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Le mariage de plaisir PDF

156 Pages·2016·0.85 MB·French
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Tahar Ben Jelloun de l’Académie Goncourt Le mariage de plaisir Gallimard Tahar Ben Jelloun est né à Fès en 1944. Il s’installe à Paris dès 1971, publie ses poèmes chez Maspero et voit son premier roman, Harrouda, édité par Maurice Nadeau aux Éditions Denoël en 1973. Poète et romancier, il est l’auteur notamment de L’enfant de sable et de sa suite La nuit sacrée, qui a obtenu le prix Goncourt en 1987, ainsi que de Partir, Le bonheur conjugal, L’ablation et Le mariage de plaisir. Onze romans de l’auteur ont été réunis dans un Quarto avec une autobiographie inédite. Pour Amine « Par Dieu, ma sœur, raconte-nous une histoire pour égayer notre veillée. — Bien volontiers et de tout cœur, répondit Shahrâzâd, si ce roi aux douces manières le veut bien. » À ces mots, le roi que fuyait le sommeil fut tout joyeux d’écouter un conte. « On raconte, Sire, ô roi bienheureux, qu’il y avait une fois… » Nuit 1 des Mille et Une Nuits ; traduction de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Bibliothèque de la Pléiade, 2006. Chapitre 1 Il y avait une fois, dans la ville de Fès, un conteur qui ne ressemblait à personne. Il s’appelait Goha, avait la peau très brune, un corps sec et dur, le regard perçant et d’une grande justesse. Il débarquait du Sud après les grandes pluies, en général au début du printemps, s’installait sur une place, à l’entrée de la vieille ville, tantôt à Batha, tantôt à Bab Boujloud, posait son matériel sur le sol et attendait qu’un cercle se forme autour de lui. D’une grande culture, tant arabe que berbère, doté d’une imagination époustouflante, connu pour la sévérité de son jugement, et aussi pour la rigidité de ses positions, il avait ses fidèles comme ses détracteurs, qui attendaient toute l’année sa venue et ne rataient aucun de ses contes. Ils se passaient le mot, « Il est arrivé ! », fermaient leurs boutiques et allaient l’écouter. Il ne leur racontait pas seulement des histoires. Il aimait aussi évoquer des situations historiques pour les faire réfléchir. Jamais il n’abordait les problèmes de face, il préférait le détour. Il était, disait-on, maître dans cette technique qui consiste à poser un regard sur le présent tout en gardant toujours un pied dans le passé, souvent moins glorieux qu’on ne le dit. Il ne cachait pas sa rage quant à la manière dont le Maroc s’était laissé prendre par la France pendant le protectorat. Il ironisait : « Et voilà comment nous nous sommes donnés à Lalla La France, le vieux pays des Lumières et des intelligences, devenu bouffi par son appétit grotesque. L’Algérie ne lui suffisait pas, ni même la Tunisie, il lui fallait avaler notre pays ! Pauvre Maroc ! Pauvre Lalla França ! » Et soudain, au milieu de son discours, il s’arrêtait, buvait une gorgée d’eau, s’emparait d’un balai et se mettait à nettoyer la place. En repartant, le conteur négligeait toujours de ramasser son bol rempli de pièces, préférant le laisser aux mendiants qui, disait-il, en avaient plus besoin que lui. La police avait envoyé maintes fois quelqu’un l’écouter. Mais on n’avait jamais rien trouvé à lui reprocher : il racontait des histoires et ne troublait pas l’ordre public. Au cours de son récit, le conteur jouait tous les rôles à la fois, se déguisait parfois, prenait des poses provocantes, et surtout savait regagner en permanence l’attention de son public. C’était un comédien doublé d’un poète qui, pour désarçonner son auditoire, aimait toujours commencer par ces mots : « Vous qui prêtez oreille à mes histoires, écoutez le conseil de celui qui a grandi dans les dunes et qui a toujours vécu sur la crête des passions : soyez méchants ! N’hésitez pas : soyez méchants ! Si je m’égare, rappelez-moi à l’ordre, votre méchanceté doit rester toujours en éveil. Et ne baissez surtout jamais la garde, sympathisez avec le Mal, ce Mal qui croît en nous comme une plante vénéneuse, une algue puante et tueuse qui nourrit notre bile et en fait un poison déversé dans les rigoles de la vie. Soyez méchants, je ne veux pas de votre indulgence. Mon âge, mes crevasses, mes nombreuses failles, ma mémoire qui va et vient peuvent à tout moment me trahir, faire que mes histoires se chevauchent, se confondent et vous égarent. Soyez méchants, vous vivrez longtemps ! Cruels et mauvais. Impitoyables et sans état d’âme ! Soyez méchants, vous gagnerez du