R MISRAHI OBERT L E TRAVAIL DE LA LIBERTÉ ’ LE BORD DE L EAU AVANT PROPOS L’ ’ ORIGINE D UN PROJET Un ami, philosophe et médecin, lecteur éclairé de la plupart de mes travaux, m’a suggéré, en 2005, d’écrire une synthèse de ma pensée. Il souhaitait que je développe ainsi le petit chapitre intitulé « Ma philosophie » qui avait été souhaité par mon éditeur, Entrelacs, lors de la publication de Spinoza dans la collection Sagesses éternelles1. Ces conseils m’ont paru d’autant plus pertinents que je constate en effet que mon travail, s’étendant sur une cinquantaine d’années et comprenant bon nombre d’ouvrages, n’est le plus souvent saisi que sous des perspectives particulières. Seuls quelques philosophes de métier ont souligné le lien qui unissait les différents thèmes de ma réflexion (qu’ils soient éthiques, politiques ou esthétiques) ou les différentes formes de mon expression (qu’il s’agisse de traités, de fiction ou d’articles). Non seulement n’apparaissait pas clairement le lien entre les différents problèmes que j’ai abordés, mais n’apparaissait pas non plus le fait que, fort consciemment, j’ai toujours souhaité construire une œuvre. Je n’évoque pas, bien sûr, l’éventuelle « valeur » de cette œuvre aux yeux du public et des critiques ; j’évoque bien plutôt le caractère systématique et cohérent que j’ai souhaité donner à l’ensemble de mes travaux, et cela dans une double finalité : m’inscrire dans l’être par une « œuvre » qui dépasserait le temps, et surtout servir un public et le convaincre de la pertinence de ma réflexion par sa cohérence et sa « vérifiabilité » : seule une œuvre globale et systématique peut prétendre à une telle pertinence, et cela d’autant plus qu’elle est explicitement une philosophie ou une expression du Désir. Parce que mon propos fut toujours concret et « existentiel », il ne pouvait échapper à la subjectivité qu’en s’appuyant sur une pensée assez systématique et réfléchie pour être communiquée et soumise à l’examen rationnel du lecteur. Ainsi donc, c’est fort judicieusement que des amis m’ont encouragé à écrire une synthèse de ma pensée pour travailler à une meilleure saisie de mon propos d’ensemble et de mes réflexions particulières. Mais en rassemblant les principaux résultats de mes écrits, j’accomplis une tâche supplémentaire : je dresse comme un bilan. Le temps vient toujours de faire un bilan de sa vie. Pour moi, ce sera le bilan d’une œuvre. Que ce bilan ne soit en fait jamais réellement « bouclé », puisque j’ai bien l’intention d’écrire durant tout le temps qu’il me sera possible de le faire, ne signifie pas qu’un regard sur un demi-siècle de production ne puisse dégager des lignes de pensée dominantes et des propositions fermes et constantes. Plus précisément encore, ce regard synthétique et rétroactif, ce redéploiement ramassé de ma pensée pourrait valoir comme la validation ultime d’un itinéraire existentiel et d’une œuvre. Celle-ci révélerait alors dans son unité comme une philosophie pour vivre, c’est-à-dire comme une éthique. Le présent travail (c’est bien d’un travail qu’il s’agit) peut aussi valoir comme second commencement (ou paradoxal recommencement). En effet, ce projet ne me concerne pas seul. L’enrichissement visé par une éthique philosophique concerne aussi bien le lecteur que l’auteur. La synthèse devrait assurément mieux atteindre son objectif que les œuvres éparses, et ainsi mieux répondre à l’attente d’un lecteur souhaitant disposer de matériaux réflexifs cohérents pour fonder sa propre vie et orienter sa propre action. Si l’enrichissement ici visé peut concerner à la fois le lecteur et l’auteur dans leur présence vivante et leur ouverture sur l’avenir, c’est que l’instrument de la communication sera une écriture simple, une écriture qui se voudrait à la fois simple et réfléchie. En excluant toute abstraction et toute érudition, l’écriture peut mettre en œuvre sa vertu essentielle qui est de servir réellement le lecteur, lui apporter réellement une incitation à l’accroissement de sa vie et des contenus éventuels pour cet accroissement. Seule une écriture simple et réfléchie pourra atteindre ce