Le personnage aux prises avec la mémoire dans La saison de l’ombre de Léonora Miano Mémoire Anaïs Metoukson Delangue Maîtrise en Études Littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Anaïs Metoukson Delangue, 2017 Le personnage aux prises avec la mémoire dans La saison de l’ombre de Léonora Miano Mémoire Anaïs Metoukson Delangue Sous la direction de : Olga Hel-Bongo, directrice de recherche RÉSUMÉ Ce mémoire analyse la mémoire à travers la notion de personnage dans le roman La saison de l’ombre de Léonora Miano. Écrit du point de vue de ceux qui virent des êtres chers arrachés par la Traite transatlantique, le roman met en scène un personnage qui tente de donner un sens aux affres de l’Histoire par une quête dont les enjeux sont la vérité, l’hommage et la renaissance de son fils disparu. Le personnage accomplit ainsi son devoir de mémoire. Dans cette perspective, ce mémoire démontre que voulant se réapproprier son histoire, le personnage principal parvient à se réapproprier l’Histoire. Pour ce faire, nous envisageons le personnage en tant que phénomène de signification et l’analysons dans sa dimension sémiotique et énonciative. Nous nous intéressons également aux acquis cognitifs et épistémologiques de son parcours de quête. À terme, l’œuvre témoigne de sa force par un « retournement de la mémoire en projet1 ». 1 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 104. iii TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ ........................................................................................................ iii TABLE DES MATIÈRES .............................................................................. iv REMERCIEMENTS ....................................................................................... v INTRODUCTION GÉNÉRALE .................................................................... 1 1. Intérêt et motivation du sujet ....................................................................................... 1 2. Problématique et hypothèses de recherche .................................................................. 2 3. État de la question ........................................................................................................ 4 4. Considérations méthodologiques ................................................................................. 8 5. Grandes articulations de la recherche ........................................................................ 10 CHAPITRE I — LA TRAJECTOIRE SOCIALE DE LÉONORA MIANO ........................................................................................................... 11 1. Dispositions ............................................................................................................... 13 2. Positions ..................................................................................................................... 20 3. Prises de position ........................................................................................................ 26 CHAPITRE II — LA QUÊTE DU PERSONNAGE ET SES ENJEUX. .. 35 1. Dysphorie : la disparition du monde connu ............................................................... 36 2. Les rôles narratifs : l’anti-sujet, l’auxiliaire et le destinateur-juge ............................ 49 3. Le personnage principal et l’objet de quête ............................................................... 59 CHAPITRE III — ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉMOIRE .................... 68 1. La spatialité : lieux de mémoire ................................................................................. 69 2. Le témoignage : vecteur de transmission ................................................................... 82 3. Fiction et réel : victoire microscopique et macroscopique ........................................ 93 CONCLUSION ............................................................................................ 103 BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................... 