Les animaux et le temps : Claire Morgan ou comment ne pas apprivoiser l’imprévisible Depuis quelques années, les installations de Claire Morgan présentent toutes des figures animales – insectes, petits mammifères et oiseaux trouvés morts – que la plasticienne irlandaise taxidermise et fait évoluer dans et autour de formes géométriques précises et aériennes. Ainsi une chouette effraie figée en plein vol, les ailes largement déployées à la limite extérieure d’un cube constitué de petits faisceaux de poils blancs, disposés à intervalles réguliers le long de fils de nylon transparent. Derrière elle, deux volumes de même taille, en suspension l’un à la suite de l’autre, dans un ordre imposé au regard par les ouvertures successives que semble avoir laissé le passage de l’oiseau à travers les aigrettes de chardon. Un quatrième carré, inaltéré par ce changement, repose devant la chouette et se compose exclusivement de mouches qui s’imposent en masse comme autant d’agents de décomposition mettant virtuellement un terme à la course du rapace : Here is The End of All Things. Ailleurs, un goéland donne l’impression d’avoir été propulsé à vive allure à travers le même type de dispositif, d’un seul tenant cette fois. Tout le long du rectangle, une trouée d’air ondule jusqu’à l’oiseau dont la tête recourbée semble heurter un obstacle invisible : Gone With The Wind. Certains animaux évoluent dans un milieu d’apparence aquatique, coulant gracieusement parmi les graines, comme le rat de Silver Lining, ou planant sur place, telle la pie dans Still. Moving. D’autres ne cessent de tomber à différentes allures suggérées par des traces d’intensités variables : chute vertigineuse du troglodyte dans Tracing Time, trajets plus doux pour les canaris de Fall Out, qui semblent dégringoler d’un nid de feuilles. Le travail de Claire Morgan frappe par sa rare beauté poétique mais il étonne aussi par une série de contrastes qui se prêtent à des lectures apparemment contradictoires. D’emblée, le spectateur est mis à la devine : le temps s’est-il arrêté ? Ne s’est-il arrêté que pour l’oiseau dont je vois pourtant les battements d’ailes ? Car à travers ces freeze frames, ces arrêts sur images, se joue une temporalité d’un genre double qui nous questionne sur les rapports entre humains et non-humains, vivants et non-vivants. Ne sommes-nous pas faits de la même étoffe ? A l’évidence si mais par où passe l’aiguille ? 1 Here is The End of All Things, 2011. Voir Je vois un ensemble que je découpe en une image, mais cette image n’est pas fixe. Ma perception prolonge naturellement le mouvement horizontal qui m’est déjà donné et la chouette qui se dresse dans un ultime effort pour arrêter son vol, ne peut rien contre l’instant suivant que j’imagine, par association, au-devant d’elle : son irruption dans le royaume mathématique et nécrophage des mouches bleues. Spontanément, mon regard est passé d’un cube à l’autre : un, deux, trois… quatre. En une succession bien ordonnée, défilent les formes géométriques dont la perfection plastique et l’hallucinante précision offrent au regard une régularité, aussi bien dans leur totalité que dans leurs détails, qui permet le calcul des distances entre les différents points. En une succession bien ordonnée, correspondent les instants que la physique a su isoler en autant de coupes immobiles, de relais où l’attention fait étape avant de gagner l’ilot temporel suivant. La dimension spatiale du temps me permet de pré-voir, d’anticiper l’état suivant de la chouette. 2 Percevoir, c’est en somme immobiliser l’univers matériel pour nous permettre d’y prendre part, d’y avoir prise1. Toute entière pragmatique, orientée vers l’action, la science moderne a inventé le temps de la répétition, du progrès, de la maîtrise et Claire Morgan excelle dans ce registre extensif du temps en exerçant méticuleusement un art des surfaces. La trajectoire de l’oiseau, dépliée devant nous en éventail, est donc de prime abord réductible à une série de points – si joliment plumetés ici – qui, s’ils devaient se résoudre en clichés, feraient écho aux travaux d’Etienne-Jules Marey, Eadweard Muybridge et Ottomar Anschütz, dans le dernier quart du 19e siècle. Tous trois mettent au point différents systèmes de prises de vue en rafale permettant de décomposer le galop d’un cheval, le décollage d’une cigogne ou la chute d’un chat. Leurs célèbres chronophotographies présentent pour la première fois le mouvement dans sa réalité complexe et font voir certaines