1 « Le visage dans le miroir déformant » ― Ou comment les e-books, les applis et autres réalités sont en train de changer le visage des collections spéciales Dennis Moser University of Wyoming Laramie, WY, USA Traduction : Marie-Christine Agosto Université de Bretagne Occidentale, Brest, France Agosto[at]univ-brest.fr Session: 87 – Livres rares et manuscrits Marketing des collections rares et spéciales à l’ère numérique Résumé : Le nouveau visage des collections spéciales du futur, si l’on considère les formes actuelles et émergentes des fonds de collection, sera très différent de ce qu’il était il y a cent ans. Depuis le controversé « Agrippa », de William Gibson, l’évolution des supports de la communication littéraire, les redéfinitions de la « littérature », le sens même de ce qu’est un « livre », et la production de livres numériques, sont tenus pour être les agents du changement à venir. L’étude d’un projet en cours de e-book montre comment les récentes technologies telles que les applications pour mobiles et les réalités et environnements augmentés/virtuels, associées à des fonds numérisés de collections spéciales, poursuivent le mouvement vers la « dématérialisation de l’objet d’art » annoncée par la théorie contemporaine et postmoderniste littéraire et artistique du XXème siècle. Ces nouvelles formes mettent en évidence une combinaison de médias habituellement considérés comme incompatibles, ainsi qu’en témoigne le développement des applis et des e-books pour smartphones et autres appareils mobiles. Ces œuvres, qui se fondent principalement sur des logiciels et des procédés technologiques, montrent aussi de nouvelles voies dans la conservation de l’héritage culturel, perturbent les marchés traditionnels de la collecte d’ouvrages par contrecoup sur les vendeurs et les acheteurs, et témoignent de transformations dans l’esthétique et la mécanique de la communication des œuvres de création et de recherche. Ces changements eux-mêmes ne sont pas sans effet sur le service que peuvent rendre les collections spéciales aux usagers, 1 sur la façon dont ceux-ci accèdent aux collections et les utilisent, et peut-être même sur la façon dont nous penserons les collections spéciales à l’avenir. I. Prologue — de l’objet à la collection et au-delà Le nouveau visage des collections spéciales du futur, si l’on considère les formes actuelles et émergentes des fonds de collection, sera très différent de ce qu’il était il y a cent ans. Depuis le controversé « Agrippa », de William Gibson, et autres textes similaires, l’évolution des supports de la communication littéraire, les redéfinitions de la « littérature », le sens même de ce qu’est un « livre », et la production de livres numériques, tous ces éléments sont tenus, à cause du rôle qu’ils ont, pour être les agents du changement qui transforme les collections spéciales. On examinera plusieurs livres numériques actuels pour montrer comment les technologies récentes telles que les applications pour téléphones mobiles, les réalités et environnements augmentés/virtuels, associés à des fonds numérisés de collections spéciales, poursuivent le mouvement vers la « dématérialisation de l’objet d’art » annoncée par la théorie contemporaine et postmoderniste littéraire et artistique du XXème siècle. Ces nouvelles formes mettent en évidence une combinaison de médias habituellement considérés comme incompatibles, ainsi qu’en témoigne le développement des applis et des e-books pour smartphones et autres appareils mobiles. Ces œuvres, qui se fondent principalement sur l’utilisation de logiciels et de procédés technologiques, montrent aussi de nouvelles voies dans la conservation de l’héritage culturel, perturbent les marchés traditionnels de la collecte par contrecoup sur les vendeurs et les acheteurs, et témoignent de transformations dans l’esthétique et la mécanique de la communication des œuvres de création et de recherche. Ces changements eux-mêmes ne sont pas sans effet sur le service que peuvent rendre