107 iv REMERCIEMENTS À Dieu, en premier lieu, ma force, mon roc, celui en qui je peux et je suis tout. Mes remerciements vont également à ma directrice de recherche, Olga Hel-Bongo, dont la disponibilité, l’amabilité et la générosité habillent avec grâce la rigueur, la sagesse et le courage. Son approche honnête et éclairée des textes m’a appris à me perdre avec plaisir, pour mieux me retrouver, dans ce vaste labyrinthe qu’est la littérature. Je lui sais gré d’avoir été un modèle d’assiduité au travail, de confiance, mais aussi de dépassement de soi. Merci pour cette expérience à la fois intellectuelle et humaine. Je remercie le professeur Justin Bisanswa pour m’avoir initiée aux littératures africaines dans le cadre d’un cours de baccalauréat. Je lui suis reconnaissante d’avoir cru en moi et de m’avoir encouragée à poursuivre dans la recherche. Je remercie mes collègues de la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie pour les moments de partage qui font de notre bureau un espace agréable et ouvert à tous les possibles. À toi maman, pour tous les sacrifices consentis, les doutes balayés, les larmes essuyées et la richesse de nos échanges. À toi Emmanuelle, pour les rires, la solidarité et la force de ta parole, que tu mets constamment au service de ma réussite. Vous êtes mes Eyabe. v INTRODUCTION GÉNÉRALE 1. Intérêt et motivation du sujet Le cours d’Introduction à la littérature négro-africaine, assuré par Justin Bisanswa à l’hiver 2014, a produit en nous la rencontre entre notre cheminement universitaire et nos propres questionnements intérieurs. En tant qu’africaine, nous étions confrontée à une problématique d’effet de place : celle de l’Homme africain, et par extension du noir, dans le monde d’aujourd’hui ; celle, inévitable, de son étrangeté, en sa figure d’Autre ; celle de son Histoire traumatique, dont on ne mesure pas toujours l’incidence sur les rapports avec soi et sur le social, histoire avec laquelle il faut non seulement composer mais qu’il convient peut- être aussi, à terme, de dépasser. Le véritable enjeu réside dans tous les cas dans l’articulation difficile de son altérité et de son humanité, laquelle se voit, encore aujourd’hui, questionnée voire refusée. Sous la singularité de leur plume et de leur usage du langage, chacun des auteurs étudiés2 convoquaient, de front ou de biais, l’Histoire, le social, renégociaient une façon d’être au monde, subvertissaient les discours aliénants et les relations interpersonnelles. Véritablement, pour nous, la parole individuelle a pris pouvoir sur l’évènement douloureux et toutes déterminations extérieures. Cette dernière affirmation s’est, à nos yeux, particulièrement illustrée dans La saison de l’ombre, roman de Léonora Miano, inscrit au programme du cours. Enchantée, littéralement, par son atmosphère poétique, empreinte de mystique, de jeux de lumière, suspendue entre l’ici et l’au-delà, le personnage principal de cette œuvre nous a saisie, et nous avons choisi de concentrer l’étude de ce mémoire sur lui, nonobstant les enjeux de cette notion. En effet, la notion de personnage hante l’appréhension du phénomène textuel, « le problème des modalités de son analyse et de son statut constitue l’un des points de fixation traditionnel de la critique (ancienne et nouvelle) et de toute théorie littéraire3 ». Pour autant, 2 Sony Labou Tansi, Valentin Yves Mudimbe, Ahmadou Kourouma, Aimé Césaire, Frantz Fanon et Léonora Miano. 3 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Littérature, VI, n°2 (1972), p. 86. 1 faire du personnage un point focal de l’entreprise analytique ne va pas sans risques : selon Hamon, la dérive psychologiste guette le désir de rigueur et, par ailleurs, l’évolution du roman aurait fait perdre à la notion de sa contemporanéité : Pour la première fois depuis que Don Quichotte et Robinson l’ont lancé sur ses voies aventureuses, le roman est donc libre de s’écrire entièrement en marge des luttes d’intérêts, de désirs et de sentiments qui en ont fait au cours du temps le plus puissant moyen de communication entre le rêve d’un seul et la réalité profonde de tous. Il est libre de n’être qu’une enfilade de phrases sans Histoire ni histoires, libre de ne dire que le vertige narcissique de sa propre écriture, et même de décréter qu’il faut voir là la seule part respectable de sa vocation4. Cependant, poursuit Marthe Robert, « un seul livre peut encore faire toute la littérature5 ». Ainsi, le personnage du roman à l’étude fascine en ceci qu’il dépasse le spécifique, accole avec acuité le destin du monde à celui d’êtres de papier. Sa quête ne relève pas simplement de l’ordre d’un destin individuel, obsolète et circonscrit à la fiction, mais vient tendre à l’Universel, à la condition humaine. Pris entre souffrance, solitude, confusion puis résilience, face à la dégradation forcée de son monde, il fait prendre la mesure d’un trauma tel que la Traite négrière. Cependant, l’émotion que suscite son devenir est féconde car elle enfante une rhétorique de la mémoire, qui creuse le passé, interroge le présent, théorise sur le futur. 