Leprocès équitabledans l’espacenormatif anglais:l’éclairagedu droit public MatthieuGALEYet CharlotteGIRARD Avant d’aborder l’analyse des normes du procès équitable dans l’espace juridique anglo-saxon, il est nécessaire de souligner les écarts considérables qu’il peut y avoir d’un espace à l’autre dans la perception des réalités juridiques. « Se limiter à comparer des procédures, note A. Garapon, ne sert pas à grand-chose en soi si l’on ne s’en sert pas comme d’une entrée pour accéder à une culture juridique », c’est-à-dire, à «l’ensemble des présupposés partagés qui orientent le raisonnement, les valeurs, et les perceptions d’un groupe social »78. Une étude comparée sur la circulation des normes du procès équitable d’un espace normatifàl’autre,si elle seveut critique,nepeut pas nepas prendre encompteces écarts. Il a déjà été fort bien montré ailleurs combien ceux-ci révèlent l’existence de présupposés très différents concernant la notion de procès, dans la culture juridique romano- germanique,et dans celle de commonlaw79. Contentons-nous de rappeler qu’en France, le mot procès s’entend d’un « litige soumis à un tribunal » ou d’une «contestation pendante devant une juridiction ». G. Cornu indique que le terme est parfois synonyme de procédure, ou d’instance, laquelle se définit comme la «procédureengagéedevant unejuridiction», et plus précisément, « la suitedes actes et délais de cette procédure à partir de la demande introductive d’instance jusqu’au jugement ou aux autres modes d’extinction de l’instance (désistement, péremption), y compris instruction et incidents divers (suspension,interruption,et reprised’instance) »80. Or, en common law, la chose ainsi décrite répond au nom de proceedings, plutôt qu’à celui de trial, que l’on donne pourtant en général comme l’équivalent de procès. Le terme de trial se définit quant à lui comme « l’examen et la décision par une cour de droit d’une question de droit ou de fait »81. Il désigne donc non pas l’action en justice dans son ensemble, mais le moment, l’épreuve de l’audience des parties devant le juge et de sa décision. « Le mot trial, note encore A. Garapon, fait partie de ces mots intraduisibles : on ne peut pas le traduire par procès, (…) dans la mesure où il est une voie possible et non la dénomination générique de l’action en justice »82. Dans le contexte d’une procédure accusatoire, le trial ne représente en effet, en common law, qu’une option de procédure. Cependant, cette extrême souplesse dans la conception et surtout la pratique du procès, ne se reflète pas entièrement dans les règles formelles de procédure. «Il existe, note encore J. A. Jolowicz, une distinction très nette dans la procédure civile anglaise entre la phase “avant trial” (la préparation du trial) et letrial lui-même. Or, si la grande majorité des litiges sont terminés avant que le trial n’ait lieu, soit par jugement par défaut ou après procédure “sommaire”, soit par désistement, acquiescement ou transaction, les prescriptions des Rules of the Supreme Court sur les actes de procédure à accomplir pendant la phase avant trial ont en général été conçues comme si l’instance ne devait s’éteindrequepar l’effet d’unjugement après trial.»83 78A. GARAPON,Bienjuger.Essaisurleritueljudiciaire,éd.OdileJacob,2001,p.149. 79 Pourunexposé systématique de cesécartsperceptifs, v. A. GARAPON, «Procèset Trial», InstitutdesHautes EtudessurlaJustice,10janvier2002,20p.,http://www.ihej.org. 80G. CORNU,Vocabulairejuridique,pp.635et433. 81 L. RUTHERFORD, S. BONE, Osborn’s Concise Law Dictionary, Sweet & Maxwell, 8e éd., p. 330, «Trial. The examinationofanddecisiononamatteroflaworfactbyacourtoflaw». 82A. GARAPON,Bienjuger,op.cit.,p.162. 83J.A. JOLOWICZ,Droitanglais,Paris,Dalloz,1992,2eéd.,p.101. L’appareil judiciaireanglais secompose : - des cours dites «inférieures », qui comprennent, hormis les Magistrate Courts, les County Courts enmatièrecivile, et les CrownCourts enmatièrepénale; - de la Cour Suprême, qui réunit la Haute Cour (High Court) et la Cour d’Appel (Court of Appeal) ; - laChambredes Lords, qui représenteledegrédejuridictionultime. Cet appareil judiciaire unique, mis en place en 1875, est en charge de l’administration nonseulement des règles de commonlaw ausens strict,mais également des règles d’equity84. En matière civile, la compétence de première instance revient à concurrence à la Haute Cour, et aux County Courts. La première connaît en général les affaires de contenu, importance ou complexité hors du commun, tandis qu’aux secondes reviennent les litiges de moindre montant ou de moindre complexité. La Haute Cour est elle-même composée de trois divisions, à savoir: la Queen’s Bench Division, la Chancery Division, et laFamily Division. La Queen’s Bench Division, qui constitue la cour decommon law la plus importante en droit anglais, est compétente notamment pour exercer la supervision judiciaire de