double objectif : fournir à une « œuvre » sa « finition » et sa validation ultimes, et offrir à un lecteur la promesse d’un avenir plus éclatant et le moyen de réaliser cette promesse par lui-même. C’est là ce que je souhaite : mettre en œuvre la double fécondité d’une direction philosophique de la vie. Ce double enrichissement est comme un partage ou une « communication » si l’on donne à ce terme son véritable sens. Par l’écriture philosophique existentielle, un lien peut être établi entre le lecteur et l’auteur, ce lien étant ici concerné par la vraie vie et non par l’anecdotique. Le chemin de la pensée, son organisation et sa motivation, tels qu’ils furent vécus par l’auteur dans le passé, peuvent devenir le chemin de pensée et de vie pour le lecteur, c’est-à- dire le tremplin de sa propre création et de sa propre vie dans l’avenir. De la part de l’auteur et du lecteur il y a là, en jeu, de très hautes ambitions. C’est la réalisation même de notre cheminement qui jugera et ces ambitions et leurs résultats. En attendant ce verdict final, on s’efforcera au moins de faire en sorte que le parcours se déploie déjà dans une espèce de plaisir particulier lié à l’écriture et à la lecture. Ce plaisir devrait pouvoir s’enrichir peu à peu jusqu’à devenir la joie de fonder et de se fonder, la joie de créer. Joie et plaisir ne seront pas ici traditionnels et ils n’excluront ni la rigueur (souhaitée) de la pensée ni les paradoxes de la subversion. Étrangère à toute provocation délibérée, cette subversion ne se revendiquera pas pour elle-même mais elle laissera au lecteur le soin de l’apercevoir éventuellement. Il se peut qu’elle s’avère omniprésente mais il se peut aussi que l’évidence des argumentations proposées efface du champ visible toute trace de cette subversion. Et c’est en effet à la seule vérité de la liberté heureuse et partagée que l’on devrait avoir affaire ici. Ici, donc, nous allons entreprendre comme un cheminement. Nous allons reprendre les principales étapes d’un itinéraire, chacune de ces étapes valant à la fois pour elle-même et comme moment particulier du chemin vers le sens. Certes, j’ai déjà parcouru ce chemin. Ce sera donc sans doute, pour moi, une sorte de réitération. Mais il n’y aura pas répétition. Comme nous le verrons (j’anticipe volontairement), tout recommencement, qu’il soit existentiel ou réflexif, peut être une nouvelle naissance, une naissance à une vie et à une œuvre nouvelles. Je parle et je parlerai de seconde naissance en un sens clair que je m’efforcerai de dire. Mais avant d’entrer dans le feu de cette maturation lente qui devrait mener à des fulgurances, je veux préciser en quel sens je dis « je », en quel sens j’emploie cette première personne du singulier. Le « je », ici, représente l’essentiel de mon action et de ma pensée, c’est-à- dire la base et le centre de ma « conscience » ou de ma « personnalité » et non pas l’acteur anecdotique de mes expériences et de ma quotidienneté. C’est dire que ce « je », tout en étant personnel et singulier, devrait pouvoir être universel et concret. Il représente aussi, en un certain sens, le lecteur. Dire : « Quand j’écris, j’éprouve un accord avec moi-même et une sorte de joie », c’est dire « Quand vous, lecteur, lisez ou écrivez, reconnaissez que vous éprouvez une sorte de joie et qu’il peut arriver que vous soyez d’accord avec vous-même, avec ce que nous écrivons et lisons ensemble, ici même. » I | LES FONDATIONS 1 | H ISTORICITÉ ET LAÏCITÉ Comme pour chacun de nous, mon histoire personnelle est celle d’un arrachement à une situation singulière et d’une construction simultanée d’une personnalité et d’une vie. Ma singularité comporte donc une valeur d’universalité. C’est à ce titre qu’elle peut concerner d’autres individus qui, tout en étant différemment situés, auront (ou ont eu) à s’arracher à leur situation pour construire une vie et une personnalité. Et, parce que, en ce qui me concerne, ma vie n’est pas séparable de ma pensée et de mes écrits, c’est un examen de ces écrits qui sera utile pour comprendre comment il est possible de dépasser une situation et comment il est