AbdellAh TAïA le jour du roi r o m a n ÉdiTionS du Seuil 25, bd Romain-Rolland, Paris xive 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 5 5/05/10 15:05:01 isbn 978-02-2-100253-9 © Éditions du Seuil, août 2010 le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles l.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.editionsduseuil.fr 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 6 5/05/10 15:05:01 Pour Tristan huguen 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 7 5/05/10 15:05:01 je suis devant lui. je rêve. Mais je ne rêve pas. C’est lui. Vraiment lui. un homme que je connais bien. Trop bien. Son visage est comme dans les images affichées partout, comme l’image de lui qui passe à la télévision marocaine tous les soirs. un visage rond. Petit nez. des yeux forts, durs, ils ne plaisantent jamais. un visage offert, dominant. un peu noir. lointain. Proche. il a du charme. détermi- nation. Cruauté. Tendresse. Tout est là. je le reconnais. je ne rêve pas. je n’en reviens toujours pas. je suis devant lui. lui ? Sûr ? oui… lui. C’est lui. il est là-bas, au fond, il ne me voit pas. je vais vers lui. je n’ai pas d’autre choix. il m’attire, il me domine. je suis à lui. il est le roi. le roi Hassan ii. il est beau. je l’aime. Sans douter, je l’aime. on m’a appris à l’aimer. À dire son nom. À le crier. il est beau. il est important. Tellement beau, tellement important. 9 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 9 5/05/10 15:05:01 le jour du roi on est dans un salon. immense. un hangar. un hangar- salon. jamais je n’aurais pu imaginer l’existence d’un salon aussi grand, sans limites. je suis impressionné, mais pas intimidé. le roi est devant moi. le roi est loin. je veux le voir de plus près. je cours vers lui. je cours, je cours. Sans respirer. Puis je tombe. des gens rient. je réalise que je ne suis pas seul avec le roi. Mon roi. Autour de lui, un souk. Beaucoup de femmes. elles sont toutes très élégantes dans des caftans solaires somptueux. elles sont toutes très belles. elles viennent de toutes les régions du Maroc. elles rient de moi. Cela les amuse : moi qui tombe et sur le point de pleurer. elles rient longtemps sans vraiment me regarder. Sans demander aux serviteurs noirs, qui sont aussi jeunes et beaux qu’elles, d’aller m’aider, me secourir. elles rient. Avec élégance. Bientôt, toujours au sol, curieusement nu, moi aussi je commence à rire. et je me relève et je cours de nouveau. le roi est toujours loin. là-bas. le roi ne rit pas comme à la télévision. le roi est soudain tout proche. il m’arrête. je m’arrête. je me prosterne. il me dit : « Comment je m’appelle ? » je réponds, naïf, simplet : « Hassan ii… le roi Hassan ii du Maroc. » il me dit : « Non. Mon nom de famille ? Quel est mon nom de famille ? » 10 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 10 5/05/10 15:05:01 le jour du roi je ne le sais pas. je ne le retrouve pas. l’ai-je su un jour ? je réfléchis. je regarde le roi. une seconde. je baisse la tête. je ne suis pas un rebelle. Pour moi, un roi n’a pas besoin de nom de famille. C’est pour cela qu’il est roi et qu’il est le plus fort et qu’il commande à des sujets qui sont, eux, obligés de porter des noms de famille pour exister, vivre, obéir. je ne le sais pas. je suis muet devant le roi. la tête baissée. je ferme les yeux. il répète, sans se fâcher : « Quel est mon nom de famille ? » je ne le sais pas. je suis toujours muet. où suis-je ? Que faire, maintenant ? je lève la tête. je suis en train de regarder le roi. je suis un héros. il n’a pas l’air méchant. il a l’air normal, un être humain, pas un monstre royal. il est calme. un peu amusé. de plus en plus amusé. Par moi ? Par la situation ? il tend la main vers moi, sans m’atteindre, comme pour me caresser la tête et la nuque. il les caresse. je ferme les yeux. je les ouvre. il s’est rapproché de moi. Ses deux mains sont autour de mon cou, qu’il serre de plus en plus fort. « Mon nom de famille ? Vite, vite… Mon nom de famille ? Vite, j’ai dit… » je creuse dans ma tête un trou. dans ma mémoire un puits. je vais au fond, tout au fond. 11 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 11 5/05/10 15:05:01 le jour du roi le roi : je suis né avec lui, je ne connais que lui, je ne vois que lui, je ne respecte que lui. il est partout. il est le Maître. il est le Père. il est dieu. Comment ne pas