22 23 Annexes Annexe 1 : le théåtre anglais contemporain « Après l’exubérance des années soixante-dix montre des auteurs engagés dans une recherche n°1 75 novembre 2013 et la victoire historique des conservateurs sous dramaturgique plus précisément destinée à la houlette de Margaret Thatcher en 1979, le servir le politique. Caryl Churchill, David Edgar, théâtre anglais des années quatre-vingt se Peter Barnes et Howard Barker sont sans cesse devait d’être éminemment politique ou de ne en quête de nouvelle formules théâtrales plus à pas être. Ce théâtre dit du “second Âge d’Or” même d’exprimer la complexité de notre socié- révélait l’influence des théories brechtiennes, té : les créatures monstrueuses y mettent en qu’elles soient appliquées et adaptées (John garde le monde, et c’est bien là la mission des Arden, David Mercer, Howard Brenton), ou monstres ; l’abjection et la barbarie y mettent mises à distance sur le mode du divertissement en signes la faillite des idéologies. […] philosophique (Tom Stoppard) ou satirique. Le Si la forme renouvelée de la tragi-comédie “New Brutalism” et le “In-Yer-Face” côtoyaient épique constitue un mode dramatique particu- la comédie brillante d’un Stoppard. C’est cette lièrement adapté à l’expression de la cruauté éri- diversité dramatique, conjuguée à un objectif gée en principe ordonnateur du monde, Londres partagé de stigmatisation de la société et de ses réserve également nombre de ses scènes à une fondements tant politiques que philosophiques version “vitriolique” […] de la traditionnelle et moraux, qui semble être l’enjeu du théâtre comédie de mœurs. David Hare, au terme d’une des deux dernières décennies du xxe siècle. transformation radicale qui l’a détourné du Fatigué de l’impasse postmoderne, le nouveau théâtre politique brechtien (Fanshen), analyse millénaire tente de trouver de nouvelles formes la société dans un théâtre-miroir, ou théâtre- dramatiques et s’emploie à repenser les genres. document, dont la force tient à la limpidité du Le théâtre politique du début des années 2000 propos. Donnant son sens plein à la parodie, garde pour sa part le vent en poupe ; il se la réécriture de la traditionnelle pièce-bien- démultiplie, sous la forme du docudrama (David faite (comedy of manners) grave l’horreur dans Hare), sous l’angle des tensions personnelles un sarcasme. C’est ce mode que choisit Sarah (Michael Frayn), ou encore à travers le genre Daniels qui, quant à elle, réhabilite avec jubi- biographique (David Edgar). Avec des pièces lation […] le réalisme situationnel dans les en prise sur la réalité politique comme Cruel années quatre-vingt, ouvrant ainsi la porte à and Tender de Martin Crimp, le théâtre engagé l’insolence agressive des toutes nouvelles voix ne cesse de se renouveler. Ainsi, le retour au dont les plus incisives sont à n’en point douter théâtre du texte, comme l’avènement des nou- celles de Mark Ravenhill et de Sarah Kane. Alors veaux poètes dramaturges qui confirment la que Martin Crimp nous entraîne dans les zones capacité du langage à dire (tels Kane et Crimp d’ombre d’une exploration éthique […], Sarah après Bond et Barker), ouvrent une autre voie : Kane, pour sa part, conjugue message politique celle, peut-être, d’un néo-modernisme qui res- explicite et dramaturgie surréelle […]. taurerait une foi en un langage réhabilité. […] Le théâtre anglais de ces vingt-cinq dernières Des voix consacrées – celles de Pinter, de années, […] rebondit sur la crise de la repré- Bond et de Stoppard – continuent de se faire sentation qui a secoué la fin du xxe siècle et entendre et d’influencer les jeunes générations célèbre la permanence de l’auteur. » (en particulier, Martin Crimp et Patrick Marber), contribuant à l’élaboration d’un théâtre déran- « Le théâtre anglais 1985-2005 : un théâtre geant tant sur le plan éthique que sur le plan nécessaire » in Le Théâtre anglais contemporain, politico-philosophique et esthétique. […] sous la direction d’Élisabeth Angel-Perez et de Parallèlement, le théâtre anglais très récent Nicole Boireau, Paris, Klincksieck, 2007, pp. 7-9. 