2. Problématique et hypothèses de recherche La saison de l’ombre est écrit du point de vue de ceux qui restèrent sur le continent africain, tandis que leurs pairs étaient condamnés à la traversée, à l’esclavage. Loin d’avoir bénéficié d’un sort plus enviable, ceux qui restèrent furent tout aussi affectés par l’incompréhension, le déchirement et le malaise identitaire liés à la Traite. S’impose donc, de prime abord, une détresse, la perte du sens : une communauté pacifique se voit happée dans des évènements dont elle ne mesure pas la portée à court et long terme ; le récit s’ouvre sur un bouleversement : un incendie s’est déclaré dans le clan des Mulongo, deux hommes et neuf enfants ont été enlevés. En réponse à cette tragédie inexplicable, les mères des neuf 4 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, p. 363. 5 Idem. 2 initiés ont été retranchées dans une case. Eyabe, l’une d’elles, fatiguée d’être confinée à l’ignorance et tenue pour responsable, décide de son propre chef de quitter la case, puis le village, pour connaître la vérité sur le sort de son fils. D’autres personnages tenteront, chacun à leur manière, d’élucider le mystère. Néanmoins, Eyabe sera non seulement la seule à parvenir au terme de sa quête mais aussi à transmettre la vérité aux trois personnes restantes du clan. Eyabe accède à une connaissance à la fois intime, factuelle et totale de la vérité et elle est, par ailleurs, en mesure d’en retirer un enseignement au caractère universel. Comme on l’observe, La saison de l’ombre se situe à la frontière du romanesque et de l’essai. Notre analyse entend démontrer que la quête de la réappropriation de son histoire par le personnage principal se confond avec une réappropriation de l’Histoire. Le périple du personnage est ainsi envisagé comme source d’une réflexion sur le rapport de l’individu à sa mémoire. Le personnage, particulièrement le personnage principal, est donc un phénomène de signification. Une étude de son fonctionnement en énoncé, et par rapport à l’énonciation, nous permettra d’arrimer quête personnelle et discours sur la mémoire, romanesque et argumentatif, en bref, formation et réflexion morale et sociale. Ce roman repose essentiellement sur la capacité d’un ou plusieurs personnages à prendre en charge une tâche, induite par le manque. Le personnage principal, en particulier, se démarque par des éléments qui relèvent de l’ordre de ses fonctions, de sa distribution, de sa place dans l’échelle axiologique, de ses attributs, des signifiants (intra ou intertextuels) qui sont autant de pierres à l’édifice de son sens. Nous sommes ainsi face à un parcours d’ordre pragmatique, cognitif, affectif et épistémologique, qui traduit l’ipséité de l’acteur, au terme duquel il obtiendra l’objet de sa quête, dont la valeur se développe aussi dans la progression du personnage. En somme, répondant au désir de lever l’ombre sur le sort de son fils, de guérir d’un trauma qu’elle a vécu en spectatrice forcée, Eyabe remporte non seulement « une victoire familière, microcosmique [mais aussi] un triomphe à l’échelle de l’histoire universelle, un triomphe macroscopique6 ». Elle dépasse ainsi son individualité, puis de celle de sa communauté, pour accéder à une mémoire collective. En ce sens, le récit peut s’achever sur 6 Joseph Campbell, Héros aux mille et un visages, Paris, Robert Laffont, p. 41. 3 une maxime à caractère philosophique, humaniste et presque mythologico-biblique : « Sachons accueillir le jour lorsqu’il se présente. La nuit aussi7 ». Notre hypothèse est que La saison de l’ombre réussit à disséminer derrière le personnage une rhétorique de la mémoire, où l’oubli et les silences deviennent des maladies de l’individu et la transmission, l’élément premier de la construction identitaire. À cet égard, notre travail se replace dans le champ des préoccupations constantes des romans de Léonora Miano. En effet, les récits s’emploient à confronter, sonder et, finalement, dépasser les souffrances liées à la mémoire. Ils tentent de libérer les identités du présent de l’ombre du