L’empathie chez les animaux : le modèle des poupées russes Félix Aubé beAudoin, Université Laval Introduction Darwin n’hésitait pas à prêter aux « animaux inférieurs » un répertoire émotionnel aussi riche que celui des humains. Cela lui paraissait si bien établi qu’il ne jugeait pas nécessaire, dans The descent of man in relation to sex, « d’ennuyer le lecteur avec beaucoup de détails1 ». La confiance dont il fait preuve peut sembler naïve au lecteur contemporain. Cela dit, l’idée d’une continuité entre les animaux non humains et les humains en ce qui concerne les états mentaux, y compris les émotions, n’est pas dénuée de plausibilité. Des chercheurs de divers horizons — éthologues, primatologues, philosophes, etc. — l’acceptent jusqu’à un certain point2. Je soutiendrai dans ce qui suit que Darwin était sur la bonne voie, à tout le moins en ce qui concerne l’empathie3. Cependant, reconnaissant que son approche anecdotique est nettement insuffisante, je me permettrai, n’en déplaise au lecteur, de fournir « beaucoup de détails » afin de supporter cette thèse. Dans un premier temps, je tâcherai de définir ce qu’est l’empathie. Je présenterai ensuite le modèle des « poupées russes » développé par Frans de Waal. Comme son nom l’indique, ce modèle suppose que l’empathie comporte plusieurs « couches » (multi‑layered) et que les formes d’empathie les plus complexes se développent à partir des formes les plus simples. Enfin, je tenterai de répondre à deux objections importantes auxquelles fait face cette approche, soit 1) qu’elle surestime le rôle des mécanismes d’« ordre inférieur », en particulier chez les humains et 2) qu’elle postule des états mentaux inutilement complexes afin de rendre compte des comportements altruistes de certains animaux. Phares 105 Dossier : Philosophie de l’esprit (l’esprit des animaux non humains) Une définition inclusive de l’empathie « Empathie » est un mot que l’on emploie assez couramment. Il relève de ce que l’on appelle parfois la psychologie populaire. On reproche, par exemple, à celui qui est indifférent aux malheurs d’autrui de manquer d’empathie. Inversement, on louange la personne qui y est sensible en disant qu’elle en fait preuve. Derrière cette apparente simplicité se cache un phénomène complexe et très difficile à caractériser. C. Daniel Batson recense pas moins de huit usages différents du terme dans la littérature. Il note que les choses seraient nettement plus simples si « l’empathie référait à un seul objet et que tout le monde s’accordait sur ce qu’est cet objet », mais que, comme cela se produit souvent avec les termes psychologiques, ce n’est pas le cas4. La leçon qu’il en tire est la suivante : on ne peut que reconnaître cette complexité, préciser l’usage que l’on entend faire des termes et être cohérent ensuite dans l’application que l’on en fait5. C’est cet objectif modeste que je poursuis dans la présente section. Certains auteurs définissent l’empathie de manière restrictive en mettant à l’avant‑plan la capacité à adopter la perspective d’autrui. Cela requiert des capacités cognitives sophistiquées, une « théorie de l’esprit » ou l’imagination par exemple, qui ne sont sans doute pas largement répandues dans le règne animal. Le modèle défendu par de Waal reconnaît l’existence et l’importance d’une telle forme d’empathie. Il l’envisage cependant comme un développement tardif, rendu possible par des mécanismes plus primitifs qu’une définition adéquate devrait permettre d’inclure. De ce point de vue, le problème avec les définitions restrictives est qu’elles « sont si top‑down qu’elles déconnectent l’empathie de ses possibles précurseurs6 ». Afin d’éviter la confusion, j’emploierai le terme « empathie cognitive » pour désigner la forme d’empathie à laquelle renvoient ces définitions. Le terme « empathie », lorsqu’employé seul, servira à désigner à la fois l’empathie cognitive et des réponses affectives plus primitives dont le dénominateur commun est qu’elles dénotent une certaine « sensibilité émotionnelle envers autrui7 ». Enfin, lorsque je référerai spécifiquement à la forme d’empathie basée sur ces réponses primitives, j’emploierai le terme « empathie primale8 ». Phares 106 L’empathie chez les animaux : le modèle des poupées russes On pourrait objecter que la conception de l’empathie proposée ici est trop vague ou trop inclusive. Or, une définition adéquate est souvent l’aboutissement de la recherche plutôt que son point de départ9. S’il s’avérait que les mécanismes primitifs qui sont au cœur du modèle des poupées russes ne jouent pas le rôle qui leur est attribué par de