postures, à un instant t, jusque-là insoupçonnées. A cette époque, les critiques sont nombreuses et parmi elles, celle du philosophe Henri Bergson s’élève contre cette représentation mécanique et contre-intuitive du mouvement que le procédé cinématographique découpe en une série d’attitudes successives, au lieu de ne garder qu’une attitude unique éclairant mieux le mouvement réel2. De même, ajoute-t-il, nous représentons-nous habituellement la perception comme une opération intellectuelle qui consiste à enfiler nos images et nos états psychologiques telles les perles d’un collier sur la chaîne de notre subjectivité, lien constant et continu mais tout à fait artificiel, que l’on suppose se dérouler en ligne droite. En réalité, nous ne cessons d’aller et venir, exactement comme lorsque nous lisons. Loin de parcourir les lettres les unes après les autres, nous devinons rapidement le sens de ce qui est écrit à partir de nos souvenirs (images de lettres et de mots) et nous substituons ceux-ci à ce qui est imprimé sous nos yeux. Cette perception fonctionne circulairement comme dans un circuit électrique où tous les éléments se font écho dans un état permanent de tension3. L’esprit et son objet y sont totalement solidaires ; ce qui affecte l’un, affecte l’autre puisqu’ils forment un système. « Au lieu d’une addition d’objets distincts sur un même plan, voilà maintenant que l’objet reste le même, mais passe par différents plans »4, souligne Gilles Deleuze dans son commentaire des types de perception bergsoniens. 1 H. BERGSON, Matière et mémoire, Paris, PUF, 2008 [1896], p. 233. 2 H. BERGSON, L’Evolution créatrice, Paris, PUF, 2008 [1907], p. 332. Précisons que le cinéma tel que nous le connaissons aujourd’hui n’était pas encore né à cette époque. La critique porte donc bien sur la discontinuité d’une série de clichés qui, aussi rapprochés qu’ils soient, restent inaptes à restituer la fluidité du mouvement réel. 3 H. BERGSON, Matière et mémoire, op. cit., p. 114. 4 G. DELEUZE, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 62. 3 La chouette-effraie devant mes yeux prend de l’ampleur, se gonfle d’une vie nouvelle, absolument singulière et inépuisable malgré son immobilité formelle. Car il est vrai que mon regard, après avoir spontanément, comme par habitude, prolongé le mouvement imprimé par le rapace, balise le champ dans un va et vient constant, sans plus se limiter aux objets concrets dans leur matérialité stricte – un oiseau empaillé et des cages d’aigrettes de chardon – mais en dégageant quelques traits saillants qui ouvrent l’ensemble à un autre régime de visibilité. Le mouvement de la coupe gelée ne se présente plus sur une surface plane qui en poursuit le trait, mais s’enroule sur lui-même et gagne en densité comme une boule de neige qui épaissit à mesure qu’on la pousse. On est loin toutefois d’un jaillissement pur et simple, d’une espèce de rapt optique qui nous entraînerait vers les profondeurs métaphoriques de l’œuvre. L’expérience est tentante et l’idée romantique mais elle fait l’impasse sur l’effort demandé. Rien ne se produit d’instinct. Dans Logique de la sensation, Deleuze a tenté d’approcher ces forces vives qui sourdent dans l’œuvre du peintre Francis Bacon. Avant d’en venir à la Sensation, il a toutefois dû en passer par le figuratif, même pour le conjurer aussitôt. « Un rond délimite souvent le lieu où est assis le personnage, c’est-à-dire la Figure », première phrase du livre. Il poursuit : « C’est un procédé très simple qui consiste à isoler la Figure. Il y a d’autres procédés d’isolation : mettre la Figure dans un cube, ou plutôt dans un parallélépipède de verre ou de glace […]. Ce sont des lieux. De toute manière Bacon ne cache pas que ces procédés sont presque rudimentaires, malgré les subtilités de leurs combinaisons. L’important est qu’ils ne contraignent pas la Figure à l’immobilité ; au contraire ils doivent rendre sensible une sorte de cheminement, d’exploration de la Figure dans le lieu, ou sur elle-même. C’est un champ opératoire »5. Que permet ce champ ? Pourquoi isoler, extraire le personnage ? Justement pour éviter le figuratif, s’abstenir de raconter des histoires, pour rompre avec la narration et l’illustration et libérer la Figure de ce qu’elle représente. En d’autres termes, l’effraie de Here is The End of All Things n’est plus la chasseresse nichant dans un clocher d’église, qui fondait silencieusement sur ses proies dans la nuit de quelque prairie anglaise. A l’évidence, elle conserve son masque blanc en forme de cœur, ses griffes puissantes, ses ailes couleur crème, mais la ressemblance s’arrête là. C’est ce qui fait toute la différence avec le diorama de musée, mise en scène en trompe-l’œil de l’animal « recontextualisé ». Le diorama se veut mimétique, il reproduit à l’identique une portion de milieu naturel : deux ours polaires sur un bout de banquise, une colonie de macareux sur le flanc d’une falaise, une famille d’antilopes 5 G. DELEUZE, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002 [1981], p. 11. 