passé. L’individu est appelé à quitter une position victimaire, imposée, à se réapproprier son Histoire, en sortant d’une torpeur sclérosée, en confrontant les heurts du passé et en se remémorant les êtres disparus. Fort de sa connaissance, il est en mesure de construire un futur sain. 3. État de la question En dépit d’une reconnaissance institutionnelle, l’œuvre de Léonora Miano est relativement peu étudiée dans le monde universitaire. Quand ils sont soumis à l’analyse, ses romans sont principalement approchés sous l’angle des thématiques récurrentes, que la critique sait chères à l’auteure. De fait, la spécificité du traitement de ces thèmes, « soit la noblesse du travail littéraire : la création8 », peut s’en trouver mise de côté. En somme, une analyse formelle poussée est parfois oblitérée. Parmi les thèmes privilégiés figurent notamment la Traite transatlantique9 (donc la problématique de la mémoire et du malaise identitaire10), les conflits armés (associés au caractère héroïque du personnage féminin)11, la 7 Léonora Miano, La saison de l’ombre, Paris, Grasset, p. 228. 8 Léonora Miano pour Marie Poinsot, « Polyphonie narrative », dans Hommes & Migrations, n°1306 (2014), p. 1. 9 Irena Trujic, « Faire parler les ombres : les victimes de la Traite négrière et des guerres contemporaines chez Léonora Miano », dans Études Francophones, XXX, n°1 (printemps 2015), p. 54 – 65. 10 Elodie Carine Tang, « Le malaise identitaire dans les romans de Ken Bugul, Léonora Miano et Abla Farhoud », thèse de doctorat en Études Littéraires, Québec, Université Laval, 2013. 11 Janice Spleth, « Civil war and women’s place in Léonora Miano’s L’intérieur de la nuit (Dark heart of the night) », dans Research in African literatures, XLIII, n°1 (printemps 2012), p. 89 – 100. 4 frontière et sa symbolique12, etc. Par ailleurs, Léonora Miano se situe à la confluence de l’Europe (où elle réside), de l’Afrique (d’où elle vient) et de l’Amérique (espace essentiel de son bagage intellectuel et artistique), ce qui encourage une grille de lecture privilégiée. À ce titre, Sylvie Laurent la situe dans un « tiers-espace littéraire inédit qui parvient à réconcilier créolité, négritude et voix afroaméricaines13 ». Emmanuelle Mbégane Ndour réitère cette proposition en regard de la modalité langagière dans La saison de l’ombre. L’hybridation poétise le langage et participerait d’une déterritorialisation de celui-ci. Ainsi, « [le] langage agit pour le compte de sa propre force d’évocation en déployant un certain univers. Il mobilise des signes divers pour faire advenir de nouvelles significations qui résident dans cet « art combinatoire », symbole des identités relationnelles, afropéennes14 ». Le métissage identitaire amène nécessairement une réflexion sur les rapports actuels entre Africains, Européens et Afropéens. Les textes de Miano « interrogent très démonstrativement parfois l’élaboration problématique d’identités construites à partir de plusieurs espaces — entre lesquels, sans doute, les musiques forment les passerelles les plus sûres15 ». Ainsi, la critique privilégie aussi l’étude d’une transmédialité dans ses œuvres, où se mêlent image et musique : un angle d’analyse corroboré par l’auteure, qui atteste de l’omniprésence du Jazz, tant dans la composition que dans la sonorité de ses textes puisqu’il représente « ce mélange d’éléments [deux mondes différents chez elle] qui se sont rencontrés de manière pas toujours heureuse, mais qui ont produit de la beauté16 ». La saison de l’ombre n’échappe pas à la rareté du discours critique et à l’approche thématologique. Le roman apparaît le plus souvent à titre de recension dans les journaux. Il 12 Étienne Marie-Lassi, « Léonora Miano et la terre natale : Territoires, frontières écologiques et identités dans L’intérieur de la nuit et Les aubes écarlates », dans Nouvelles Études Francophones, XXVII, n°1 (automne 2012), p. 136 – 150. 13 Sylvie Laurent, « Le « tiers-espace » de Léonora Miano romancière afropéenne », dans Cahiers d'études africaines, n°204 (2011), p. 803. 14 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne. », dans Études littéraires, n°461 (2015), p. 99. 15 Catherine Mazauric, « Débords musicaux : vers des pratiques transartistiques de la désappartenance (Léonora Miano, Dieudonné Niangouna) », dans Nouvelles Études Francophones, XXVII, n°1 (automne 2012), p. 111. 16 Ibid., p. 110. 5
Description: