mémoire de l’école républicaine », une mémoire volontiers enrôlée, non sans contresens, dans la condamnation du « pédago- gisme », de la décentralisation ou de toute idée d’élitisme et de sélection. Ce clivage fondateur est toutefois devenu moins vif depuis les années 1970, la guerre scolaire s’étant quelque peu apaisée et les études inspirées par les interprétations critiques de l’école ayant renvoyé dos à dos l’aliénation catholique et l’oppression étatique. On voit d’ailleurs parfois, depuis cette époque, remon- ter à la surface, dans la critique de l’école bourgeoise, les arguments autrefois utilisés par les catholiques contre l’ennemi napoléonien ou républicain (image du « lycée-caserne », dénonciation du génocide culturel régional). Mais, dans l’en- semble, la production inspirée par ces interprétations critiques s’est focalisée sur les fonctions de l’école (perpétuation de la structure de classe, légitimation de la reproduction sociale, soumission des corps et des esprits, inculcation des discri- minations liées au genre) et a négligé ce qui relevait de son fonctionnement. Elle n’a donc pas mis en cause la tradition d’une lecture « par en haut » de l’histoire de la scolarisation, ajoutant souvent à ce travers celui d’une analyse a priori plaquée sur la réalité étudiée. En revanche, elle a incontestablement bousculé les grilles de lecture qui sous-tendaient jusque-là l’histoire scolaire, qu’elles relèvent du laïcisme, du confessionnalisme, de l’idéal égalitaire ou du progressisme péda- gogique. Il est donc assez logique de voir à cette époque la scolarisation deve- nir une question historique en soi, autour de deux grands thèmes: celui de l’alphabétisation et celui de la démocratisation. 114 Revue française de pédagogie, n° 152, juillet-août-septembre 2005 L’alphabétisation et la question du « pourquoi apprendre ? » L’alphabétisation a offert à l’histoire scolaire son premier grand sujet quand les historiens se sont penchés sur le décalage, de part et d’autre d’une ligne Saint-Malo-Genève, entre une France du Nord-Est aux taux d’alphabétisation déjà très avancés au moment de la Révolution et bien plus encore à la veille des lois républicaines des années 1880, et une France du Sud-Ouest plus en retard. Le fait avait été documenté, un siècle auparavant, par une enquête menée, à l’ini- tiative du recteur Maggiolo, à partir des signatures portées par les époux sur les actes de mariage, la capacité de signer étant interprétée comme un indice d’al- phabétisation. Non seulement les chiffres de Maggiolo battaient en brèche le mythe d’une France essentiellement analphabète jusqu’à Ferry – Antoine Prost en fait état dans son Histoire de l’enseignement (Prost, 1968) –, mais ils suggéraient que, d’une région à l’autre, voire – comme les historiens ne tardèrent pas à le pointer –, d’une partie à l’autre d’un même département, l’action (ou l’inaction) des autorités politiques et religieuses avait produit des résultats très différents, ce qui ne manquait pas de renvoyer, soit à des différences dans les mentalités et les pratiques culturelles, éventuellement corrélées au facteur religieux, soit au contexte économique et social local. Dans l’intérêt des historiens pour cette question nouvelle, on peut voir l’émer- gence au grand jour d’une histoire de l’éducation enfin intégrée dans la discipline. Pour la génération d’historiens modernistes, héritiers du courant des Annales, qui s’aventurent sur ce terrain, le sujet offre un caractère multidimensionnel qui ne peut que séduire les tenants d’une « histoire totale », et un important volet quan- titatif tout à fait conforme aux canons de la nouvelle histoire de l’époque (Le Goff & Nora, 1974 ; Chartier, Compère & Julia, 1976). L’essor impressionnant de la démographie historique, à la même époque, peut s’expliquer de la même manière. On trouve d’ailleurs, parmi les premiers historiens de l’alphabétisation, des disciples du père de Dainville, un des précurseurs de l’histoire « historienne » de l’éducation (Compère, 2004). Mais l’intérêt de la question, aux yeux de chercheurs plus portés sur l’histoire sociale et culturelle que sur l’histoire politique, tient surtout au fait qu’elle ouvre un continent nouveau en permettant d’introduire les populations dans l’histoire de leur propre éducation. C’est en effet à l’initiative des communautés villageoises ou urbaines, voire des familles ou des individus eux-mêmes, qu’on doit les résul- tats des régions précocement alphabétisées. Qu’il ait existé, bien avant la Révo- lution, un marché des maîtres d’école qui louaient leurs services aux communau- tés villageoises est un fait bien connu, mais qui a longtemps relevé, dans l’historiographie, du seul registre ethnographique. Les études menées localement pour éclairer les disparités d’alphabétisation, notamment dans le cadre de l’en- semble de monographies qui forment la substance de Lire et écrire (Furet & Ozouf, 1977), montrent que le facteur religieux, n’est pas le seul à entrer en compte et qu’il