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Le livre de mon ami Anatole FRANCE PDF

165 Pages·2002·0.59 MB·French
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Juin 2002 Le livre de mon ami Anatole FRANCE Pour un meilleur confort de lecture, je vous conseille de lire ce livre en plein Øcran [CTRL]+L Le webmaster de Pitbook.com LE LIVRE DE PIERRE 31 dØcembre 188... Net mezzo del cammin di nostra vita... Au milieu du chemin de la vie... Ce vers, par lequel Dante commence la premiŁre cantate de La Divine ComØdie, me vient (cid:224) la pensØe, ce soir, pour la centiŁme fois peut-Œtre. Mais c’est la premiŁre fois qu’il me touche. Avec quel intØrŒt je le repasse en esprit, et comme je le trouve sØrieux et plein! C’est qu’(cid:224) ce coup j’en puis faire l’application (cid:224) moi-mŒme. Je suis, (cid:224) mon tour, au point oø fut Dante quand le vieux soleil marqua la premiŁre annØe du XIVe siŁcle. Je suis au milieu du chemin de la vie, (cid:224) supposer ce chemin Øgal pour tous et menant (cid:224) la vieillesse. Mon Dieu! je savais, il y a vingt ans, qu’il faudrait en arriver l(cid:224): je le savais, mais je ne le sentais pas. Je me souciais alors du milieu du chemin de la vie comme de la route de Chicago. Maintenant que j’ai gravi la c(cid:244)te, je retourne la tŒte pour embrasser d’un regard tout l’espace que j’ai traversØ si vite, et le vers du poŁte florentin me remplit d’une telle rŒverie, que je passerais volontiers la nuit devant mon feu (cid:224) soulever des fant(cid:244)mes. Les morts sont si lØgers, hØlas! Il est doux de se souvenir. Le silence de la nuit y invite. Son calme apprivoise les revenants, qui sont timides et fuyants par nature et veulent l’ombre avec la solitude pour venir parler (cid:224) l’oreille de leurs amis vivants. Les rideaux des fenŒtres sont tirØs, les portiŁres pendent (cid:224) plis lourds sur le tapis. Seule une porte est entrouverte, l(cid:224), du c(cid:244)tØ oø mes yeux se tournent par instinct. Il en sort une lueur d’opale; il en vient des souffles Øgaux et doux, dans lesquels je ne saurais distinguer moi-mŒme celui de la mŁre de ceux des enfants. Dormez, chØris, dormez! Nel mezzo del cammin di nostra vita... Au coin du feu qui meurt, je rŒve et je me figure que cette maison de famille, avec la chambre oø luit en tremblant la veilleuse et d’oø s’exhalent ces souffles purs, est une auberge isolØe sur cette grand-route dont j’ai dØj(cid:224) suivi la moitiØ. Dormez, chØris; nous repartirons demain! Demain! Il fut un temps oø ce mot contenait pour moi la plus belle des magies. En le pronon(cid:231)ant, je voyais des figures inconnues et charmantes me faire signe du doigt et murmurer: «Viens!» J’aimais tant la vie, alors! J’avais en elle la belle confiance d’un amoureux, et je ne pensais pas qu’elle pßt me devenir sØvŁre, elle qui pourtant est sans pitiØ. Je ne l’accuse pas. Elle ne m’a pas fait les blessures qu’elle a faites (cid:224) tant d’autres. Elle m’a mŒme quelquefois caressØ par hasard, la grande indiffØrente! En retour de ce qu’elle m’a pris ou refusØ, elle m’a donnØ des trØsors auprŁs desquels tout ce que je dØsirais n’Øtait que cendre et fumØe. MalgrØ tout, j’ai perdu l’espØrance, et maintenant je ne puis entendre dire: «(cid:192) demain!» sans Øprouver un sentiment d’inquiØtude et de tristesse. Non! je n’ai plus confiance en mon ancienne amie la vie. Mais je l’aime encore. Tant que je verrai son divin rayon briller sur trois