possible de re-construire une vie. Je suis né dans une famille juive immigrée de Constantinople (c’est-à-dire Istanbul en Turquie). Mes parents, qui se sont connus à Paris, avaient quitté « Stambol » en 1920, après le massacre des Arméniens et la guerre d’indépendance conduite par Mustafa Kemal Atatürk. J’ai toujours entendu parler de ces événements et de la laïcité nouvelle, là-bas. Mes parents (tailleur et couturière) n’étaient guère croyants mais se pensaient comme Juifs, et célébraient à la synagogue les grandes fêtes annuelles. Il en allait de même pour les parents éloignés et pour le cercle des amis. Si l’entre-deux guerres fut vécu comme une période de chômage récurrent, de pauvreté et de maladie, la guerre et l’invasion de la France par les nazis amenèrent le malheur. Presque toute la famille fut déportée. Mes parents furent épargnés, ma mère, parce qu’elle était hospitalisée, mon père, parce qu’il était souvent absent de chez lui, et moi-même parce que, caché ici ou là par des amis non juifs, j’eus beaucoup de chance. Peu de semaines après les rafles du « Vel-d’hiv. », en 1942, je décidai d’enlever l’Étoile de David qu’un décret du Gouvernement de Vichy nous avait contraints de porter. J’avais décidé d’être Juif à ma façon, et non à la façon passive et infâmante que les nazis voulaient nous imposer. Je me souvenais aussi, dans cette année 1942, de l’enchantement que j’avais vécu, en 1940-1941 (j’avais alors quatorze ans) dans ce château du Maine-et- Loire où les enfants des écoles du treizième arrondissement de Paris avaient été « évacués » pour fuir l’avance des armées allemandes. C’est en ce château, grâce aux études, à la beauté des lieux et à la relation privilégiée avec une institutrice d’origine catalane (Hélène P.), que j’ai formé l’indéfectible confiance à l’égard de la vie et de ses possibilités. C’est à la lumière de cette conviction (et de cet amour d’enfance) que, en 1942, je décidai de sauvegarder ma vie en entrant dans une sorte de clandestinité, et en risquant cette vie selon mes normes autonomes et non selon la norme des antisémites. Je décidai aussi, dans le même temps, de m’affirmer comme Juif devant moi-même et de poursuivre mes études « universelles », en vue de l’après-guerre, en vue de la liberté. J’avais, en 1936, refusé de faire ma bar mitzva, et je n’avais jamais abandonné mon goût pour l’école et pour l’étude universaliste, non religieuse. C’est en 1943, à Paris, que je rencontrai Sartre. Étudiant en philosophie, je m’intéressais à Spinoza dont la doctrine commençait à me concerner au plus profond. Mais je m’intéressais aussi aux « modernes », existentiels et phénoménologues, tels Husserl et Sartre. C’est avec passion que je lu L’Être et le Néant. J’écrivis à « Monsieur Sartre, Café de Flore » et J.-P. S. me répondit dans la semaine. De là est née une amitié, une relation philosophique qui se poursuivit jusque dans les années soixante-dix. Je me rendais régulièrement chez lui, rue Bonaparte, et nous parlions de L’Être et le Néant et de sa théorie de la liberté. Sartre m’aida aussi considérablement et matériellement dans la poursuite de mes études. En 1943, à la fin de l’année universitaire, je suivis ses cours au lycée Condorcet, ainsi que, l’année suivante, ceux de Merleau- Ponty. C’est à la demande de Sartre que je fis mon premier article pour Les Temps Modernes. Il me dit un jour, dans le métro : « Vous, vous avez des choses à dire. » Plus précisément, c’est pour le deuxième numéro de la revue, en 1945, que je donnai un article (anonyme, « Vie d’un Juif », qui était la vie de mon père). Jusque dans les années soixante, j’écrivis souvent dans Les Temps Modernes. Mes articles sur l’ « Antisémitisme à la Santé » ou sur l’existence d’Israël, par exemple, m’ont permis d’approfondir ma réflexion sur l’existence juive et c’est à partir de là que j’ai pu écrire mon premier livre2. Voici le contenu de cet ouvrage qui, avec Marx et la question juive (1972) et La philosophie politique et l’État d’Israël (Mouton, 1975), constitue une sorte de trilogie concernant la condition juive. Cette trilogie est complétée et éclairée