Waal, la pertinence d’une définition inclusive pourrait être remise en cause. Autrement dit, il n’y aurait plus nécessairement d’utilité, d’un point de vue théorique, à regrouper ces phénomènes sous un même terme. Cela suggère que l’enjeu principal n’est pas de définir l’empathie a priori, mais plutôt d’évaluer le modèle à la lumière des données empiriques. Avant de procéder à son évaluation, il convient toutefois de le présenter plus en détail. Le modèle des poupées russes De Waal reproche à certains théoriciens, des psychologues notamment, leurs tendances « saltationnistes ». Certaines facultés humaines telles que le langage sont décrites par ceux‑ci comme de tous nouveaux modules, comme des sauts brusques dans l’évolution. La métaphore des poupées russes est censée rendre compte du fait que l’évolution est plutôt un processus graduel et, pourrait‑on dire, économe. Plutôt que de jeter pour ensuite recommencer à neuf, elle étend ou modifie des structures déjà en place. Les nageoires avant des poissons, par exemple, sont devenues avec le temps des pattes, des ailes et des mains10. De manière générale, un récit plausible des origines d’un trait donné devrait, selon lui, avoir ce caractère progressif. Comme il le souligne, les biologistes préfèrent « les explications bottom‑up aux explications top‑down11 ». C’est dans cette perspective que s’inscrit son modèle de l’empathie. La forme d’empathie la plus simple, l’empathie primale, se manifeste notamment par la contagion émotionnelle. Elle représente la première couche de la poupée russe. Un bébé qui se met à pleurer parce qu’il entend un autre bébé pleurer constitue un bon exemple de contagion émotionnelle. Ce type de réaction serait généré par un mécanisme perception‑action (perception‑action mechanism ou PAM) permettant en quelque sorte à un sujet d’accéder « aux états subjectifs d’autrui (l’objet) via ses propres représentations neurales et Phares 107 Dossier : Philosophie de l’esprit (l’esprit des animaux non humains) corporelles12 ». Les réponses générées par le PAM sont programmées génétiquement (hard‑wired) et elles sont largement involontaires. Ce même mécanisme permettrait aussi d’expliquer l’imitation motrice ou « effet caméléon13 ». Il s’agit de la tendance chez les humains et d’autres animaux à imiter inconsciemment les postures, expressions faciales et autres comportements de leurs congénères14. Le fait que les bébés humains commencent à imiter les expressions faciales des adultes à peine une heure après leur naissance illustre assez bien le caractère automatique et inconscient de l’imitation15. Il existe de nombreuses études explorant les relations entre l’imitation motrice et les formes d’empathie plus « cognitives ». Celles portant sur le bâillement — dont on sait qu’il est souvent « contagieux » — suggèrent l’existence d’un lien étroit entre ces deux phénomènes. J’y reviendrai plus en détail au moment d’évaluer si le modèle résiste à l’épreuve des faits. Les deux autres formes d’empathie postulée par le modèle, soit le souci compatissant (sympathetic concern) et l’adoption empathique de la perspective d’autrui (empathic perspective‑taking), sont celles qui relèvent de l’empathie cognitive. En effet, elles supposent toutes deux une certaine compréhension par le sujet de la situation dans laquelle se trouve l’objet, voire des états mentaux (croyances, désirs, buts, etc.) de celui‑ci. Le souci compatissant constitue la couche intermédiaire de la poupée russe. À ce stade, les réponses automatiques générées par le PAM s’accompagnent d’une évaluation plus ou moins sophistiquée de la situation d’autrui. Dans un cas de simple contagion émotionnelle, le sujet peut, à la limite, ne faire aucune distinction entre lui‑même et autrui. Le bébé qui se met à pleurer parce qu’un autre bébé pleure près de lui ressent sans doute des émotions négatives. Cependant, il ne reconnaît pas qu’elles ont une source extérieure et il ne saurait prendre des mesures appropriées afin d’y remédier. Par contraste, un enfant plus âgé cherchera à consoler une personne triste par divers moyens, en l’enlaçant par exemple. Ce genre de comportement, qui se manifeste très tôt chez les humains, est aussi observé chez quelques primates non humains et chez certains singes16. Les comportements de consolation sont l’un des meilleurs indicateurs, selon de Waal, de Phares 108 L’empathie chez les animaux : le modèle des poupées russes la présence de « souci compatissant17 ». Le fait de venir en aide à un congénère qui est victime d’une agression et le partage de nourriture sont d’autres exemples de