temps ! » Le conteur était un sage. Il savait qu’il était inutile d’appeler les gens à être bons, que la bonté n’avait pas besoin de béquilles pour avancer. Un soir qu’il était de passage à Fès, tandis que s’était formé autour de lui un petit attroupement, Goha décida de changer de registre et entreprit de raconter une histoire, que jamais on ne l’avait entendu conter : « Une fois n’est pas coutume, ce soir je m’en vais vous conter une histoire d’amour, un amour fou et impossible pourtant vécu jusqu’au dernier souffle par chacun de ses personnages. Mais comme vous le verrez, derrière cette histoire miraculeuse, il y a aussi beaucoup de haine et de mépris, de méchanceté et de cruauté. C’est normal. L’homme est ainsi. Je préférais que vous le sachiez pour que vous ne vous étonniez de rien. « Il était donc une fois, dans la ville de Fès, un petit garçon prénommé Amir né dans une famille de commerçants dont on disait qu’ils étaient descendants de la lignée du prophète. « C’était le jour des premières pluies, son petit frère venait d’avoir un an, quand soudain le bruit se répandit dans la ville que le Mendiant était revenu. Ceux qui l’avaient croisé racontaient que sa voix, grave et forte, était effrayante ; que ses paupières tremblaient toujours légèrement, nerveusement ; qu’il lui suffisait d’un geste de la main pour convaincre quiconque de renoncer à se mettre en travers de sa route. Et tous s’accordaient à dire qu’il dégageait une odeur insupportable, qui le précédait et restait longtemps après son départ. Nul n’avait osé jusque-là s’approcher de lui ou lui donner l’aumône. Son visage, pourtant, disait autre chose. Ses yeux surtout, clairs et larges, dégageaient une étrange lumière. « Que voulait le Mendiant, d’où venait-il, quel était son nom ? Personne ne pouvait le dire. Mais les enfants le baptisèrent aussitôt El Ghool (le monstre), El Ghaddar (le traître) ou El Henche (le serpent). Les adultes, eux, l’appelaient Ould Lehrâme (le bâtard), celui qui annonce le malheur. « Quelques jours après son passage, une épidémie de typhus se répandit dans Fès. Le petit frère d’Amir fut emporté en quelques heures. Amir eut cependant la chance, ainsi que ses parents, d’échapper à la maladie. « Après quelques jours d’inquiétude, Fès fut largement épargnée. L’épidémie s’était déplacée dans les montagnes et les villages où la mort avait tant à faire. Fès en acquit du jour au lendemain le statut de “Ville sacrée” sans qu’aucune autorité religieuse ne s’en mêlât. « Mais Fès, en secret, redoutait le retour du Mendiant, dont le souvenir subsistait dans les mémoires. Heureusement, jusque-là, les prières à la Grande Mosquée semblaient l’avoir repoussé. « Toute son enfance, aux premières pluies de la saison, le son grave de la voix du Mendiant revenait résonner aux oreilles d’Amir, et une peur indescriptible s’emparait de lui. En grandissant, Amir finit par l’oublier, il se persuada en revanche que, si la mort l’avait ignoré, c’était pour qu’il accomplisse un grand dessein sur cette terre. « Parvenu à l’âge adulte, Amir était devenu un bel homme, la peau blanche, de taille moyenne, grassouillet, la lèvre fine, la bouche bien dessinée, les épaules légèrement tombantes. Il exerçait comme ses parents le métier de commerçant dans la vieille ville de Fès, dans le quartier du Diwane. C’était un homme bon, optimiste et sans imagination, qui ne ratait aucune des cinq prières quotidiennes. Il avait été marié très jeune à Lalla Fatma, un mariage arrangé avec une fille issue d’une grande famille de Fès, et était père de quatre enfants. Trois garçons et une fille. « En ce temps-là, Fès tournait alors encore le dos au monde. Cela faisait plus de quarante ans maintenant que le Maroc était sous protectorat français et la vieille aristocratie fassie qui tenait la ville maintenait son autorité avec un calme et une sérénité remarquables. Ce qui se passait en dehors de la médina ne les concernait pas. Pour eux, le monde s’arrêtait là, dans ces ruelles, dans ces vieilles maisons dont certaines étaient des palais, attendant l’éternel retour de la saison des citronniers. Les artisans faisaient de l’artisanat, les commerçants commerçaient, les seigneurs se déplaçaient à cheval dans les ruelles étroites et n’avaient aucun doute sur leur supériorité de classe. C’étaient eux d’ailleurs qui, au dix-neuvième siècle, avaient choisi la petite place ronde entre Achabine et Chémayine au fin fond de la médina pour instaurer un jeudi par mois un marché où l’on vendait des esclaves noires ramenées d’Afrique. « L’esclavage était naturel. Il sévissait partout dans le monde, et les Fassis n’étaient pas disposés à changer quoi que ce fût dans l’ordre injuste du monde. Ils se contentaient de vivre selon les traditions et pensaient qu’ils avaient le devoir de les perpétuer et de les protéger. Les premières esclaves étaient arrivées au Maroc grâce au commerce que les Fassis les plus entreprenants faisaient avec les pays d’Afrique les plus proches. Même s’ils partageaient le même continent, loin d’eux l’idée de se considérer comme des Africains. Les Fassis étaient blancs donc supérieurs aux Noirs d’où qu’ils viennent. « À Fès, à la veille de l’indépendance du pays, rien ne devait changer, rien ne pouvait changer. Les Français observaient cela de loin. Une chape de laine et de coton était posée sur la ville. Pourtant tant d’histoires et de secrets s’étaient scellés là, au fil des siècles. Curieusement personne n’était là pour les dire, les dévoiler, les expulser hors de cette société satisfaite d’elle-même, de ses origines, de ses traditions, de sa culture qui se confondait avec les valeurs de l’islam. De nombreux juifs et musulmans, chassés d’Andalousie par Isabelle la Catholique, avaient pourtant trouvé refuge à Fès et avaient assuré la richesse de la ville, son renouveau, et son originalité. On pouvait, paraît-il, s’y convertir sans même changer de nom. Mais cette époque paraissait révolue. « Pour approvisionner son commerce en épices et en produits rares, Amir se rendait tous les ans au Sénégal et quittait Fès pendant de longs mois. Là-bas, son père et son grand-père, qui faisaient ce commerce avant lui, avaient l’habitude de prendre femme pour la durée de leur séjour. Amir, qui aimait respecter les règles, et se serait reproché de faire là quelque chose d’interdit par la religion, avait consulté sur la question Moulay Ahmad, le grand professeur de théologie à l’Université Al Quaraouiyine, et lui avait demandé si “le mariage de plaisir”, comme on le nommait, n’était pas un péché, un acte qui contrarierait sa foi et blesserait son épouse. Amir avait, en vérité, sur la question quelques scrupules. « Moulay Ahmad le rassura. Il lui cita le verset 24 de la sourate “Les femmes” : “… il vous est loisible d’utiliser vos biens pour vous marier honnêtement et non pour vivre en concubinage. C’est une obligation pour vous de remettre la dot convenue à celle avec laquelle vous aurez consommé le mariage…” Autrement dit, il est légal, pour un homme absent de son foyer pour de longues périodes, de contracter un mariage “de plaisir”, “de jouissance”, “de bien-être”, qui garantit à la femme une dot et le respect de celui qui l’a épousée. Dieu a institué cela pour lutter contre la prostitution. « “Il est vrai, commenta Moulay Ahmad, que le mariage de plaisir contracté hors du foyer conjugal pour une période donnée a un parfum d’interdit, qu’il peut exciter les bas instincts de l’homme. Il ne doit cependant en aucun cas être compris comme un encouragement à humilier la femme légitime laissée à la maison, ou maltraiter celle avec laquelle vous consommez un mariage pour quelque temps. Cette notion de ‘plaisir’est liée à la brièveté de la relation. L’autre mariage, installé dans le temps et pour la procréation, n’évacue pas le plaisir, mais le dilue.” « Amir écoutait le maître très attentivement : « “On dit que notre prophète bien-aimé aurait contracté un mariage de plaisir. Mais que le deuxième calife, Omar ibn al-Khattâb, a proscrit cette version avant de mourir. En fait, c’est un des points de divergence avec les chiites qui l’autorisent et les sunnites qui s’en méfient. Mais de nombreuses discussions ont eu lieu entre les théologiens sunnites sur le sujet, et al-Châfi, par exemple, a validé ce mariage à partir du moment où les intentions des conjoints sont claires, et que sa durée est bien limitée dans le temps. C’est pourquoi cette pratique se perpétue aujourd’hui encore, l’essentiel étant de rester dans les limites de la décence et du respect de la femme.” « Amir, rassuré et apaisé, contracta dès lors, à chacun de ses voyages en

Description:
Dans l’islam, il est permis à un homme qui part en voyage de contracter un mariage à durée déterminée pour ne pas être tenté de fréquenter les prostituées. On le nomme « mariage de plaisir ». C’est ainsi qu’Amir, un commerçant prospère de Fès, épouse temporairement Nabou, un
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