24 Annexe 2 : biographie de Martin Crimp Né le 14 février 1956 à Dartford, dans le Kent, Librettiste de Into the Little Hill, sur une il grandit à Londres et dans le West Yorkshire. À musique de George Benjamin, ce spectacle est l’école, il montre des aptitudes pour les langues, mis en scène par Daniel Jeanneteau, pour le le français, le latin et le grec, mais aussi pour Festival d’Automne à Paris, en 2006. n°1 75 novembre 2013 la musique, le clavier. Martin Crimp poursuit des Le livret Written on Skin, sur une musique com- études littéraires à l’université de Cambridge où posée par George Benjamin, mis en scène par il termine ses études en 1978. Katie Mitchell, en 2012, est repris au Festival Il y écrit sa première pièce, Clang, influencée d’Automne à Paris, cette année 2013. par Beckett et Ionesco, mise en scène par son copain à l’université, Roger Michell. Martin Il a également adapté des pièces du répertoire Crimp dit être influencé par Beckett, modèle classique de langue française, les traduisant dans l’expérimentation formelle du théâtre, et en anglais. Ces adaptations théâtrales sont par l’écriture de Pinter dans la forme des dia- publiées, pour la plupart, chez l’éditeur londo- logues chancelants, marqués par le sceau de nien Faber and Faber : l’originalité. • The Misanthrope (1996), Molière ; En 1981, il rejoint le groupe d’écrivains de • Roberto Zucco, Black Battles with dogs, l’Orange Tree Theatre. Il commence à adap- Return to the desert, Bernard-Marie Koltès, et ter ou à écrire ses premières pièces – Love The Chairs, Ionesco (1997). Il traduit aussi Games (adaptation de Jerzy Przeždziecki), Living Encore une année pour rien (One More Wasted Remains (1982), Four attempted Acts (1984), Year) de Christophe Pellet, pièce créée au A Variety of Death Defying Acts (1985) –, qui Royal Court Theater ; sont produites par l’Orange Tree Theatre, situé • The Maids, Jean Genet, et The Triomph of à Richmond, une banlieue de Londres. En Love, Marivaux (1999) ; même temps, il joue du piano et du clavecin, • The False Servant (2004), Marivaux ; enseignant la musique, et travaille en tant que • Rhinoceros (2007), Ionesco. musicien au Canonbury Chamber Choir. www.royalcourttheatre.com/whats-on/rhinoceros Parallèlement, il écrit pour la radio Three Il a aussi traduit du russe The Seagull, Tchekhov Attempted Acts (1985) à la BBC Radio 3, et (2006), de l’allemand Pains of Youth de remporte la même année le prix de la meilleure Ferdinand Bruckner (2009), et Big and Small de pièce radiophonique Giles Cooper Award, puis Six Botho Strauß (2012). Figures at the Base of a Crucifixion. Il obtient Les spectateurs français découvrent Martin Crimp de nombreux prix pour la radio : Definitely the avec sa pièce The Treatment (Le Traitement), Bahamas (prix Radio Times Drama 1986), Dealing dans une mise en scène de Nathalie Richard, au With Clair (1988), Play With Repeats (1989). Théâtre National de Chaillot, en 2002, et une Progressivement, il s’impose comme une figure mise en scène de Marcel Delval, en 2004. Il a été majeure d’une nouvelle écriture théâtrale, comme également à l’honneur lors du Festival d’Automne Sarah Kane et Mark Ravenhill. à Paris, en 2006. Dans les années quatre-vingt-dix, Martin Crimp Fiche biographique réalisée par le professeur. effectue une résidence d’auteur à New York ; il y crée Getting Attention (1991). Il collabore avec le Royal Court Theatre à Londres ; il y met en scène No One Sees the Video (1990) et The