comportements observés chez les primates non humains qui pourraient témoigner de la présence de cette forme d’empathie. La forme d’empathie la plus complexe postulée par le modèle, qui représente la couche extérieure de la poupée, est l’adoption empathique de la perspective d’autrui (empathic perspective‑taking). L’origine de la capacité à « se mettre à la place des autres » n’est pas forcément liée à l’empathie. On peut assez aisément imaginer des exemples de situations où l’on adopte le point de vue d’autrui sans ressentir quelque émotion que ce soit. Cela dit, il semble aussi y avoir des cas où les deux se combinent. C’est‑à‑dire que l’adoption de la perspective d’autrui est parfois accompagnée d’un degré plus ou moins fort d’engagement émotionnel. On parlera alors d’adoption empathique de la perspective d’autrui. Les comportements dits d’aide ciblée (targeted helping) seraient le principal indicateur de la présence de cette forme d’empathie18. L’aide ciblée se définit comme l’aide et les soins « basés sur l’appréciation cognitive du besoin ou de la situation d’autrui19 ». Cette capacité serait présente chez de rares espèces, notamment les primates, les cétacés et les éléphants. On en trouve de nombreux exemples dans la littérature. Yamamoto et ses collègues ont mené une étude dans laquelle un chimpanzé devait venir en aide à un autre individu en lui fournissant, parmi un choix d’outils, celui qui convenait à la tâche qu’il devait accomplir. Le succès des chimpanzés dans cette tâche indique qu’ils sont en mesure de comprendre la situation, les objectifs (goals) poursuivis par leurs partenaires et d’ajuster leur comportement d’aide en fonction de cela20. Un exemple plus spectaculaire, bien qu’anecdotique, est celui de Binti‑Jua, une femelle gorille ayant porté assistance à un enfant de trois ans tombé dans son enclos. Elle l’a pris dans ses bras et l’a consolé, a éloigné les autres gorilles qui cherchaient à s’approcher, avant de le remettre sain et sauf aux responsables du zoo21. Phares 109 Dossier : Philosophie de l’esprit (l’esprit des animaux non humains) Deux objections Il n’existe aucun consensus quant à la validité du modèle des poupées russes. Cela n’a rien d’étonnant si l’on considère que l’on peine à s’entendre ne serait‑ce que sur une définition adéquate de l’empathie. Il y a au moins deux objections importantes auxquelles j’estime qu’un défenseur du modèle devrait apporter une réponse. On peut d’abord se demander s’il est possible de réunir tous les phénomènes plus ou moins disparates qui sont décrits par le modèle de manière à fournir une explication unifiée de l’empathie. Plus précisément, on peut se demander si l’empathie primale et l’empathie cognitive ne seraient pas des phénomènes entièrement distincts qu’il conviendrait d’étudier séparément. On peut aussi douter que les explications de divers comportements altruistes qui sont proposées — en termes de compréhension de la situation, d’attribution d’états mentaux à autrui et ainsi de suite — soient appropriées. N’existe‑t‑il pas des explications moins « mentalistes22 » de ces comportements ? Je tenterai de répondre tour à tour à ces objections dans ce qui suit. Empathie primale et empathie cognitive : des phénomènes distincts ? Considérons d’abord la première objection. Tous n’admettent pas que les phénomènes qui sont évoqués par de Waal puissent être réunis de manière à fournir une explication unifiée de l’empathie. Batson, par exemple, affirme que la thèse selon laquelle la contagion émotionnelle ou l’imitation motrice23 sont « la source unificatrice de tous les sentiments empathiques semble surestimer leur rôle, en particulier chez les humains24 ». Cette objection doit être prise au sérieux. Notons cependant que la critique de Batson, prise littéralement, suggère un critère de preuve qu’aucune théorie sur l’empathie, à ma connaissance, ne saurait satisfaire. En effet, il est peu probable que l’on parvienne à démontrer que tous les sentiments empathiques ont une même source, quelle qu’elle soit. Un critère plus raisonnable me semble être le suivant : il faut montrer que les mécanismes qui sont à l’origine de l’empathie primale jouent un rôle inéliminable dans une explication adéquate de l’empathie cognitive, y compris chez les humains. Autrement dit, une théorie qui ne leur Phares 110 L’empathie chez les animaux : le modèle des poupées russes accorderait aucune place aurait des lacunes importantes sur le plan explicatif. Peut‑on satisfaire ce critère ? J’ai évoqué précédemment les études portant sur le bâillement contagieux. Ces études suggèrent l’existence d’une relation étroite entre le mécanisme perception‑action (associé à l’empathie primale) et l’empathie cognitive. Chez les humains, cela est notamment illustré par le fait que les enfants souffrant de troubles du spectre autistique, dont les difficultés sur le plan de la « théorie de l’esprit » et de l’empathie cognitive sont bien documentées25, démontrent aussi une faible réaction au bâillement d’autrui26. Selon de Waal, le peu de susceptibilité au bâillement contagieux, de même que les déficits sur le plan de l’empathie cognitive, pourraient découler d’une dysfonction du PAM27. Cette dysfonction pourrait aussi expliquer le fait que les enfants autistes aient des difficultés motrices importantes, un symptôme dont on a longtemps cru qu’il n’était que « périphérique28 ». Platek et ses collègues, dans un article datant de 200329, proposent plutôt que le bâillement contagieux est une conséquence de la théorie de l’esprit. Si cette hypothèse était vérifiée, le fait que les enfants autistes y soient moins susceptibles que les enfants au développement typique n’offrirait aucun support au modèle défendu par de Waal. L’absence de bâillement, de ce point de vue, découlerait directement des déficits relatifs à la théorie de l’esprit. Au moment de la publication de l’article de Platek et ses collègues, le phénomène du bâillement contagieux n’avait été étudié que chez certains primates non humains et chez les humains, des espèces qui sont en mesure de réussir des tâches d’auto‑reconnaissance et d’attribution d’états mentaux. Cela offrait un certain support à leur hypothèse. Ils concluaient sur cette supposition : seules les espèces qui sont en mesure d’accomplir de telles tâches peuvent faire preuve de bâillement contagieux30. Des travaux plus récents permettent de douter que ce soit le cas. Des chercheurs se sont tournés depuis vers d’autres espèces et il semble que certaines d’entre elles, les chiens31 et les loups32 notamment, soient aussi sensibles au bâillement d’autrui. Or, on peut douter que les chiens ou les loups aient une « théorie de Phares 111 Dossier : Philosophie de l’esprit (l’esprit des animaux non humains) l’esprit33 ». Si ces résultats sont exacts34, l’hypothèse avancée par de Waal pourrait bien être la plus plausible : une défaillance dans les mécanismes formant la couche intérieure de la poupée russe peut avoir des conséquences importantes sur les mécanismes des couches extérieures. Si l’empathie primale et l’empathie cognitive étaient des phénomènes complètement distincts, on voit mal pourquoi il en irait ainsi. D’autres découvertes au sujet du bâillement contagieux parlent en faveur du modèle des poupées russes. Le degré de proximité sociale entre les loups permet de prédire le degré de contagion du bâillement : plus les individus sont intimement liés, plus le bâillement est contagieux35. Des résultats analogues ont été obtenus dans le cadre d’une étude portant sur des babouins gélada36. Campbell et de Waal, ont pour leur part évalué si le degré de contagion du bâillement variait en fonction de l’appartenance au groupe chez les chimpanzés. Ils ont découvert que les chimpanzés bâillent davantage lorsqu’ils voient bâiller des membres de leur propre groupe que des membres d’autres groupes37. Ces résultats suggèrent que le phénomène du bâillement contagieux comporte une importante dimension affective. Les auteurs de chacune de ces trois études notent d’ailleurs explicitement la compatibilité de leurs découvertes avec un modèle « multicouche » de l’empathie. Malheureusement, aucune étude n’a été menée à ce jour afin de déterminer si le degré de proximité sociale ou l’appartenance au groupe ont des effets similaires chez les humains. On sait cependant que les humains démontrent une réponse empathique plus grande à l’observation de douleur infligée à un membre de leur groupe qu’à un membre d’un autre groupe38. Il ne serait pas étonnant que l’on puisse observer un effet similaire en ce qui concerne le bâillement. Le problème des explications « mentalistes » Considérons maintenant la seconde objection. L’existence des divers comportements d’aide décrits par de Waal n’est pas tellement sujette à controverse. Toutefois, l’interprétation que l’on peut en faire l’est davantage. Les comportements qui sont censés témoigner de la présence d’empathie cognitive (consolation, aide ciblée, etc.) Phares 112 L’empathie chez les animaux : le modèle des poupées russes sont des comportements que l’on peut qualifier d’« altruistes » au sens évolutionnaire. C’est‑à‑dire qu’ils bénéficient à autrui tout en imposant un coût, plus