l’action administrative ainsi que des cours inférieures, au moyen du Writ d’Habeas Corpus et des ordres de prérogative royale que sont le certiorari (équivalant à une annulation), lemandamus (injonction de ne pas faire), et la prohibition (injonction de faire). La compétence d’appel revient àla Court of Appeal. En matière pénale, la compétence de première instance revient aux Magistrate Courtset aux Crown Courts, tandis que la Haute Court et la Cour d’Appel se partagent la compétence d’appel. LaChambredes Lords représente,dans les deux cas, lajuridictiond’appel ultime. Notons enfin que l’ensemble de l’appareil judiciaire est sous l’autorité du Lord Chancellor, qui est à la fois ministre du gouvernement, speaker de la Chambre des Lords comme seconde chambre du Parlement, et membre de la Chambre des Lords comme juridiction. Ce rapport ne traitera, concernant le procès équitable, que des données fournies par le droit constitutionnel et le droit administratif. On ne trouvera donc aucun exposé détaillé de la procédurepénaleoudelaprocédure civile. Bien sûr, les expressions de droit constitutionnel, de droit administratif, et même de droit public n’ont pas du tout la même portée qu’en droit français. On ne trouve en droit anglais ni constitution écrite formalisée garantissant une protection spécifique à des droits fondamentaux expressément formulés, ni une séparation formelle des autorités administratives et judiciaires semblable à celle instaurée par la fameuse loi française des 16 et 24Août 1790, et susceptible de supporter le développement d’un droit administratif formellement distinct du droit privé. De même, s’il est possible de faire de la distinction entre droit privéet droit public unusagedescriptifet matériel comme cadred’exposition –et c’est à ce titre que nous l’utilisons85–, en revanche, il n’est généralement pas nécessaire –du moins, n’était pas, jusqu’à une certaine décision de la Chambre des Lords86 dont nous parlerons plus 84 L’equity est le corps de règles formulées et, jusqu’en 1875, administrées par la Court of Chancery pour complétervoiresuppléerlesrèglesetprocéduresdecommonlaw. 85 BRADLEY définit le droit constitutionnel comme «cette partie du droit national qui régit le système de l’administration publique, et les relations entre l’individu et le citoyen», tout en notant qu’il n’y a pas de démarcationpréciseetrigideentreledroitconstitutionneletlesautresbranchesdudroit,etplusparticulièrement entre le droit constitutionnel et le droit administratif. «Le droit administratif peut être défini comme cette branchedudroitquidéterminel’organisation,lespouvoirsetlesdevoirsdesautoritésadministratives.Commele droit constitutionnel, le droit administratif traite de l’exercice et du contrôle du pouvoir gouvernemental ». ConstitutionalandAdministrativeLaw,Londres,12eéd.,1997,p.10. 86O’Reillyv.Mackman,[1983]2AC237. bas –, pour déterminer les droits et obligations d’une personne quelconque, de décider s’il s’agit d’unequestionde droit privéoudedroit public. Mais, précisément, parce que les juges anglais font de la distinction droit privé-droit public un usage plus volontiers explicatif que «dispositif »87, l’approche de droit public peut se révéler particulièrement heuristique pour comprendre l’abord qu’a le common lawyer de la notion de procès équitable. « Les juridictions royales, a pu écrire René David, ont accru leur compétence [aux dépends de la justice locale et coutumière] en développant l’idée originaire que l’intérêt de la Couronne justifiait leur intervention. D’autres juridictions devaient être saisies si seul l’intérêt de particuliers était en jeu. Cependant, ces autres juridictions se sont étiolées, et avec elles l’idée de droit privé même a disparu en Angleterre. Tous les litiges soumis aux Cours royales anglaises apparaissent de la sorte, en Angleterre, comme étant en quelque sorte des contestations de droit public »88. Bien sûr, la proposition est réversible, et il est possible d’affirmer avec Dicey le caractère de «droit privé » du «droit public » en commonlaw. Il n’en reste pas moins qu’il n’est pas possible de comprendre les normes anglaises du procès équitablesans mettreenlumièreles enjeux dedroit public sous-jacents, dans lamesure oùs’yjouedans unelargemesurela relationdel’individuàl’Etat. I. Concepts génériques du procès équitabledans l’espacenormatif anglo-saxon:les données dudroitpublicanglais en perspective A.Identification Les concepts du procès équitable s’appliquent aussi bien à des décisions prises dans un contexte contentieux, c’est-à-dire dans le cadre de procédures de résolution de litiges intervenant ex-post facto, qu’à l’occasion d’une prise de décision initiale par un organe extérieur au système judiciaire89. L’intérêt de cette distinction concerne la portée des règles de la procédure contradictoire sur le fond de la décision finale. Dans le contexte contentieux, le juge, qui statue en droit et en fait, est lié dans son raisonnement par les moyens soulevés et les allégations avancées par les parties au cours des débats. Dans le cadre administratif, au contraire, l’autorité investie du pouvoir de décision pourra s’appuyer, pour statuer, sur des éléments non discutés contradictoirement, tels que, par exemple, des directives administratives. 