fronts blancs, sur trois fronts aimØs, je dirai qu’elle est belle et je la bØnirai. Il y a des heures oø tout me surprend, des heures oø les choses les plus simples me donnent le frisson du mystŁre. Ainsi, il me para(cid:238)t, en ce moment, que la mØmoire est une facultØ merveilleuse et que le don de faire appara(cid:238)tre le passØ est aussi Øtonnant et bien meilleur que le don de voir l’avenir. C’est un bienfait que le souvenir. La nuit est calme, j’ai rassemblØ les tisons dans la cheminØe et ranimØ le feu. Dormez, chØris, dormez! J’Øcris mes souvenirs d’enfance et c’est POUR VOUS TROIS PREMI¨RES CONQU˚TES I LES MONSTRES Les personnes qui m’ont dit ne rien se rappeler des premiŁres annØes de leur enfance m’ont beaucoup surpris. Pour moi, j’ai gardØ de vifs souvenirs du temps oø j’Øtais un trŁs petit enfant. Ce sont, il est vrai, des images isolØes, mais qui, par cela mŒme, ne se dØtachent qu’avec plus d’Øclat sur un fond obscur et mystØrieux. Bien que je sois encore assez ØloignØ de la vieillesse, ces souvenirs, que j’aime, me semblent venir d’un passØ infiniment profond. Je me figure qu’alors le monde Øtait dans sa magnifique nouveautØ et tout revŒtu de fra(cid:238)ches couleurs. Si j’Øtais un sauvage, je croirais le monde aussi jeune ou, si vous voulez, aussi vieux que moi. Mais j’ai le malheur de n’Œtre point un sauvage. J’ai lu beaucoup de livres sur l’antiquitØ de la terre et l’origine des espŁces, et je mesure avec mØlancolie la courte durØe des individus (cid:224) la longue durØe des races. Je sais donc qu’il n’y a pas trŁs longtemps que j’avais mon lit (cid:224) galerie dans une grande chambre d’un vieil h(cid:244)tel fort dØchu, qui a ØtØ dØmoli depuis pour faire place aux b(cid:226)timents neufs de l’(cid:201)cole des beaux-arts. C’est l(cid:224) qu’habitait mon pŁre, modeste mØdecin et grand collectionneur de curiositØs naturelles. Qui est-ce qui dit que les enfants n’ont pas de mØmoire? Je la vois encore, cette chambre, avec son papier vert (cid:224) ramages et une jolie gravure en couleurs qui reprØsentait, comme je l’ai su depuis, Virginie traversant dans les bras de Paul le guØ de la riviŁre Noire. Il m’arriva dans cette chambre des aventures extraordinaires. J’y avais, comme j’ai dit, un petit lit (cid:224) galerie qui restait tout le jour dans un coin et que ma mŁre pla(cid:231)ait, chaque nuit, au milieu de la chambre, sans doute pour le rapprocher du sien, dont les rideaux immenses me remplissaient de crainte et d’admiration. C’Øtait toute une affaire de me coucher. Il y fallait des supplications, des larmes, des embrassements. Et ce n’Øtait pas tout: je m’Øchappais en chemise et je sautais comme un lapin. Ma mŁre me rattrapait sous un meuble pour me mettre au lit. C’Øtait trŁs gai. Mais (cid:224) peine Øtais-je couchØ, que des personnages tout (cid:224) fait Øtrangers (cid:224) ma famille se mettaient (cid:224) dØfiler autour de moi. Ils avaient des nez en bec de cigogne, des moustaches hØrissØes, des ventres pointus et des jambes comme des pattes de coq. Ils se montraient de profil, avec un oeil rond au milieu de la joue, et dØfilaient, portant balais, broches, guitares, seringues et quelques instruments inconnus. Laids comme ils Øtaient, ils n’auraient pas dß se montrer; mais je dois leur rendre une justice: ils se coulaient sans bruit le long du mur, et aucun d’eux, pas mŒme le plus petit et le dernier, qui avait un soufflet au derriŁre, ne fit jamais un pas vers mon lit. Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels ils glissaient sans prØsenter une Øpaisseur apprØciable. Cela me rassurait un peu; d’ailleurs, je veillais. Ce n’est pas en pareille compagnie, vous pensez bien, qu’on ferme l’oeil. Je tenais mes yeux ouverts. Et pourtant (cela est un autre prodige) je me retrouvais tout (cid:224) coup dans la chambre pleine de soleil, n’y voyant que ma mŁre en peignoir rose et ne sachant pas du tout comment la nuit et les monstres s’en Øtaient allØs. «Quel dormeur tu fais!» disait ma mŁre en riant. Il fallait, en effet, que je fusse un fameux dormeur. Hier, en fl(cid:226)nant sur les quais, je vis dans la boutique d’un marchand de gravures un de ces cahiers de grotesques dans lesquels le Lorrain Callot exer(cid:231)a sa pointe fine et dure et qui se sont faits rares. Au temps de mon enfance, une marchande d’estampes, la mŁre Mignot, notre voisine, en tapissait tout un mur, et je les regardais chaque jour, en allant (cid:224) la promenade et en en revenant; je nourrissais mes yeux de ces monstres, et, quand j’Øtais couchØ dans mon petit lit (cid:224) galerie, je les revoyais sans avoir l’esprit de les reconna(cid:238)tre. O magie de Jacques Callot! Le petit cahier que je feuilletais rØveilla en moi tout un monde Øvanoui, et je sentis s’Ølever dans mon (cid:226)me comme une poussiŁre embaumØe au milieu de laquelle passaient des ombres chØries. II LA DAME EN BLANC En ce temps-l(cid:224), deux dames habitaient la mŒme maison que nous, deux dames vŒtues l’une tout de blanc, l’autre tout de noir. Ne me demandez pas si elles Øtaient jeunes: cela passait ma connaissance. Mais je sais qu’elles sentaient bon et qu’elles avaient toutes sortes de dØlicatesses. Ma mŁre, fort occupØe et qui n’aimait pas (cid:224) voisiner, n’allait guŁre chez elles. Mais j’y allais souvent, moi, surtout (cid:224) l’heure du goßter, parce que la dame en noir me donnait des g(cid:226)teaux. Donc, je faisais seul mes visites. Il fallait traverser la cour. Ma mŁre me surveillait de sa fenŒtre, et frappait sur les vitres quand je m’oubliais trop longtemps (cid:224) contempler le cocher qui pansait ses chevaux. C’Øtait tout un travail de monter l’escalier (cid:224) rampe de fer, dont les hauts degrØs n’avaient point ØtØ faits pour mes petites jambes. J’Øtais bien payØ de ma peine dŁs que j’entrais dans la chambre des dames; car il y avait l(cid:224) mille choses qui me plongeaient dans l’extase. Mais rien n’Øgalait les deux magots de porcelaine qui se tenaient assis sur la cheminØe, de chaque c(cid:244)tØ de la pendule. D’eux-mŒmes, ils hochaient la tŒte et tiraient la langue. J’appris qu’ils venaient de Chine et je me promis d’y aller. La difficultØ Øtait de m’y faire conduire par ma bonne. J’avais acquis la certitude que la Chine Øtait derriŁre l’Arc de Triomphe, mais je ne trouvais jamais moyen de pousser jusque-l(cid:224). Il y avait aussi, dans la chambre des dames, un tapis (cid:224) fleurs, sur lequel je me roulais avec dØlices, et un petit canapØ doux et profond, dont je faisais tant(cid:244)t un bateau, tant(cid:244)t un cheval ou une voiture. La dame en noir, un peu grasse, je crois, Øtait trŁs douce et ne me grondait jamais. La dame en blanc avait ses impatiences et ses brusqueries, mais elle riait si joliment! Nous faisions bon mØnage tous les trois, et j’avais arrangØ dans ma tŒte qu’il ne viendrait jamais que moi dans la chambre aux magots. La dame en