les collections spéciales aux usagers, sur la façon dont les usagers accèdent aux collections et les utilisent, et peut-être même sur la façon dont nous penserons les collections spéciales à l’avenir. II. De l’analogique aux réalités numériques — la dématérialisation et la désincarnation du texte et du livre-objet Depuis plusieurs siècles, le livre est le vecteur essentiel du texte ; et le texte a atteint le premier rang pour sa puissance communicative et esthétique, bien qu’il s’adjoigne souvent les arts visuels pour renforcer son effet. Des objets contenant du texte et ayant une valeur culturelle et artistique significative ont été, et continuent à être, stockés par des institutions dans un contexte global, bien que souvent de telles activités de stockage se fassent sans que les unes et les autres en soient informées ; les bibliothèques, les archives et les musées peuvent rassembler des exemplaires d’objets identiques pour des raisons différentes, ou peuvent rassembler des objets différents pour des missions essentiellement similaires, sans toutefois partager l’information. Avec le temps, de telles 2 collections ont acquis des caractéristiques distinctes, caractéristiques définies par les objets physiques qui les constituent autant que par les institutions elles-mêmes. Ce n’est là, en fait, que le simple reflet des attitudes actuelles – pour ne pas dire parfois monolithiques – à l’égard des objets et de ce qui fait l’« art » ou la « culture », dans un contexte plus large, ou de la façon dont nous percevons la valeur culturelle dans la plupart des sociétés occidentales. Si l’on peut estimer que les collections spéciales reflètent les courants plus vastes des sociétés dans lesquelles elles existent, alors, elles reflètent aussi, à plus ou moins grande échelle, les changements qui se produisent dans ces sociétés. La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle ont été des périodes dans lesquelles des changements significatifs d’attitudes à l’égard de l’art, de l’esthétique et des concepts de « valeur » autant que de « culture » ont commencé à se produire. A la fin des années 60, ces concepts de valeur culturelle avaient considérablement changé. Avec le concept d’« objet d’art » devenant « art comme objet », il n’était plus essentiel que l’objet devînt le produit final de la création artistique. La littérature ne fut pas épargnée par ces considérations, bien que l’évolution dans ce domaine ne fût pas aussi rapide que dans les arts visuels. Prenons par exemple ces deux affirmations de Sol LeWitt, extraites de « Propos sur l’art conceptuel1» : « Etant donné qu’aucune forme n’est intrinsèquement supérieure à une autre, l’artiste peut utiliser n’importe quelle forme, depuis une expression langagière (écrite ou orale) jusqu’à une réalité physique, de la même façon. Si ce sont des mots, et qu’ils émanent d’idées sur l’art, alors ces mots sont de l’art et non de la littérature ; les chiffres ne sont pas des mathématiques. » Si ce sont des mots et qu’ils émanent d’idées sur l’art… Examinons quatre exemples qui peuvent prétendre à la définition de « livres d’artistes » et considérons les énormes différences qu’ils présentent. A. « Agrippa » (un livre des morts) Le 9 décembre 1992, environ 550 ans après que l’imprimerie eut rendu possible la mise en circulation physique des textes, se produisit un revirement en direction opposée avec l’apparition d’un projet intitulé « Agrippa (un livres des morts) ». Ce livre d’artiste, créé par l’écrivain William Gibson et l’artiste Dennis Ashbaugh, fut conçu par l’éditeur Kevin Begos Jr. Begos avait d’abord discuté avec Ashbaugh de l’idée de « sortir sur ordinateur un livre d’art qui disparaît2». Ils contactèrent tous deux Gibson, ami de Ashbaugh depuis de nombreuses années, qui leur fournit un texte électronique : un poème semi- autobiographique de 300 vers sur une disquette de 3.5’’. Cette disquette fut insérée dans une niche au dos du livre créé par Ashbaugh. Le texte avait été programmé pour commencer à s’effacer de lui-même après la première lecture. Ashbaugh avait créé pour le livre une série de gravures à l’eau forte, imprimées avec une encre photosensible qui 3 commencerait à pâlir à la première exposition à la lumière. En bref, les trois hommes avaient conçu une oeuvre littéraire capable de se dématérialiser d’elle-même. Voici la présentation qui en est donnée, à l’entrée « Agrippa » des Archives du Centre d’Exposition des Arts du Livre, consultée en mai 2012 : AGRIPPA: (un livre des morts) William Gibson Dennis Ashbaugh L’édition de luxe d’AGRIPPA a été composée en Monotype Gill Sans à la fonderie de lettre de Golgonooza et imprimée sur papier Rives à fort grammage par Sun Hill Press et Kevin Begos Jr. Les gravures à l’eau forte ont été réalisées par l’artiste et éditées par Peter Petingill sur du papier Tiepolo de Fabriano. Le livre a été cousu à la main et relié en toile par Karl Foulkes. Le coffret a été conçu par l’artiste et le code d’encryptage du texte, utilisé pour détruire l’histoire, a été mis au point par (BRASH) avec l’aide de plusieurs personnes dont les noms seront tus. La petite édition d’AGRIPPA a elle aussi été composée en Monotype Gill Sans, mais dans un format de page à colonne simple. Elle a été imprimée par Sun Hill Press sur papier surfin Mohawk et les gravures ont été reproduites par imprimante à laser Canon. Le livre a été cousu par Smythe à l’atelier de reliure Spectrum et placé dans une boîte d’archives Clamshell. Il est publié par Kevin Begos Jr3. Les illustrations proviennent toutes du site internet « The Agrippa Files » : http://agrippa.english.ucsb.edu/ Toutes les photographies sont de l’éditeur du livre, Kevin Begos Jr. 4 Figure 1. Le coffret du livre http://agrippa.english.ucsb.edu/images/book/full-images/agrippa-case-fs.jpg 5 Figure2. Coffret ouvert, sans son linceul http://agrippa.english.ucsb.edu/images/book/full-images/agrippa-case-open- fs.jpg 6 Figure 3. Livre, coffret, linceul http://agrippa.english.ucsb.edu/images/book/full-images/agrippa-case-shroud- fs.jpg 7 Figure 4. Couverture du livre et linceul http://agrippa.english.ucsb.edu/images/book/variants/agrippa-archive1-cover- a-fs.jpg 8 Figure 5. La page titre http://agrippa.english.ucsb.edu/images/book/full-images/agrippa-4-5-fs.jpg Figure 6. Dernière page, montrant la niche pour la disquette http://agrippa.english.ucsb.edu/images/book/full-images/agrippa-62-63-fs.jpg 9 Figure 7. Capture d’écran du poème de Gibson qui figure sur la disquette, affiché dans un émulateur (c’est le texte qui s’autodétruit après la lecture) http://agrippa.english.ucsb.edu/images/emulation/agrippa-emulation4.png Depuis l’apparition du Web à échelle planétaire il y a environ vingt ans, nous considérons la mise en ligne d’un texte comme un fait acquis ou même tout à fait normal. La numérisation a effectivement « désincarné » le texte, en l’affranchissant de son instance purement physique. Dans la plupart des cas on pourrait décrire ce procédé comme une « dés-instanciation » puisque les textes physiques existent à présent sous la forme de textes numériques. B. Editoras et « amoreodio » Ces procédés ont permis la création d’oeuvres nouvelles qui se construisent sur la base de cette désincarnation et de la portabilité. Combinant la technologie du smartphone, de la capacité du QR (ou « Réponse Rapide4») à compresser l’information, du code, et de l’acceptation quasi explosive de Twitter, de nouvelles formes physiques sont inventées qui associent les « objets-livres » numériques et physiques. En 2009, l’éditeur brésilien Editoras a créé un « livre vivant » (http://www.thelivingbook.org/) qui utilise 200 codes QR et des fils Twitter pour une mise à jour hebdomadaire des contenus des codes. Les codes eux-mêmes, « lus » par smartphone, révèlent un texte émanant de fils Twitter, chaque page ayant son code particulier. La moitié des codes porte sur l’amour, l’autre moitié sur la haine. Le contenu 10
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