4 dans un coin de savane. Teinté de nostalgie et de bonnes intentions pédagogiques, il ne donne à voir qu’une forme animale dans son habitat, une petite histoire dans laquelle rien ne se passe, rien ne s’ouvre. La dimension éducative se clôt sur elle-même. A l’inverse, Claire Morgan précise que dans son travail, elle « ne veut pas que les animaux délivrent un récit mais plutôt qu’ils présentent un élément de mouvement ou d’énergie, une espèce de réalité animant ou interagissant avec l’ensemble plus vaste des formes architecturales »6. On retrouve bien souvent cet « élément d’énergie » décrit par Deleuze : « En art, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, dit-il, mais de capter des forces »7. Comment alors faire voir un son et faire entendre une couleur ? Comment capturer le Temps, le rendre sensible ? Gone With The Wind, 2008. 6 http://www.claire-morgan.co.uk/Biography-and-Statement(226207).htm (« notre traduction »). 7 G. DELEUZE, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 57. 5 Ouvrir Suspendus dans l’atmosphère, les points qui organisent géométriquement l’espace se répètent en cadence, battent la mesure comme un métronome, oscillant du même au même dans une homogénéité parfaite. Puis le cadre se rompt. La symétrie est défigurée, les points pulvérisés : un goéland a fait irruption dans le champ ordonné comme un motif imprévisible et chaotique. « C’est comme le surgissement d’un autre monde. Car ces marques, ces traits sont irrationnels, involontaires, accidentels, libres, au hasard. […] Ce sont des traits asignifiants. Ce sont des traits de sensation »8. Il me semble voir chez Morgan ce que Deleuze voit chez Bacon : des variations, des changements de vitesse, une présence animale perturbatrice. Il s’agit là de ce que le peintre appelle un diagramme et dont la fonction est de suggérer, non d’imiter. Le diagramme d’un artiste est ce qui se greffe à la figuration pour y opérer une torsion, c’est un ensemble de traits qui ouvre et dissèque les coordonnées optiques pour y injecter un nouveau rythme, une nouvelle composition, lorsque cela réussit9. Dans Gone With The Wind, le sillage de l’animal ne déforme que l’intérieur de la structure, la réorganisant en tant que milieu ambiant, selon d’autres rapports de force générant d’autres tensions. Le rectangle aux lignes monotones devient aérodynamique mais la trace ne transforme pas les contours de la structure qui restent nets. La clarté de la forme, dit Morgan, a beaucoup d’importance. Mais aux extrémités de ces tensions et rapports, que trouve-t-on ? On peut tenter une explication avec l’analogie musicale que Jacob von Uexküll développe sur le plan biologique. Il y relate que l’idée de considérer la Nature comme une composition grandiose lui serait venue après avoir discuté avec un jeune homme qui, assis à côté de lui pendant une symphonie de Mahler, en avait scrupuleusement suivi la partition pendant toute la durée du concert. Le garçon lui expliqua que c’était « la seule façon de pénétrer dans la structure multiple d’une œuvre orchestrale »10, chaque voix individuelle, humaine ou instrumentale se fondant dans les autres dans un rapport de point et de contrepoint pour former une harmonie supérieure. Uexküll est connu pour la distinction qu’il opère, dans Mondes animaux et monde humain, entre l’environnement et le milieu, ce dernier – l’Umwelt – étant pour chaque vivant comme une bulle de savon au-delà de laquelle les objets du monde n’ont plus de signification pour le sujet qu’il est dans son propre monde perceptif. La métaphore musicale indique 8 Ibid., p. 94. 9 Ibid., ch. 12 : « Le diagramme », pp. 93-103. 10 J. VON UEXKÜLL, Théorie de la signification, Paris, Denoël, 1965 [1940], p. 147. 6 comment les organismes s’extériorisent et interagissent : non comme s’ils occupaient tous le même espace-temps (ce qu’une conception anthropocentrique pourrait laisser penser), mais comme des espaces subjectifs clos formant le motif ou le contrepoint de la ligne symphonique d’autres organismes. Les bulles transparentes « s’entrecoupent souplement », comme le dit Uexküll : ce qui est un appel de la chauve-souris pour ses congénères est en même temps un avertissement pour les papillons de nuit. La coquille du mollusque destinée à abriter un bernard-l’hermite revêtira une autre tonalité d’habitat pour le crustacé ; il y a une « composition mollusque-bernard-l’hermite »11. De la même manière encore, une toile d’araignée est « mouchesque » et la mouche « toilesque » car la structure de chacune semble avoir été conçue en vue de l’autre. Ainsi pourrait-on déchiffrer la partition de la Nature en remontant depuis les rythmes cellulaires qui s’accordent pour former la mélodie des organes, jusqu’à des compositions de plus en plus riches qui se fondent dans une harmonie universelle. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est que ces rapports contrapuntiques ne concernent pas que le vivant. Non seulement ils s’étendent aux choses inorganiques (la toile et la coquille, même si elles ont été sécrétées par un organisme, n’ont pas de vie organique propre) mais également aux forces inorganiques : un cri, un affect, un déplacement d’air, un rythme. Deleuze et Guattari reprennent cette analogie musicale dans Mille Plateaux mais ce qui apparaît chez Uexküll comme un plan naturel préétabli, se transforme chez eux en un plan de composition qui non seulement devient anorganique, mais aussi le lieu privilégié de l’imprévisible. C’est cette imprévisibilité que Claire Morgan rend visible. Les oiseaux surgissent comme des lignes mélodiques sur un fond cadencé, certes, mais étant détachés de toute fonction (se nourrir, se reproduire, etc.), ils vibrent d’une totale indétermination. On pourrait m’opposer l’inverse : non seulement le troglodyte de Tracing Time est-il immobilisé, mais même s’il ne l’était pas, sa chute l’entraînerait irrémédiablement vers le carré de feuilles qui semble placé là pour qu’il s’y écrase. Pour couronner le tout, n’oublions pas que le petit oiseau en question est… mort. Ou donc vais-je chercher de l’indétermination ? Tout d’abord, cet oiseau, comme je le disais plus haut, n’est plus un oiseau. En tout cas pas tel que nous l’entendons habituellement. Il est devenu autre chose, il est entré dans un autre rapport de composition avec tout ce qui l’entoure : l’air, les gens, la lumière, les mouches. En somme, il a changé de vie. Il n’a plus d’organes, il n’est plus un organisme mais 11 Ibid., p. 149. 7 pourtant il est là et sa présence est, je vous le garantis, intense. Sa posture et ses couleurs ne font plus de lui le représentant d’un genre ou d’une espèce mais un concept, un événement12. Dans ses quelques pages sur le sentiment d’étrangeté que suscite la dépouille humaine, Maurice Blanchot écrit que « la mort suspend la relation avec le lieu », que « la présence cadavérique établit un rapport entre ici et nulle part »13. Il en va de même avec la dépouille animale. En effet, le goéland de Gone With The Wind n’est ni ici, dans le monde vivant – son milieu naturel marin –, ni ailleurs, puisque je le vois devant moi se frayer un chemin à travers les faisceaux de fleurs. Le vivant qu’il était est insituable mais le mort qu’il est devenu à beau s’être transformé en « chose », en objet de taxidermie, c’est bien à partir de ce moment qu’il commence à ressembler à lui-même. Il y a un devenir-monument de l’oiseau qui est « si absolument lui-même qu’il est comme doublé par soi »14. N’étant plus accaparé par l’action, n’étant plus fonctionnel, il apparaît. Le goéland vivant ne se ressemble pas encore mais le goéland mort est sa propre image, « le reflet se rendant maître de la vie reflétée, l’absorbant, s’identifiant substantiellement à elle en la faisant passer de sa valeur d’usage et de vérité à quelque chose d’incroyable – inusuel et neutre »15. La coïncidence veut que sans jamais mentionner, à ma connaissance, cette étrange et fascinante pratique qu’est la taxidermie, Deleuze parle, pour désigner ce phénomène d’apparition d’une sensation pure, de corps sans organes (l’expression est d’Antonin Artaud). L’affect qui s’y condense n’est plus l’affectation vécue de la chair mais une contraction qui vibre comme une onde électrique. C’est un corps intensif et, aussi paradoxal que cela paraisse, il déborde de vie, d’une vie non organique. Cela peut être un corps d’avant l’organisme, l’œuf par exemple, qui est dynamisme pur. Encore indifférencié, l’œuf tremble tout entier par ses potentialités futures qui ne sont contenues en aucun lieu, sensible ou intelligible, mais sont néanmoins présentes à l’état de forces de déploiement qui le saturent de vie. Cela peut désigner aussi l’évanouissement du corps organique lorsqu’il devient spirituel et expressif, lorsque l’oiseau célèbre son territoire par exemple, et qu’il est absorbé par son propre style. Nous avons vu le monde se transformer de partition musicale en improvisation continue, être peuplé de formes animales fonctionnelles ayant des buts clairement établis, puis de formes animales expressives qui apparaissent dès lors qu’on ouvre son esprit à l’idée d’indétermination. L’espace qui se déroulait comme une série de lignes droites se déploie 12 G. DELEUZE, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, pp. 25-26. 13 M. BLANCHOT, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 344. 14 Ibid., p. 346. Blanchot ne parle pas d’animaux dans ce texte, nous transposons. 15 Ibid., p. 347 8 maintenant comme une gigantesque toile, un maillage multidirectionnel dont tous les fils et les espaces entrent dans un rapport de résonance. Dans cette ouverture, le temps passe en restant sur place. Comment s’y installer ? Tracing Time, 2007. Passer Dans Matière et mémoire, Bergson fait la proposition suivante : « Toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division artificielle »16. Les choses sont d’abord des systèmes de qualités dont nous morcelons la 16 H. BERGSON, Matière et mémoire, op. cit., p. 245 (en italique dans le texte). 9 continuité en fonction des actions que nous désirons accomplir. Nous fragmentons ainsi le monde en une multitude d’images alors qu’en réalité, « une continuité mouvante nous est donnée, où tout change et demeure à la fois : d’où vient, demande alors Bergson, que nous dissocions ces deux termes, permanence et changement, pour représenter la permanence par des corps et le changement par des mouvements homogènes dans l’espace ? »17. C’est parce qu’il faut bien vivre, et donc agir sur la matière, que nous nous éloignons de l’intuition immédiate qui est celle d’un univers où tout bouge solidairement comme dans un kaléidoscope. On finit par en oublier les « changements de tension ou d’énergie » alors que « le mouvement réel est plutôt le transport d’un état que d’une chose »18. Qualités (c’est-à- dire sensations) et mouvements se doublent l’un et l’autre. A cet égard, les freeze frames de Morgan sont bien des coupes, mais des coupes mobiles. Le changement n’est pas visible dans le temps perçu quantitativement mais il l’est dans la durée qui est un temps rendu à sa dimension qualitative. La trace de l’oiseau qui se voit comme translation dans l’espace, s’éprouve comme un changement dans un tout. Comme le sucre qui fond dans un verre d’eau, pour reprendre l’exemple célèbre de Bergson, c’est le milieu dans son ensemble (la tension physique entre l’eau et le sucre) qui a changé dans la durée. Ce que l’artiste perçoit est une image bariolée et lumineuse de ce changement en profondeur là où nous ne voyons, tout affairés que nous sommes, que des changements de surface, plus pâles et indifférenciés. Pour atteindre cette étendue plus vaste, au lieu de resserrer notre perception autour des choses, il faudrait tout au contraire l’étendre, la dilater19. Le magicien sait mieux que personne que c’est parce que nous focalisons notre attention sur une petite partie de notre champ visuel que ses tours sont possibles. D’une certaine manière, nous faisons cette expérience d’extension de la perception à travers nos rêves car, comme dans l’art, nous n’y sommes pas obligés de choisir entre des possibles. Rien n’y est étouffé par un manque apparent de sens et de cohérence. L’ubiquité et l’identité multiple y sont coprésentes tout comme la chouette de Here is The End of All Things est à la fois morte et vivante, en mouvement et immobile, suspendue à des fils et en apesanteur. Il est 11h22 à la Conciergerie de Paris et cet oiseau est hors du temps et de l’espace. Dans le rêve, il se peut que rien ne se passe et que l’on sache pourtant ce qui se trame, comme si l’immobilité se résolvait en innombrables ébranlements. Je sais bien dans mon rêve que la personne qui se tient là est tout à la fois ma sœur et un inconnu. Elle n’a pas 17 Ibid., p. 246. 18 Ibid., p. 251. 19 H. BERGSON, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2008 [1934], pp. 150-151. 10
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