blanc, (cid:224) qui je fis part de cette dØcision, se moqua bien un peu de moi, (cid:224) ce qu’il me sembla; mais j’insistai et elle me promit tout ce que je voulus. Elle promit. Un jour pourtant, je trouvai un monsieur assis dans mon canapØ, les pieds sur mon tapis et causant avec mes dames d’un air satisfait. Il leur donna mŒme une lettre qu’elles lui rendirent aprŁs l’avoir lue. Cela me dØplut, et je demandai de l’eau sucrØe parce que j’avais soif et aussi pour qu’on f(cid:238)t attention (cid:224) moi. En effet, le monsieur me regarda. «C’est un petit voisin, dit la dame en noir. - Sa mŁre n’a que celui-l(cid:224), n’est-il pas vrai? reprit le monsieur. - Il est vrai, dit la dame en blanc. Mais qu’est-ce qui vous a fait croire cela? - C’est qu’il a l’air d’un enfant g(cid:226)tØ, reprit le monsieur. Il est indiscret et curieux. En ce moment, il ouvre des yeux comme des portes cochŁres. » C’Øtait pour le mieux voir. Je ne veux pas me flatter, mais je compris admirablement, aprŁs la conversation, que la dame en blanc avait un mari qui Øtait quelque chose dans un pays lointain, que le visiteur apportait une lettre de ce mari, qu’on le remerciait de son obligeance, et qu’on le fØlicitait d’avoir ØtØ nommØ premier secrØtaire. Tout cela ne me contenta pas et, en m’en allant, je refusai d’embrasser la dame en blanc, pour la punir. Ce jour-l(cid:224), au d(cid:238)ner, je demandai (cid:224) mon pŁre ce que c’Øtait qu’un secrØtaire. Mon pŁre ne me rØpondit point, et ma mŁre me dit que c’Øtait un petit meuble dans lequel on range des papiers. Con(cid:231)oit- on cela? On me coucha, et les monstres, avec un oeil au milieu de la joue, dØfilŁrent autour de mon lit en faisant plus de grimaces que jamais. Si vous croyez que je pensai le lendemain au monsieur que j’avais trouvØ chez la dame en blanc, vous vous trompez; car je l’avais oubliØ de tout mon coeur, et il n’eßt tenu qu’(cid:224) lui d’Œtre (cid:224) jamais effacØ de ma mØmoire. Mais il eut l’audace de se reprØsenter chez mes deux amies. Je ne sais si ce fut dix jours ou dix ans aprŁs sa premiŁre visite. J’incline (cid:224) croire aujourd’hui que ce fut dix jours. Il Øtait Øtonnant, ce monsieur, de prendre ainsi ma place. Je l’examinai, cette fois, et ne lui trouvai rien d’agrØable. Il avait des cheveux trŁs brillants, des moustaches noires, des favoris noirs, un menton rasØ avec une fossette au milieu, la taille fine, de beaux habits, et sur tout cela un air de contentement. Il parlait du cabinet du ministre des Affaires ØtrangŁres, des piŁces de thØ(cid:226)tre, des modes et des livres nouveaux, des soirØes et des bals dans lesquels il avait vainement cherchØ ces dames. Et elles l’Øcoutaient! (cid:201)tait-ce une conversation, cela? Et ne pouvait-il parler, comme faisait avec moi la dame en noir, du pays oø les montagnes sont en caramel, et les riviŁres en limonade? Quand il fut parti, la dame en noir dit que c’Øtait un jeune homme charmant. Je dis, moi, qu’il Øtait vieux et qu’il Øtait laid. Cela fit beaucoup rire la dame en blanc. Ce n’Øtait pas risible, pourtant. Mais voil(cid:224), elle riait de ce que je disais ou bien elle ne m’Øcoutait pas parler. La dame en blanc avait ces deux dØfauts, sans compter un troisiŁme qui me dØsespØrait: celui de pleurer, de pleurer, de pleurer. Ma mŁre m’avait dit que les grandes personnes ne pleuraient jamais. Ah! c’est qu’elle n’avait pas vu comme moi la

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