1. Lesconceptsduprocèséquitabledanslecontextecontentieux a) Lelexiqueconceptuel des common lawyers Mises à part les expressions américaine (due process of law) et canadienne (fundamental justice),les expressions britanniques, qui aujourd’hui font partiedudroit positif, n’apparaissent en principe dans aucun texte de loi. Elles sont issues d’une élaboration à la fois matérielle et formelle des juges dans leur participation à la formation des règles de common 87 P.CANE,«Publicandprivatelaw:aStudyoftheAnalysisandUseofaLegalConcept»,inOxfordEssaysin Jurisprudence, 3rdseries, J GEKELAAR & J. BELL (ed.), Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 62.: «A mon sens, unedistinctionestutiliséede manière « dispositive»sielle procurelecritèreimmédiatoule moyendirectpour l’obtention d’un effet juridique particulier ; la distinction est utilisée de manière explicative si elle ou quelque idée quis’yrapporte soitexplique, oujustifie, ourationalise quelque règle oucritère juridique quipermetà son tourdedéciderdel’issued’unlitige. ». 88R.DAVID,Lesgrandssystèmesdedroitcontemporain,Dalloz,9eéd.parC.JAUFFRET-SPINOSI,1988,§278. 89P.CANE,op.cit.,p.62. law. C’est ainsi quenatural justice, tout comme fair trial,fair administration oufair hearing, ressortent des décisions des juges et non de dispositions législatives venant affirmer l’existence d’un droit au procès équitable. Cette situation est due à la conception particulière du droit anglais selon laquelle le principe de la nécessité d’un procès équitable est acquis de par le droit commun considéré comme déjà là. Ce principe est par conséquent présumé devoir êtrerespecté aubénéfice delalibertéindividuelle des sujets; libertéelle-mêmeprésumée. Les lois, elles, interviennent pour éventuellement limiter cette liberté au nom de la nécessité du moment sans que l’on puisse, pour des raisons supralégislatives, éventuellement constitutionnelles, s’y opposer en raison de la souveraineté du Parlement, érigée comme principefondamental. Un principe de respect de la liberté individuelle, entendue concrètement comme la protection du corps physique de la personne, est affirmé dans un acte du Parlement anglais, dès leXVIIème siècle,l’Habeas Corpus Act,1679. En raison des violences et enjeux de pouvoir exacerbés par la guerre civile britannique, l’encadrement légal du pouvoir du Roi se met en place. C’est ainsi que, sans élaborer pour autant une théorie particulière du procès, l’on développe une protection directe de la personne «amenée au procès ». Le Parlement, investi du rôle de protection des libertés des sujets face à un roi auquel il faut désormais opposer une résistance, vote cet acte. Ainsi donc les limites imposées aux autorités royales dans leurs fonctions de police judiciaire représentent autant de garanties pour la personne prévenue ou accusée. Ces garanties s’attachent à la préservation du corps de la personne, c’est-à-dire à sa liberté individuelle au sens de son intégrité physique. Le mécanisme ainsi mis en place presque trente ans après le rétablissement d’une paix fragile en 1651, permet l’émission d’un document écrit (writ) contenant les motifs de cette arrestation et imposant surtout à ceux qui ont la garde (custody) de l’accusé prisonnier (prisoner)l’obligationde «produireson corps »(habeas corpus)devant unjuge90. Ce que l’Habeas Corpus Act garantit est le droit de la personne détenue à être jugée; c’est, autrement dit, le droit au procès. La mise en accusation est enfermée dans un délai: la personne arrêtée doit être traduite devant un tribunal dans les trois jours de l’arrestation et la charge de la preuve pèse sur le demandeur (prosecution). Dès lors, l’obligation pèse plus sur les autorités de détention et d’instruction que sur les autorités de jugement qui ensuite seront astreintes, elles-mêmes, aux garanties spécifiques duprocès équitable.Pour autant,il n’est pas possible de séparer – et encore moins d’opposer – les deux phases, si tant est que l’exigence du caractère équitable du procès entre en vigueur dès le premier contact de la personne avec l’autorité publique. La conception du procès est donc ici particulièrement extensive et tend à se confondre avec la procédure elle-même. Une telle compréhension du procès ne peut dès lors qu’inciter à une protection tout aussi extensive, ce qui explique que des garanties procédurales, telles le writ d’habeas corpus, s’appliquent dès le commencement du processus judiciaire, dès l’arrestation. La traduction anglaise de cette phase est d’ailleurs