ou moins important selon le cas, à celui qui agit. De Waal semble cependant franchir un pas supplémentaire en présumant que ces comportements témoignent aussi d’altruisme au sens psychologique. Un comportement est dit altruiste en ce sens s’il est motivé par un désir pour le bien‑être d’autrui39. Comment s’assurer que c’est ce genre de motivations qui expliquent l’action ? Ne pourrait‑on pas rendre compte de ces comportements en ne postulant que des motifs égoïstes ? De plus, ne serait‑il pas possible de les expliquer par des mécanismes moins exigeants cognitivement que l’adoption de la perspective d’autrui, le simple conditionnement par exemple ? Joan B. Silk, commentant le cas du gorille Binti‑Jua, dont il a été question précédemment, note la difficulté qu’il y a à tirer des conclusions à partir d’exemples anecdotiques. Preston et de Waal n’hésitent pas à évoquer l’empathie cognitive, un souci pour le bien‑être du petit garçon, afin d’expliquer les gestes posés par Binti‑Jua40. Or, d’autres interprétations sont possibles, voire préférables. Il s’avère que Binti‑Jua a été élevée par des humains, sa mère l’ayant rejetée très tôt. Soucieux qu’elle devienne elle‑même une mère négligente éventuellement, le personnel du zoo a tenté de l’entraîner à dispenser des soins maternels. L’une des tâches qui lui étaient assignées consistait à retrouver une poupée et à la rapporter aux entraîneurs. La similarité entre la tâche en question et les comportements observés lors du sauvetage du garçon est évidente. Il n’est pas impossible, par conséquent, que les effets de l’entraînement, plutôt qu’un souci pour le bien‑être de l’enfant, rendent compte des gestes posés par Binti‑Jua41. J’estime qu’il y a là une leçon importante à retenir, soit qu’il faut être prudent avant de tirer des conclusions. Plusieurs explications, des plus strictement « béhavioristes » aux plus « cognitivement sophistiquées », peuvent potentiellement expliquer un comportement donné. Il s’agit d’un problème très général que l’on rencontre dans les débats concernant la pertinence d’attribuer toutes sortes d’états mentaux aux animaux, qu’il s’agisse des concepts, de la Phares 113 Dossier : Philosophie de l’esprit (l’esprit des animaux non humains) métacognition, de la conscience phénoménale, ou dans le cas qui nous occupe, de l’empathie. Par ailleurs, une approche trop anecdotique, je l’ai mentionné dès l’introduction, est insuffisante. Cela dit, on peut admettre que le cas de Binti‑Jua ne soit pas des plus concluants tout en maintenant que les « anecdotes » pertinentes, prises dans leur ensemble, suggèrent la présence d’empathie cognitive chez les primates non humains. Autrement dit, il est loin d’être évident que tous les incidents rapportés se prêtent à une explication alternative aussi convaincante que dans le cas particulier de Binti‑Jua. O’Connell, par exemple, a procédé à une méta‑analyse de plus de deux milles anecdotes recensées chez des chimpanzés et conclut que certains cas, en particulier des cas d’assistance à autrui dans une situation dangereuse, suggèrent la présence d’empathie cognitive42. Silk maintient que les compilations d’anecdotes sont elles aussi sujettes à divers biais. En particulier, elle souligne que les observateurs sont davantage susceptibles de remarquer et de se rappeler d’incidents où les animaux semblent faire preuve d’empathie que des situations où ils sont indifférents aux malheurs de leurs congénères43. Cet argument se résume, ultimement, à noter que les comportements suggérant la présence d’empathie cognitive sont plutôt rares — à tout le moins plus rares que l’indifférence — chez les animaux non humains. En quoi s’agit‑il d’un problème pour un défenseur du modèle des poupées russes ? Imaginons un observateur du comportement humain. Nul doute qu’il observerait quantité de situations où les humains font preuve d’indifférence envers les besoins d’autrui. Les comportements empathiques pourraient même être l’exception et l’indifférence la norme. Dans une expérience bien connue, Darley et Batson ont montré que des éléments contextuels assez peu importants, tels que le fait d’être en retard à un rendez‑vous, peuvent conduire des sujets humains (même des séminaristes à qui l’on vient tout juste de lire la parabole du bon Samaritain !) à ignorer la détresse d’une autre personne. Pas moins de 90 % des sujets qui étaient dans la condition « très pressé » prévue par le test n’ont apporté aucune forme d’aide à une personne simulant la détresse sur leur chemin44. Supposons que Phares 114
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