existe, jusque dans les villages de la France d’Ancien Régime, ce que Furet et Ozouf appellent une «demande sociale d’éducation» motivée, notamment, par des considérations d’ordre économique et professionnel, et dans laquelle ils voient le moteur essentiel des progrès de l’alphabétisation : ce n’est pas parce que l’État ou l’Église l’imposent que le peuple fait instruire ses enfants, c’est parce qu’il y voit son intérêt. Ainsi posée en termes de choix rationnels, la problématique de la demande sociale d’éducation présente quelque parenté avec l’individualisme méthodolo- gique que Raymond Boudon (1973) applique, à la même époque, à la question de l’inégalité scolaire. L’un et l’autre sont inspirés de la théorie du capital humain, L’histoire de l’école et de ce qu’on y apprend 115 une extension encore récente de l’économie classique. Cette percée de la théo- rie du capital humain auprès des historiens doit beaucoup au succès internatio- nal de l’ouvrage de Carlo Cippola (1969), Literacy and Development in the West, qui, sur la base d’une vaste enquête statistique, avançait l’idée que le décollage économique des pays européens n’était devenu possible qu’à partir d’un certain seuil d’alphabétisation et que le décalage entre l’époque où cet investissement éducatif préalable avait eu lieu en Europe du Nord et celui où il s’était produit dans l’Europe du Sud expliquait celui qu’on observe entre les décollages écono- miques de ces deux ensembles régionaux. Cependant, la démarche de Cipolla relevait de l’échelle macroéconomique et du traitement statistique, comme celle de la plupart des économistes ou des historiens qui, depuis l’intégration de la notion d’investissement éducatif à la théorie économique, ont entrepris l’étude rétrospective des liens entre éducation et développement (Tortella, 1990 ; Nuñes, 1999). Malgré son volet statistique, Lire et écrire était largement fondé sur des études locales et sur une approche microéconomique ou microsociale. On pourrait attendre de ces deux types d’approche – macroéconomiques, quantitatives et statistiques, d’une part, microéconomiques, ou microsociales, et qualitatives, d’autre part – qu’elles se complètent et s’accordent sur le fond à défaut d’employer la même méthodologie. C’est loin d’être la règle : le passage d’une échelle à l’autre ne se fait pas sans présupposés supplémentaires et la question méthodologique constitue un clivage majeur. Pour passer de l’idée d’in- vestissement éducatif à l’échelle individuelle à son extrapolation macroécono- mique, la théorie du capital humain s’appuie sur la notion d’un surcroît de pro- ductivité apporté par cet investissement éducatif à l’individu qui en bénéficie, ce qui expliquerait les avantages que celui-ci en tire en matière d’embauche et de salaire. Les gains individuels de productivité se cumuleraient plus ou moins har- monieusement, entraînant un progrès général de la production économique. À ce schéma de base, la critique sociologique et la théorie économique ont apporté toutes sortes de démentis et de correctifs, basés notamment sur l’observation du marché du travail. L’idée même d’investissement éducatif rationnel suppose des acteurs sociaux parfaitement informés, jouissant d’une grande autonomie, pou- vant accéder à un marché des emplois ouvert : de telles conditions sont parfois approchées dans la réalité, mais c’est très loin d’être la règle. Par ailleurs, les séries statistiques sur lesquelles s’appuient les études rétrospectives sont rare- ment exemptes de toute critique. Comme on le verra plus bas, l’interprétation des statistiques scolaires suppose une connaissance approfondie de leurs conditions de production et du contexte institutionnel et scolaire. Enfin, l’établissement de corrélations entre des séries statistiques permet de crédibiliser ou d’invalider des hypothèses, éventuellement de les affiner ou d’en formuler de nouvelles qui peu- vent se révéler très judicieuses, mais on en reste toujours au stade des supposi- tions, et celles-ci ne sont vérifiables qu’en recourant à des sources plus expli- cites. Cela est valable pour les travaux quantitativistes relevant de l’économie néoclassique comme pour ceux qui étudient la relation entre les cycles écono- miques longs et l’investissement éducatif (Fontvieille, 1990 ; Michel, 1999 ; Carry, 1999). Le rôle des historiens semble donc être de saisir cette « demande d’éduca- tion » au niveau même où elle est supposée se manifester. Comment faire? Un historien se proposant d’étudier les motivations de familles qui, hors scolarisation obligatoire, ont envoyé ou non leurs enfants à l’école, ou celles d’individus qui ont entrepris des études, se trouve confronté à un gros problème de sources. Les familles et les individus laissent beaucoup moins de traces de leurs actions et des intentions qui les justifient que les institutions. Les autobiographies de gens 116 Revue française de pédagogie, n° 152, juillet-août-septembre 2005
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