judicial process ou proceedings. Ainsi, les garanties d’un procès équitable s’entendent de celles du caractère équitable de la parole du juge lors du trial ; mais, elles dépendent évidemment de l’occurrence du procès. Ce que signifie la notion d’habeas corpus est donc que l’on ne peut 90 Sect.2,HabeasCorpusAct,1679:Lorsqu’unepersonneseraporteurd’unhabeascorpusadresséàunshérif, geôlier ouautre officier, en faveur d’une personne soumise à leur garde, etque cethabeascorpussera présenté aux dits officiers ou laissé à la prison à un des sous-officiers, ceux-ci devront, dans les trois jours de cette présentation(àmoinsquel’emprisonnementn’aiteulieupourcausedetrahisonoudefélonie,expriméedansle warrant), sur l’offre faite de payer les frais nécessaires pour emmener le prisonnier, fixés par le juge ou par la Courd’oùémanel’habeascorpus(fraisquinepourrontexcéderdouzedeniersparmille),etaprèssûretédonnée par écrit de payer également les frais nécessaires pour ramener le prisonnier, si le cas échoit, et après garantie que le prisonnier ne s’évadera pas en route, renvoyer cet ordre ou writ et représenter l’individu devant le lord chancelier ou les juges de la Cour d’où émane le writ, ou devant telle autre personne qui doit en connaître le motif.D’aprèslateneurduditwrit,l’officierdevrademêmedéclarerlemotifdeladétention. détenirune personnesans qu’ellesoit jugée ; c’est-à-dire surleseul fondement desoupçons et d’éléments matériels qui n’auraient pas été vérifiés et qualifiés par le juge. Les motifs d’une arrestation ne sont pas la motivation suffisante d’une sanction. En ce sens, la garantie que procure le writ d’habeas corpus est purement procédurale puisqu’il permet de contrôler, non pas la culpabilité de la personne, mais la légalité de sa détention. Aussi bien, la détention n’est-elle conforme à la loi (lawful) que si un procès suit; et que si ce procès répond aux exigences du procès équitable telles qu’exprimées dans la natural justice de common law. Il yaurait dès lors un rapport de continuité et de dépendance a posteriori entre une arrestation respectueuse de la liberté individuelle et la survenance d’un procès équitable : le procès n’est équitable que si la personne a été arrêtée légalement et, celle-ci n’ayant été régulièrement détenuequesi elle abénéficiéd’unprocès équitable. Ce rapport est confirmé par la reprise de la notion d’habeas corpus dans le droit américain91. Un writ d’habeas corpus, lorsqu’il est requis par la personne détenue (petitioner), constitue un droit fondamental de la personne, ainsi que la Cour suprême des Etats-Unis l’a précisé quelques années après l’expérience malheureuse de la suspension d’un tel writ par le Président Lincoln92. L’obiter dictade cet arrêt de 1866, Ex parte Milligan, fait du droit d’Habeas Corpus un droit procédural fondamental cohérent avec le principe constitutionnel tout aussi fondamental du due process of law contenu dans le XIVèmeamendement. On doit noter que les déclarations de droits américaine et canadienne distinguent entre le principe général d’une procédure équitable qui s’applique à toute prise de décision en rapport avec les droits de la personne considérés comme fondamentaux, et des droits déclinés reconnus à toute personne suspectée d’avoir commis une infraction pénale, où l’infraction pénale est entendue largement93. Ces droits sont plus détaillés et correspondent aux éléments du procès équitable tels qu’on l’entend habituellement. Cette distinction est évidente dans les systèmes américain,canadienet européen(conventionnel)puisqu’il existedes textes. Cette distinction est plus difficile à identifier au Royaume-Uni. Elle ressort toutefois de l’organisation normative britannique puisque le principe général est contenu dans le common law, développé dans la jurisprudence et appliqué à toute procédure. Les lois du Parlement jouent le rôle de limitation de ce principe et en particulier en matière pénale (criminelle). Si l’on se limite à l’examen des normes législatives, c’est à partir des limitations légales au principe libéral que l’on déduit l’existence de ce principe. Ceci dit, le principe, n’étant pas reconnulégalement,il n’enest pas moins affirmé effectivement,c’est-à-direaucas par cas, au fil d’une jurisprudence constante. La distribution des «rôles» entre le juge et le Parlement permet de conclure à une similitude de conceptions quant à la distinction d’un principe général et d’éléments particuliers ; éléments détaillés enmatière criminelle seulement. 91 Art. I sect. 9 al. 2 US Constitution: “The Privilege of the Writ of Habeas Corpus shall not be suspended, unless when in Cases or Rebellion or Invasion the public Safety may require it”. Cette disposition constitutionnelle ne consacre pas un régime particulier de l’habeas corpus différent du régime hérité de la loi anglaise. Mais elle adapte ce droit au système américain. L’habeas corpus a été particulièrement mis enœuvre aumomentdelaguerrecivileaméricaine.L’interdictionconstitutionnelledelesuspendreestdueàl’expérience d’une limitation du droit d’habeas corpus par LINCOLNen 1861; pouvoir qui, contrairement à l’avis du Chief Justice TANEYdelaCourSuprême,avaitétémaintenuavecl’approbationduCongrès. 92 «[I]t is the birthright of every American citizen when charged with a crime, to be tried and punished according to law. The power of punishment is alone through the means which the laws have provided for that purpose,andiftheyareineffectual,thereisanimmunityfrompunishment,nomatterhowgreattheoffenderthe individualmaybe,orhowmuchhiscrimesmayhaveshockedthesenseofjusticeofthecountry,orendangered its safety. By the protection of the law, human rights are secured; withdraw that protection, and they are at the mercyof wickedrulers, orthe clamorsofanexcitedpeople. »,ExParte Milligan,71U.S.(4Wall.)2,118-19, 18L.Ed.281(1866). (Noussoulignons). 93Cf.Julie MEUNIER,infra. Mais cette remarque devient obsolète dès lors que l’on prend acte de l’entrée en vigueur de l’incorporation de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après C.E.D.H. ou Convention). L’obligation de mettre en œuvre la C.E.D.H. et notamment son article 6 revient à considérer que celui-ci s’applique tel quel en droit anglais puisque aucune réserve n’y a été apportée – contrairement à l’article 13 qui n’est tout bonnement pas incorporé. Le premier paragraphe pose un principe général assorti de quelques précisions (délai, indépendance et impartialité du juge). On ne doit pas inférer de la mention de ces précisions, une interprétation restrictive de la notion de procès équitable ou fair hearing ; mais, bien au contraire, un point de départ ou une orientation pour de futures interprétations. C’est donc une conception extensive du fair hearing qui devrait faire œuvre normative en Grande-Bretagne. Les deux paragraphes suivants concernent exclusivement la procédure criminelle (pénale au sens français), sur le modèle nord-américain. On devra donc faire part non seulement du principe général que nous avons désigné au titre de concept générique, sous des appellations multiples ; mais également deses déclinaisons en prenant soindeprécisersi les éléments cités relèvent seulement de la procédure pénale ou également d’autres procédures: civile ou administrative. Dès lors, si l’on compare le système nord-américain et le système européen de protection du caractère équitable du procès, on est frappé par une différence au moins formelle, dont il faudra examiner la portée. Dans les déclarations de droits américaine et canadienne, le principe de due process of law et de fundamental justice respectivement, est conçu comme un principe procédural d’application générale et d’importance fondamentale puisqu’il est censé garantir les personnes contre une atteinte illégale – ou plutôt illicite– à leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité (Can.) ou à la propriété (E.U.). Il est donc sous- entendu qu’une atteinte licite à des droits94 par ailleurs consacrés comme fondamentaux, est constitutionnellement possible. Le principe n’est pas agrémenté d’indications interprétatives comme dans la C.E.D.H.. En revanche, l’idée même de procès équitable au sens strict de comparution devant un juge pénal, est présentée dans ces deux textes nord-américains dans des dispositions distinctes par rapport au principe général (article 11 d) de la Charte (Can.) ; amendement VI de la constitution (E.U.). L’expression apparaît dans le texte canadien, mais pas dans le texte américain qui est plus ancien. Pourtant, le sens global des deux dispositions est identique : justice doit être rendue dans tous les sens de l’expression: il doit donc être fait justice également à l’accusé présumé dans une position de faiblesse par rapport à l’accusation. On doit donc comprendre le fair hearing comme la fin poursuivie par toute procédure pénale et la rapidité (Can., E.U.), la publicité (Can., E.U.), l’impartialité (Can., E.U.) et l’indépendance (Can.) du juge, comme les moyens d’y parvenir. On retrouve ici l’articulation entreles articles 5et 6de laC.E.D.H. Pour déterminer les éléments constitutifs du procès équitable en droit anglo-saxon, il faut s’en tenir aux sources que nous avons découvertes après avoir énuméré les concepts génériques existants. Celles-ci sont aunombrede quatre. Au Royaume-Uni, lecommon law en général et la natural justice en particulier fondent l’exigence d’un procès équitable et, depuis son adhésion au système de la C.E.D.H., le texte de la convention est lui-même une source de la notion de procès équitable en droit interne. Depuis le 2 octobre 200095, la C.E.D.H. en général et l’article 6 § 1 en particulier, sont une règle de droit interne à l’aune de laquelle, non seulement les juges, mais également le législateur, sont tenus de prendre leurs décisions. Un mécanisme complexe est prévu qui devra faire respecter cette obligation tout en préservant au moins en apparence le principe de 94 C’est-à-dire conforme au droit: V. C. GIRARD, «Procès équitable et enchevêtrement des espaces normatifs. Réflexionsurlaproblématiquegénérale »,supra,p.