Treatment, récompensé par le John Whiting Award en 1993. Par la suite, auteur associé au Royal Court Theatre en 1997, il monte alors Attempts on her life (1997, revu en 2005) et The Country (2000), Face to the Wall (2002), Cruel and Tender (2004), Fewer emergencies (2005), Plays two (2005), Getting attention (2006), The City (2008), Play House et Definitely the Bahamas (2012), et In the Republic of Happiness (2012). Il est le dialoguiste pour le film Angel (2008), du réalisateur François Ozon. 24 25 Annexe 3 : note d’intention de Rémy Barché « À la fin de La Ville, comme les Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, les quatre figures de la pièce de Crimp sont reléguées dans un continent inconnu, où tout serait frappé d’inexistence. Au moment où chacun éprouve un doute profond quant à sa condition d’être vivant dans un monde réel, Clair avoue que ce qu’ils sont en train de vivre, c’est le brouillon d’une fiction qu’elle a tenté n°1 75 novembre 2013 d’écrire. Ils seraient donc des personnages. Mais les personnages d’une histoire que Clair échoue à mettre en forme. La confusion qu’elle ressent devant la complexité du monde rend impossible la tentative d’écrire sa vie. Tous se retrouvent exclus du monde réel, et exclus de la fiction. À la différence des personnages de Pirandello, ceux de Crimp ne se révoltent pas. Les Six personnages en quête d’auteur avaient un “drame”, ils trouvaient légitime qu’on leur donne une forme, ceux de La Ville se sentent vides, ils ne voient pas très bien en quoi ils pourraient s’incarner. Quel est ce monde fascinant et effrayant que décrit Crimp et où il serait impossible de s’incarner ? Il ressemble beaucoup à nos sociétés occidentales. C’est un monde où l’on peut perdre son travail du jour au lendemain, où l’on doit porter un badge pour être reconnu, un monde où la guerre est loin mais fait faire des cauchemars, où les enfants préfèrent se faire saigner que de regarder un merle construire son nid, un monde où l’on craint de mourir d’un cancer, où les mots ont un sens différent pour chacun. Un monde dépourvu de toute profondeur et où la peur est le motif de tous les agissements. La force de l’auteur est qu’il arrive à dépeindre cet univers à travers le délitement du couple que forment Chris et Clair. L’érosion du couple est le symptôme de l’absence de repères de la société dans laquelle ils évoluent. Chacun des deux traverse un moment de crise. Lorsqu’il perd son travail, Christopher sombre dans la dépression, il perd tout sentiment de dignité. Clair en a assez de traduire les mots des autres, mais n’arrive pas à écrire avec ses mots à elle. À travers leurs doutes et leur incapacité à les communiquer, c’est tout ce monde en perte de sens que nous fait entrevoir Martin Crimp. Ce qui est beau et surprenant, c’est que la structure de la pièce elle-même est progressivement contaminée par le malaise des personnages. La Ville est une pièce malade. Chaque scène semble inachevée, les situations se répètent, les personnages agissent de façon absurde… Le texte est plus labyrinthique que linéaire. À travers le personnage de Clair, Crimp semble parler de sa propre incapacité à construire un récit. Il interroge aussi de manière passionnante le statut d’un auteur aujourd’hui. Quel est le rôle d’un écrivain dans cette société de plus en plus superficielle qui s’apparente elle-même à une fiction ? La Ville répond à ces questions par son invention permanente et sa façon de sortir des codes habi- tuels du théâtre. Si la pièce peut susciter l’effroi, elle rassure aussi par sa capacité rare à saisir avec beaucoup d’acuité et de sensibilité cette complexité parfois écrasante du monde. » www.studiotheatre.fr/laville.html 26 Annexe 4 : pistes de travail Observations perçues par des élèves d’une classe de seconde, sur l’hyperphoto Livres-espaces n°1 75 novembre 2013 Premier plan : livres éparpillés, désordre Livres au milieu : en déplaçant le curseur, on des livres et une multitude de livres classés découvre, entre autres Le Sacre de Louis XV, Projet (livres de la Pléiade). Les livres représentent d’une dîme royale, Projet de loi pour l’amnistie des la connaissance : destruction du savoir, perte communards, manuscrit de Victor Hugo. de la culture et des langues. Une bibliothèque Bibliothèque géante en bois, à ciel ouvert : elle encastrée dans la ville. sert de lieu d’habitation pour les personnages. Livres ouverts sur les religions païennes écrits Fragilité du lieu. La bibliothèque est séparée en par Jean-Jacques Rousseau. Description des deux, d’un côté les sciences avec la présence du arts et métiers, Correspondances d’Eugène globe terrestre, et de l’autre la partie littéraire Delacroix… Lire : intérêt pour d’autres cultures avec le grand livre. et religions, ouverture culturelle sur le monde. Étagères-livres avec portes et échelles, des Les Lumières : Diderot, d’Alembert, Voltaire… escaliers : pour accéder à l’élément supérieur, Des livres à gauche : Encyclopédie de Diderot et gravir les échelons pour accéder à une connais- d’Alembert. sance plus élevée. Objets Allées luxueuses à droite. Couleurs dominantes : Lampadaires : éclairage public à l’intérieur. Les marron et doré. perceptions sont troublées : la ville est une Plafond ouvert, décoré avec des tableaux, bibliothèque, les maisons sont des bibliothèques, effondrement du toit : une catastrophe natu- sommes-nous à l’extérieur ou à l’intérieur ? relle s’est-elle produite ? Une guerre ? Les lampes peuvent faire penser à la lumière, Tunnel en haut, tout le long, ciel dégagé, mais donc à la diffusion du savoir. sombre et orageux. Présence de chats. Personnages Deuxième plan : homme au milieu des livres, Gordimer, Serres, Vian, Philip K. Dick, Tardieu, il lit. L’homme cultivé, instruit, lit : des écri- Miyazaki, Garcia Marquez, Proust, Lessing, vains, philosophes, penseurs, intellectuels… Beckett, Vargas Llosa, Senghor, Beauvoir, Un personnage est récurrent, le photographe se Kafka, Pouchkine, Lacan Strindberg, Tony représente. Morisson, Rostand, J.K. Rowling, Valéry, Kant, Certains sont des observateurs, d’autres des Finkielkraut, Vernes, Montaigne, Jane Austen, lecteurs réels ou des bibliothécaires… Christian Bobin, Mauriac, Bosco, Herman Hesse, Les personnages sont anonymes, on ne peut les Simone Weil, Marguerite de Navarre, Simenon, différencier, chacun a amené une pierre intel- Louise Michel, Susan Sontag, Rosa Luxembourg, lectuelle à l’édifice du savoir. Il faut zoomer sur Jarry, Littré, Henri Michaux, Pascal, Verhaeren, le personnage pour connaître son nom. Colette, Flora Tristan, Sarraute, Dolto, Gracq, Personnages célèbres réels représentés soit sur William Blake, Maissa Bey, Tolkien, Poe, Clément pieds, soit dans des cadres (Montaigne), soit Marot, Sand, Grass, Yourcenar, d’Ormesson, en sculpture (Épicure), soit dans macarons affi- Perrault, Neruda, Duras, Cocteau, Eco, Butor, chés aux portes (Mme de La Fayette, Goethe), Catherine Maynial, Truman Capote… etc. : Hugo, Baudelaire, Verlaine, Maupassant, Flaubert, Rimbaud, de Gaulle, Mme de Sévigné, Rousseau, Einstein, Alain Decaux, Diderot, Molière, Apollinaire, Zola, Camus, La Fontaine, Hemingway, Saint-Exupéry, Anne Franck, Sempé, 26 27 Annexe 5 : Après-midi d’un écrivain, Peter Handke « Tu sais, des années durant je fus moi-même auteur. Et si tu me vois si joyeux aujourd’hui, c’est parce que je ne le suis plus. Et je vais te conter maintenant comment je m’en suis libéré, écoute mon cher. Au début, quand je me mis à écrire, je trouvais le monde en moi comme une succession fiable d’images qu’il me suffisait de regarder et de raconter les unes après les autres. Mais avec le n°1 75 novembre 2013 temps, les contours commencèrent à perdre de leur netteté et ce regard que je portais à l’intérieur de moi-même fit naître en outre une manière d’écouter. Je m’imaginais en ce temps-là – et c’est cela que je voyais sans cesse s’accomplir – qu’il m’avait été donné au plus intime de moi-même, quelque chose comme un texte premier qui, plus fiable encore que les images intérieures parce que le temps ne pouvait pas l’user, se trouvait constamment en moi, y surgissait à tout moment et, pourvu que je me détache de tout le reste et que je m’y plonge, pouvait immédiatement être transcrit par moi sur le papier. À cette époque, je pensais qu’écrire, c’était simplement écouter et noter au fur et à mesure une traduction dont le texte invisible serait un parler premier, le plus secret qui soit. Mais il en alla de ce rêve comme de tous mes rêves : au lieu d’en fixer par-ci, par-là quelque fragment je voulus l’établir systématiquement jour après jour en un grand livre du Rêve et il s’amenuisa, eut de moins en moins de signification ; ce qui, à l’occasion, disait tout par éclats ne disait plus rien quand c’était un ensemble organisé. […] Traducteur que je suis et rien d’autre, sans arrière-pensées, je suis tout entier celui que je suis. […] Traduire met en moi une paix pro- fonde. […] Ce n’est que depuis que je suis traducteur que j’aimerais mourir à ma table de travail. » Traduit par Georges-Arthur Goldschmidt, Gallimard, 1988. Extraits choisis, pp. 74-77. 28 Annexe 6 : l’oscillation de l’écriture de Martin Crimp « J’ai délibérément développé deux méthodes d’écriture pour le théâtre : la première consiste à construire des scènes dans lesquelles les personnages jouent une histoire de manière convention- nelle, comme par exemple dans La Campagne, l’autre consiste en une forme de théâtre narrativisé dans lequel l’acte de raconter l’histoire est lui-même théâtralisé, comme dans Atteintes à sa vie, ou n°1 75 novembre 2013 Cas d’urgence plus rares (Tout va mieux)… Dans la deuxième manière, l’espace dramatique est un espace mental, pas un espace physique. » Interview menée par Ensemble Modern, « Into the Little Hill. A work for stage by George Benjamin and Martin Crimp »,Ensemble Modern Newsletter (n° 23, October 2006), traduction É. Angel-Perez. 28 29 Annexe 7 : scène 1, pp. 13 à 25 I 21 fille. Il a dit qu’il ne s’attendait pas à un baiser d’adieu de la part de sa belle-sœur parce que sa Scène déserte. belle-sœur le détestait. Ce qui explique – en y Clair tient un objet plat dans un sac en papier réfléchissant – pas moi, je veux dire lui, lui en n°1 75 novembre 2013 ordinaire. Chris entre au bout d’un moment. y réfléchissant – peut-être pourquoi dès qu’il Il porte un costume, une valise, un pass de sécu- s’était trouvé hors de vue, elle en avait profité rité pend à son cou 22. pour traîner la petite fille dehors. CHRIS CHRIS Bonne journée ? Quoi ? Elle a été traînée ? CLAIR CLAIR Ça va. Seulement – Non – mais elles se sont éloignées en vitesse. CHRIS Peut-être pas vite pour l’infirmière, mais vite Oui ? pour la petite fille. CLAIR CHRIS Seulement – oui – J’attendais dans le hall de C’est pourquoi tu as remarqué son jean. la gare cet après-midi après mon rendez-vous CLAIR – attendais mon train – quand cet homme s’est Tout juste. approché de moi et a dit, vous n’auriez pas vu CHRIS une petite fille à peu près haute comme ça – je Parce que ses jambes étaient forcées d’aller vite l’ai perdue. tu veux dire pour se maintenir à la hauteur de CHRIS cette femme, cette infirmière, cette tante qui la Perdue ? traînait vers la station de taxis. CLAIR CLAIR Eh bien, c’est ce que j’ai dit. J’ai dit comment ça Enfin non – j’ai dit – elle ne la traînait pas perdue ? – à quoi ressemblait-elle ? Il répond, je – mais oui – j’ai certainement remarqué le jean. vous ai dit : elle est à peu près haute comme ça Pause. et elle porte un jean rose. J’ai dit eh bien dans ce Et toi ? cas je viens de l’apercevoir – elle se dirigeait vers CHRIS la station de taxis avec une femme qui avait l’air Mmm ? d’une infirmière – Je ne peux pas affirmer que CLAIR c’était une infirmière, mais elle semblait porter Comment était ta journée ? un uniforme, sous son manteau. Alors il a dit, CHRIS pourquoi ne les avez-vous pas arrêtées ? Ma journée a été bonne. Seulement ma carte CHRIS ne passait pas. Il m’a fallu quinze minutes pour Ce n’était pas à toi de les arrêter. entrer dans mon propre immeuble. CLAIR CLAIR Exactement. Mais bien sûr ce n’est pas ce que Oh non. Pourquoi ça ? j’ai dit – ce que je lui ai dit c’est : eh bien, CHRIS appelons la police. Et c’est alors qu’il s’est Eh bien j’ai frappé à la vitre et la seule personne ravisé non non non ce n’était pas du tout aussi à l’intérieur était une femme de ménage alors sérieux qu’il me l’avait laissé croire. elle s’est approchée de la vitre et j’ai présenté Parce que la fille était sa fille, et la femme – qui ma carte et lui ai indiqué, bien sûr, ma photo – j’avais raison – était infirmière dans un hôpi- sur la carte, mais la femme de ménage s’est tal voisin – le Middlesex – était sa belle-sœur. contentée de hausser les épaules – ce qui est La fillette – car ils venaient juste de descendre bizarre parce que je connais très bien toutes les du train – avait été amenée pour être confiée femmes de ménage. à la belle-sœur. Mais l’homme – le père – avait CLAIR décidé au dernier moment d’acheter un agenda Et alors tu as fait quoi ? à sa petite fille. Il était donc entré dans un CHRIS magasin pour acheter un agenda à sa petite J’ai sonné à la sonnette jusqu’à ce que quelqu’un fille. Mais quand il est sorti avec l’agenda, espé- vienne. (Courte pause.) C’est quoi ? rant son baiser, elles étaient parties. CLAIR CHRIS Quelque chose ne va pas ? Son baiser. CHRIS 21. Il s’agit de la première partie de la pièce. CLAIR Qu’est-ce qui ne va pas ? Rien. Pourquoi ? 22. Les italiques sont reproduits. Oui, un baiser d’adieu. Je veux dire de sa petite 30 CLAIR CHRIS C’est juste la façon dont tu as dit : « c’est Tu le connaissais ? quoi ». CLAIR CHRIS Oui – je ne le connaissais pas – mais je savais Tout va très bien. qui il était. CLAIR CHRIS n°1 75 novembre 2013 Parfait. Je suis contente que tout aille bien. Oh ? Parce que je voulais te montrer ça. CLAIR CHRIS Oui. Enfin oui. C’est cet écrivain dont tout le C’est quoi ? L’agenda ? monde parle. Enfin pas tout le monde – natu- CLAIR rellement – mais les gens qui savent – les gens Il m’a donné l’agenda – oui. J’ai dit : vous ne qui connaissent la littérature. Alors bien sûr devez pas me le donner – c’est pour votre fille. c’était tout à fait fascinant – c’était tout à fait Car bien sûr l’idée était que sa petite fille note fascinant de me trouver assise dans un café toutes ses pensées et ses sentiments concer- avec cet écrivain dont tout le monde parle. nant ce grand bouleversement dans sa vie. Parce qu’il n’accorde jamais d’interviews mais CHRIS là, il était là assis dans ce café et il m’ouvrait Quel grand bouleversement dans sa vie ? son cœur. À propos de son séjour en prison – et CLAIR la torture là-bas – mais très simplement – juste Quitter son père bien sûr. Vivre avec sa tante. une conversation normale – exactement comme Pause. celle que nous avons en ce moment – à propos Tu n’as pas / écouté ? de la torture – à propos de la bassine posée sur CHRIS le sol en ciment – tout ça très simplement – et Est-ce qu’il démarre en janvier ? l’enfant bien sûr – sa petite fille – les espoirs CLAIR qu’il nourrissait pour elle – ce qui