par le recueil de tous mes articles sur la question3. Tous ces travaux sont soutenus et justifiés par la doctrine que je propose dans La Condition réflexive de l’homme juif. Pour moi, toute réflexion sur la situation des Juifs en France et dans le monde doit commencer par la Shoah. Elle est, comme souffrance absolue, l’agression absolue contre les Juifs et contre l’humanité. C’est à partir de là qu’on peut développer une réflexion. J’ai commencé par me vouloir solidaire des Juifs massacrés et persécutés, sans ne m’être jamais senti coupable d’avoir survécu au nazisme. Ma solidarité n’est pas un acte de contrition mais un acte de justice et de responsabilité. Aux yeux du philosophe que je voulais être (j’étais professeur agrégé depuis 1950), il était indispensable de comprendre et de justifier ma solidarité juive par une réflexion fondatrice. Je me devais de comprendre en quoi j’étais Juif et sur quelles bases s’appuyaient ma solidarité. Dans ce livre sur la condition de l’homme juif, je décris ma démarche personnelle dans ce qu’elle a d’universel. Le judaïsme, pour moi, n’est pas principalement un mouvement religieux mais un acte culturel et social. C’est en effet par l’histoire commune, éclairée, soutenue et fondée par une culture commune que les Juifs ont formé une communauté et une histoire commentée par une pensée et nourrie par les souffrances séculaires de la persécution. À partir de là, je compris mieux le choix que j’avais toujours fait de la laïcité : elle est la tolérance respectueuse de toutes les religions mais soucieuse de se déployer dans une société démocratique dont les institutions ne soient pas religieuses. La religion n’était pas (et n’est pas) pour moi le principe unificateur d’une société organisée. De plus, ne me voulant pas croyant et ne considérant la Bible que comme l’œuvre culturelle, éthique et politique d’une nation en formation, je vis bien que ma solidarité avec les Juifs était d’ordre éthique. C’est cela que j’appelle la condition réflexive du Juif : ma solidarité est une acte éthique, c’est-à-dire la décision réfléchie de me considérer comme solidaire d’un peuple persécuté dont l’histoire est mon histoire. J’affirme réflexivement (par mon intelligence et ma volonté) qu’il est de ma responsabilité morale de participer à la défense des Juifs, victimes de la persécution la plus destructrice et la plus cruelle. Mon « être » juif n’est pas une substance, ni une race, ni un trait de caractère, ni une mentalité nationale, ni même une culture : il est mon acte, ma responsabilité et mon choix éthique. Je ne suis Juif que par ma libre décision de solidarité avec les mouvements de défense contre l’antisémitisme et avec le combat pour la naissance et la sauvegarde de l’existence d’Israël, pays dont, cependant, je ne souhaite pas être citoyen. Mon être juif est mon acte et celui-ci est purement moral et réflexif. Concrètement, cela signifie que je déploie cet acte dans le cadre de ma citoyenneté française et sur la base de la démocratie laïque. Dans La Condition réflexive de l’homme juif, j’établissais ce fait, après avoir examiné les deux autres possibilités qui, d’une façon légitime, s’offraient aux Juifs de France après la guerre et la Shoah : soit l’assimilation complète et l’intégration, soit le départ en Israël. Mon choix personnel fut une troisième voie : je me suis voulu citoyen français, assimilant la culture française et « européenne », mais affirmant aussi une double solidarité morale : et à l’égard de la diaspora juive en France et à l’égard de la nation juive en Israël. Sur ce dernier point, j’ai toujours affirmé que la véritable condamnation de la Shoah, la véritable opposition au génocide des Juifs par les nazis est la défense de l’existence d’Israël. Par cette position éthique, je me distingue des sionistes puisque je fais du Juif diasporique une « particularité sans détermination », c’est-à-dire un sujet concret sans contenu religieux et libre de se choisir à la fois comme citoyen de la démocratie française laïque et comme ami de la communauté juive, en
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