***. 95Datedel’entréeenvigueurduHumanRightsAct, 1998. souveraineté du Parlement96. Les deux éléments de la natural justice sont l’impartialité du juge et le contradictoire du procès. Ce principe est d’application générale ; c’est-à-dire qu’il peut concerneruneprocédurepénalecommetoute procédurejuridictionnelle ; mais également touteprocéduredans laquelleest impliquéunprocessus d’adjudication. Les concepts-souches « découverts»parle juge anglais decommon law Fair trial Le fair trial est l’exacte expression du procès équitable. L’expression se retrouve dans toute la jurisprudence anglaise relative au caractère équitable d’une procédure contradictoire, juridictionnaliséeet contentieuse. Fairhearing C’est l’expression qui apparaît dans la traduction anglaise de l’article 6 de la C.E.D.H. : «[...] everyone is entitled to a fair and public hearing […] ». La comparaison des versions tend d’ailleurs à montrer que la notion de procès équitable semble plus adaptée à la tradition juridique anglo-saxonne eu égard au synthétisme de l’expression elle-même. Ici le sens de l’expression est conforme à l’interprétation littérale du texte de l’article 6 § 1 informée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le procès équitable s’analyse en un procès aux délais raisonnables, dont les débats sont publics et les juges indépendants et impartiaux. Les développements constitutionnels américains etcanadiens Aux Etats-Unis, les Vème et XIVème amendements de la constitution comportent l’expression due process of law(procédure conforme au droit), comme condition procédurale incontournable pour assurer la légitimité des décisions susceptibles de porter atteinte à des droits fondamentaux dans ce pays, tels que la préservation de la vie, la liberté individuelle et la propriété. Au Canada, la charte des droits et libertés dans un article 7 se pose comme le produit hybride des deux sources précédentes puisqu’elle élève à un niveau constitutionnel et dans la forme écrite, le principe de justice naturelle du common law d’origine britannique et dans une logique purement procédurale, telle que celle qu’adoptent les Etats-Unis. On a donc auCanada,unsystèmedefondde commonlawbritannique,formaliséàl’américaine. Dueprocess of law (E.U.) C’est la traduction américaine du procès équitable apparente dans les amendements V et XIV de la Constitution américaine et en vertu desquels «nul ne saurait être privé de sa vie, de sa liberté ou de sa propriété sans avoir été soumis à un procès conforme au droit. »97. La jurisprudence a décrit la notion de due process of law en des termes qui la confondent avec celle de procès équitable : Hurtado v. California98; Joint Anti-Fascist Refugee Committee v. McGrath99. Le VIème amendement précise ensuite les conditions nécessaires à un procès pénal respectueux des droits de la personne. Ces conditions sont autant de droits processuels: le droit à un procès rapide, public et dont le jury est impartial; le droit d’être informé de 96Cf.HumanRightsAct, 1998. 97Noustraduisons. 98110US516(1884). 99341US123(1951). l’accusation ; le droit à la confrontation de témoins à charge ainsi que le droit de se procurer des témoignages à décharge et enfin le droit à l’assistance d’un avocat. Cette disposition veille donc strictement à ce que la procédure judiciaire en général, pénale en particulier, respecte les formes de la justice. Cela se traduit par une protection importante des droits de la défense,dans uncadre accusatoirerigoureux. Pour autant, le due process américain n’est pas entièrement superposable à la notion de natural justice anglaise. En effet, le due process se rapporte à deux dimensions du procès équitable : la dimension procédurale (procedural due process) et la dimension dite substantielle (substantial due process). La natural justice, elle, ne contient – ou du moins ne revendique – que la première.. Le substantial due process constitue non seulement une garantie du respect des procédures légales, mais également une protection de droits aussi fondamentaux que la vie ou la liberté individuelle. Aujourd’hui, le procès équitable de l’article 6 § 1 de la C.E.D.H.100 envisage– pour ne pas dire «assume»– également une dimension substantielle en ce qu’il a évolué vers une protection substantielle de la liberté individuelle. Certains ont même démontré le caractère fondamental du droit ainsi protégé101. La nuance est importante, car le procès équitable européen se défend comme droit fondamental, alors que le due process of law américain sert à défendre des droits constitutionnels fondamentaux. Fundamental justice (Can.) C’est la traduction canadienne de la notion de natural justicebritannique dans la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. Cette déclaration des droits dans sa section 7 reprend l’amendement V de la Constitution américaine en remplaçant due process of law par fundamental justice. Il est donc reconnu à la personne un «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »102. Par ailleurs, la nécessité d’un procès équitable en matière pénale est précisée en la section 11 b) et d) en vertu de laquelle, tout inculpé a le droit d’être jugé dans un délai raisonnable et d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément àlaloi,par untribunal indépendant et impartial àl’issued’unprocès publicet équitable. b) L’intérêt public,limitedes principes du procès équitableàl’occasion ducontrôle judiciaire(judicial review)del’action administrative :les privilèges procédurauxde l’administration britannique Le règlement 53 (Order 53) issu des règles de la Cour suprême anglaise (Rules of the Supreme Court) contient un certain nombre de dispositions dérogatoires au droit commun procédural, visant à préserver l’action administrative et l’exercice des fonctions publiques de recours contentieux trop fréquents, abusifs ou dilatoires. Il s’agit à la fois de garantir l’efficacité de l’action administrative et la sécurité juridique des administrés. Très classiquement dans le cadre d’un contentieux administratif, ces privilèges procéduraux impliquent des délais contentieux limités à 3 mois pour les demandes de contrôle judiciaire (judicial review) régies par l’Order 53 et le filtre de l’intérêt à agir (locus standi). De manière plus originale, l’Order 53 apporte une restriction particulièrement remarquable au droit commun de la procédure accusatoire. En effet, la disponibilité, au bénéfice de l’administré, 100 V.J.MEUNIER,ibid. 101 S. GUINCHARD et alii, Droit processuel, Dalloz, 2001. Ce droit n’est pourtant pas indérogeable. V. C. GIRARD,«Procèséquitableetenchevêtrement…»,supra,p.***. 102 Sect.7CharteCan. des mécanismes interlocutoires de collection des preuves et de dévoilement de la vérité, tels que l’interrogatoire, le contre-interrogatoire (cross-examination) ou l’investigation de la cause par la communication des pièces (discovery)103, n’est pas de plein droit. Elle est subordonnée à la délivrance d’une ordonnance par le juge, qui dispose pour ce faire d’un pouvoir discrétionnaire d’appréciation. Or, cette restriction est susceptible d’introduire une véritable inégalité des armes au détriment de l’administré, et telle que l’on pourrait s’interroger sur la compatibilitédel’Order 53 avecles prescriptions del’article6§1delaConvention. 2. L’applicationdesconceptsduprocèséquitableauxprocéduresadministrativespré-ou quasi-contentieuses L’élaboration de la décision administrative, comme l’a remarqué Jean Rivero104, peut s’inspirer de deux modèles opposés : la décision judiciaire, adoptée au terme d’un processus d’élaboration contradictoire, et la décision militaire, résultat de la conférence d’état-major préparéedans lesecret parles bureaux appelés à yparticiper. La seconde formule est traditionnellement celle du droit français. Le silence de l’administration lors de la préparation de l’acte normateur unilatéral y est la règle, et les formalités préalables, l’exception. Pas plus qu’elle n’est tenue d’obtenir le consentement du destinataire, l’administration n’a pas, en principe, à le consulter, à lui communiquer ses intentions, à lui permettre de s’expliquer ou à le mettre en demeure d’agir. Les garanties dont dispose le justiciable français à l’occasion du contentieux administratif, l’aptitude du juge administratif français à exercer pleinement son contrôle sur l’acte administratif, en dépit du manque de formalisme affectant couramment son instrumentum, sont souvent mises en avant par la doctrine française pour justifier la non application à la phase administrative de prescriptions formelles ouprocédurales, telles que lamaxime Audi alterampartem105. Lapositiondudroit anglais est diamétralement opposée. Le droit de la décision administrative est fortement imprégné du modèle judiciaire. Il n’y a jamais eu en droit anglais de séparation formelle des autorités administratives et judiciaires comme en droit français. Au contraire, la tradition administrative britannique plonge ses racines dans le gouvernement local des juges de paix sous la tutelle de la Couronne. Cette absence de différenciation institutionnelle formelle et systématique, jointe à l’approche plus souple de la notion de procès, précisée en introduction, explique qu’il n’y ait pas eu en droit anglais d’élaboration systématique d’un concept autonome de l’acte administratif. Par exemple, le régime contentieux devant la Haute Cour des actes pris par des autorités administratives dans l’exercice des compétences qui leur sont assignées par le législateur est assimilé par le droit anglais à celui des décisions prises par les cours inférieures, et pourlesquelles leParlement n’apas prévudemécanismed’appel. Par ailleurs, la constante référence aux méthodes du juge dans le cadre des procédures administratives a pour contrepoint l’extrême réserve observée par le juge britannique dans son contrôle de l’action administrative. M. Distell106 note ainsi que l’imposition aux autorités administratives de formalités préalables inspirées des règles de procédures contentieuses observées par les organes juridictionnels s’est développée parallèlement à l’affirmation d’une auto-limitation du contrôle exercé par le juge sur l’action de l’administration (judicial self- 103 Mécanismededécouverte,demiseàjour. 