le rendait Quoi ? triste – pourquoi est-ce ainsi, m’a-t-il dit, CHRIS pourquoi sont-ce nos espoirs qui nous rendent Est-ce qu’il démarre en janvier ? tristes – même là-bas – dans le noir – dans la CLAIR cellule – raison pour laquelle il essayait de ne Oui – c’est juste un agenda ordinaire. pas en avoir – de l’espoir, je veux dire – je crois CHRIS que j’ai bien compris ça – pendant tous les Tu vas faire quoi avec ? jours et les nuits où il attendait qu’ils viennent CLAIR – juste attendait et attendait qu’ils viennent. Je ne sais pas. CHRIS CHRIS Ils ? Écrire dedans ? CLAIR CLAIR Ses tortionnaires. Je ne sais pas. CHRIS CHRIS Je vois. Écrire quoi ? CLAIR CLAIR Ceux qui étaient déterminés à / briser sa Je te l’ai dit : je n’en ai / aucune idée. volonté. CHRIS CHRIS Et il te l’a tout simplement donné ? J’ai eu la visite de Bobby aujourd’hui. CLAIR Pause. Mmm ? CLAIR CHRIS Oh ? Bobby Williams ? L’homme – cet homme – il te l’a tout simple- CHRIS ment donné ? Oui. CLAIR CLAIR Enfin non – pas là immédiatement – forcément Et qu’est-ce que voulait Bobby Williams ? – en pleine gare de Waterloo. Il m’a demandé CHRIS s’il pouvait me parler. Alors à cause de ce qui Juste dire bonjour. Enfin – non – pas seulement était arrivé – la petite fille et tout ça – le fait dire bonjour. Il est venu dans mon bureau parce que je l’avais vue se diriger comme ça vers les qu’il voulait me parler d’un déjeuner qu’il avait taxis – j’ai senti que je n’avais pas vraiment le eu avec Jeanette. Parce que la semaine passée, choix. Et j’en ai été ravie, après coup, parce il a semble-t-il déjeuné avec Jeanette et selon qu’il s’est trouvé que je le connaissais. Jeanette la division nord-américaine a entamé 30 31 une restructuration et l’intuition de Jeanette CHRIS c’est, c’est que si ils ont commencé à restructu- Oui. rer en Amérique du Nord ils ne vont pas tarder CLAIR à le faire ici. Un flux de considérations. CLAIR CHRIS Oh ? Oui. Et tu ne saurais pas pourquoi. Car après n°1 75 novembre 2013 CHRIS tout Jeanette est d’apparence très ordinaire. Et bien sûr il s’est arrangé pour donner l’impres- CLAIR sion qu’il s’inquiétait de ce qui pouvait nous Vraiment ? arriver à moi et à ma famille mais la vérité c’est CHRIS qu’il voulait me voir flancher. Et en vertu de sa Et pourtant elle a ce pouvoir. relation avec Jeanette – que j’hésiterais à quali- CLAIR fier de sexuelle – mais en vertu de cette chose, Sur les hommes. quelle qu’elle soit, cette intimité, leurs déjeuners CHRIS – eh bien en vertu de ça, l’emploi de Bobby est Sur quoi ? – non – ce n’est pas du tout ce que protégé, alors que le mien, étant donné la situa- je veux dire – je veux dire sur tout le monde – tion dans les territoires nord-américains, est, hommes et femmes / indifféremment. enfin est à l’évidence beaucoup plus vulnérable. CLAIR CLAIR Donc tu es en train de dire que tu pourrais Écoute : si les changements s’avèrent aussi perdre ton emploi ? radicaux, alors même Jeanette ne sera pas en CHRIS mesure de protéger Bobby pour la simple raison Je dis simplement ce que Bobby m’a dit sur ce que Jeanette elle-même sera vulnérable. que lui a dit Jeanette au cours d’un déjeuner. CHRIS Ça ne signifie pas que je vais me suicider. Je Oui, mais Jeanette est très maligne. Je ne dis n’ai pas prévu de me pendre à un arbre, si c’est pas qu’elle est irremplaçable – personne n’est ce que tu penses. Il y a, comme tu en es bien irremplaçable – mais elle a trouvé le moyen de consciente, deux petits enfants qui dorment s’imprimer dans le cerveau des gens. Je veux dans cette maison, et je n’ai pas l’intention de dire supposons, supposons simplement que cet les laisser sans père, pas plus que je ne suis après-midi, au lieu de rencontrer cet homme à disposé à laisser quelqu’un promenant son chien la gare de Waterloo, tu