104 J.RIVERO,«Lesystèmefrançaisdeprotectionducitoyencontrel’arbitraireàl’épreuvedesfaits»,Melanges enl'honneurdeJeanDabin,tomeII,Bruxelles,Bruylant,1963,p.813,spéc.p.819. 105 Ecoutel’autrepartie. 106 M. DISTELL, Le droit d’être entendu dans la procédure administrative en Grande-Bretagne, Thèse, ParisII, 1979. restraint) –avec toute la portée que cette auto-limitation peut avoir dans le cadre procédural décrit plus haut. a) Les limites du recours àlajusticenaturelleen matièreadministrative L’application jurisprudentielle des règles de justice naturelle aux décisions administratives s’est traduite par des contraintes procédurales de type adjudicatif. Elle a souvent été interprétée – à tort –comme l’effet d’une volonté du pouvoir judiciaire de garder sous son contrôle un appareil administratif en voie d’autonomisation. La question s’est alors posée de savoir si l’application de ces règles ne devait pas s’accompagner d’une juridictionnalisationsurlemodèlefrançais des organes administratifs d’adjudication. Ledomained’application delajusticenaturelle Dans le contexte du droit administratif anglais, le standard de la justice naturelle représente une « version squelettique des règles plus élaborées de procédure judiciaire que l’on trouvera développées dans leur plénitude dans le règlement de la Cour Suprême (Rules of the Supreme Court) »107. La question la plus difficile à résoudre a été pour les juges de déterminer le champ d’application des règles de justice naturelle, une fois le fait reconnu qu’elles n’étaient pas adaptées àtous les types de décisions administratives108. Plusieurs tentatives ont donc été faites de circonscrire le champ d’application des règles de justice naturelle, par référence à la nature judiciaire ou quasi-judiciaire de l’acte pris par l’autorité administrative. Comme cela a déjà été mentionné plus haut, en l’absence d’une séparation formelle des autorités administratives et judiciaires, il n’y a pas eu en droit anglais d’élaboration conceptuelle de la notion de procès. Plutôt qu’un concept de procès étroitement délimité, les anglais recourent plus volontiers à une notion large de fonction juridictionnelle ou adjudicative qu’ils utiliseront indépendamment de considérations organiques ou institutionnelles en fonction des caractéristiques procédurales et matérielles de la compétence exercée.Mais làencoreles notions restent floues. Au XIXèmesiècle, les actes des autorités publiques étaient soumis aux règles de la justice naturelle dès lors qu’ils étaient de nature adjudicative, sans que cette dernière notion soit explicitement élaborée. En pratique, étaient concernés tous les actes affectant des droits individuels reconnus par le common law. Le critère était en définitive très large, si bien que Lord Loreburn L.C. a pu affirmer dans les premières années du siècle que la maxime audi alteram partem s’appliquait à «toute personne décidant quoi que ce soit »109. C’est pourquoi la première partie du XXèmesiècle a été marquée par la tentative de circonscrire plus étroitement le champ d’application des droits procéduraux découlant de la justice naturelle. On a tenté d’ajouter au critère matériel de l’atteinte à un droit, un critère fonctionnel. Ainsi a- t-on essayé, à la suite notamment du rapport du Committee on Minister’s Power de 1932, d’instaurer une classification conceptuelle des fonctions de l’administration en judiciaire, quasi-judiciaire et administrative stricto sensu. Dans un premier temps, les juges ont établi que les règles de la justice naturelle n’étaient pas applicables si l’autorité agissait «administrativement », ce qui n’était pas le cas si la décision du ministère intervenait pour trancher un lis inter partem, opposant par exemple une autorité locale et un objecteur110. Puis, de manière plus restrictive encore, l’opinion s’est imposée qu’il fallait que la fonction exercée révélât uneobligationd’agirjudiciairement (adutytoact judicially). 107 P.CANE,Anintroductiontoadministrativelaw,Oxford,ClarendonPress,2e éd.,1992,p.163. 108 Cf.supra. 109 BoardofEducationv.Rice[1911]AC179,182. 110 Erringtonv.MinisterofHealth[1935]1KB40.
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