aies rencontré Jeanette, découvrir mon corps en voie de décomposition. et que ce soit Jeanette qui t’ait amenée dans Je ne pense pas vraiment rester sans travail. Et un café et t’ait raconté cette histoire ridicule à même ceux qui passent toute une réunion la propos de la petite fille et de l’infirmière et à tête baissée à dessiner des formes imbriquées propos du fait d’être torturé dans une bassine les unes aux autres dans leur agenda – ou des ou Dieu sait ce que cet homme a essayé de te animaux imaginaires – viennent souvent me faire croire. Eh bien pendant ces deux heures voir après pour me remercier d’avoir été la seule au café – car j’imagine que tu as passé deux personne dans la pièce à avoir tenu des propos bonnes heures avec lui – mais pendant ces cohérents. Même Bobby Williams m’accorderait deux heures Jeanette aurait trouvé le moyen de ça. Alors je ne pense vraiment pas que tu aies s’imprimer dans ton cerveau. Tu serais ressortie des raisons d’avoir peur. de ce café, et indépendamment de son histoire CLAIR ridicule, ou même, qui sait, grâce à elle, tu te Peur de quoi ? serais dit que Jeanette – j’ai déjà eu l’occasion CHRIS de voir ça – était essentielle à la survie de ton Parce que forcément ce genre de rumeur dés- entreprise. Tu me parlerais à présent – tu aurais, tabilise. comme tu dis, une conversation normale avec CLAIR moi à présent – mais dans ta tête il y aurait ce Je n’ai pas peur. courant – ce flux de considérations concernant CHRIS Jeanette – Jeanette et son analyse du marché Alors pourquoi souris-tu ? – Jeanette et sa vision stratégique – Jeanette CLAIR et sa capacité à penser en dehors des sentiers Moi, je souris ? battus bla bla bla. Et une fois ce courant lancé CHRIS il te serait impossible de la chasser de tes pen- Tu sais bien que tu souris. sées – de la façon, par exemple, dont tu auras CLAIR presque certainement chassé cet homme. Je ne me rendais pas compte que je souriais. CLAIR (Courte pause.) Je souris toujours ? Ah ? 32 CHRIS CHRIS Tu le sais bien. Je te l’ai raconté, non ? CLAIR CLAIR Alors je dois sourire malgré moi. Ou peut-être Oui. que je souris parce que je te regarde dans un CHRIS de tes costumes et que je me souviens à quel Alors pourquoi me dis-tu de continuer ? (Courte n°1 75 novembre 2013 point je t’aime. pause.) Hmm. Mais – enfin – écoute – qu’est-ce qui te fait CLAIR penser que je l’ai chassé de mes pensées ? Qu’est-ce qu’il y a ? CHRIS CHRIS Pardon ? Rien. Rien du tout. Où vas-tu ? CLAIR CLAIR Pourquoi dis-tu que son histoire est ridicule ? Je vais mettre ça en lieu sûr. Qu’est-ce qui te fait penser que j’ai effacé Clair sort avec l’agenda. Chris reste. Il ne fait Mohamed de mes pensées ? rien. CHRIS Chassé qui ? © L’Arche Éditeur, Paris, 2008 – CLAIR La Ville de Martin Crimp. Traduit de l’anglais L’écrivain. Mohamed. Qu’est-ce qui te fait pen- par Philippe Djian. ser que je l’ai chassé de mes pensées ? CHRIS Eh bien, ce n’est pas le cas ? CLAIR Oui – non – non – pas forcément. Pause. Il se met à rire. Qu’est-ce qu’il y a ? CHRIS Tu ne souris plus. CLAIR Vraiment ? CHRIS Oui. CLAIR Réellement ? CHRIS Oui. Ils gloussent tous les deux. Je vais te dire une chose qui va te faire rire. Tu sais ce matin quand je suis arrivé à mon immeuble ? Eh bien ma carte ne passait pas. J’ai essayé encore et encore mais elle ne pas- sait pas. Alors j’ai frappé à la vitre mais la seule personne présente à cette heure matinale était une femme de ménage alors la femme de ménage s’est approchée de la vitre… Non. Je t’ai raconté ça. Je te l’ai raconté, non ? CLAIR Continue. CHRIS Mais je te l’ai déjà raconté. CLAIR Raconté quoi ? Vraiment ? CHRIS La femme de ménage qui s’est approchée de la vitre. Quand j’ai montré ma carte. CLAIR Oh ça.
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