connaître son nom de famille ? Comment ignorer cette importante information sur lui ? Comment ? en a-t-il un ? je creuse toujours. je réfléchis. je réfléchis. je ne respire plus. je ne respire plus. je pars. rouge. je ne rêve pas. je ne rêve plus. le roi me lâche. je tombe. je suis à terre. Seul. une femme s’approche de moi. elle souffle sur mon visage un chant en berbère. elle me relève. je me laisse faire. elle s’arrête de chanter. elle est douce. elle me dit, en arabe, dans l’oreille gauche : « Va vers lui, va vers le roi, c’est comme ton père. C’est ton père. » et elle me pousse, violemment, dans sa direction. je ne m’attendais pas à cette violence, à cette trahison. je ne suis plus rien. je tombe de nouveau. je suis par terre, aux pieds du roi qui me regarde. Ses yeux ont changé. ils sont dans la nuit. le roi rit. Fort. il s’arrête de rire. d’un seul coup. les femmes dans le salon rient alors, fort, très fort, méchamment. elles me disent toutes, d’une seule voix : « C’est ton père, va, va… C’est ton père… C’est ton père… » 12 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 12 5/05/10 15:05:01 le jour du roi j’ai sursauté. j’étais dans le sommeil. je n’y étais plus. j’étais réveillé. dans le noir. Par terre. Seul dans la chambre pauvre. Au milieu des ronflements de mon père. j’avais peur. Mon cœur aussi : il allait bientôt s’arrêter de battre. je ne me souvenais pas du rêve que je faisais, le rêve noir de cette nuit au début de l’été encore en moi. je ne me souvenais de rien. où est ma tête ? où sont mes pieds ? et ma peau ? je les cherche. les yeux ouverts dans le noir, je les cherche. Sans comprendre, j’ai dit, j’ai crié : « Non, non, il n’est pas mon père. le roi n’est pas mon père. » et j’ai pleuré. Chaud. Toujours dans la peur. Sans mon cœur. Puis de nouveau dans le sommeil. dans le rêve. je suis au pied du trône. Aux pieds de mon commandeur. Mon bonheur n’est plus. Mon amour n’est plus. je suis un condamné. un fou du roi. je pleure. longtemps ? je suffoque. 13 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 13 5/05/10 15:05:01 le jour du roi le roi fait : « Chuuuut ! » les autres femmes font : « Chuuuut ! » je m’arrête. de vivre. je me relève, la tête baissée. je veux parler. je n’ose pas. je veux dire une chose que je viens de trouver. une réponse que je crois intelligente. je n’ose pas, je n’ose pas… un serviteur noir s’approche de moi. il me dit : « Plus tard ton châtiment sera pire, pire que tout… Tu danseras nu la danse du ventre devant nous tous… » devant le roi ? je suis un instant heureux : j’ai toujours aimé être nu. Puis c’est la panique tout en moi. je crie ma réponse. « Vous êtes le roi Hassan ben Mohammed. » je suis soulagé. j’ai trouvé. le roi sourit. je vois ses dents, blanches, trop blanches. elles brillent. il lève la main droite, fait un petit signe à un serviteur blanc. Celui-ci vient aussitôt vers moi et me donne une gifle. une gifle monumentale, sur la joue droite. je tombe. il me relève. il me donne une autre gifle sur la joue gauche. je tombe. il me relève et dit au roi : « Mission accomplie, Majesté. » et il s’éloigne. il n’est plus un serviteur blanc. il est devenu un ser- viteur noir. j’ai mal. Très mal. je vais vomir. des larmes en rivières coulent de mes yeux. le roi a l’air d’avoir pitié de moi. il me regarde 14 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 14 5/05/10 15:05:01 le jour du roi gentiment, très gentiment. il me dit d’essuyer mes larmes. je m’exécute. il se lève. Claque des doigts, trois fois. Tout le monde baisse la tête et se cache les yeux avec les mains. Sauf moi. j’imite les autres, je baisse la tête sans fermer les yeux. le roi ne dit rien. il règne maintenant un silence impressionnant, inédit pour moi. le roi est debout. Trois serviteurs noirs, plus noirs que les autres, sont autour de lui. ils le déshabillent. Complè- tement. rapidement. ils lui enlèvent tous ses vêtements. Même le slip. le roi est nu. je l’ai vu. je baisse encore plus la tête. et je ferme vraiment les yeux cette fois-ci. je ne veux pas voir cette chose impos- sible, inimaginable : Hassan ii nu ! je ne veux pas com- mettre ce crime. je veux vivre. Vivre à côté du soleil du jour. je reste comme ça un long moment. Toute une nuit peut-être. je m’endors. on me réveille. le hangar-salon est vide. Toutes les femmes sont parties. les volets sont fermés. il n’y a presque plus de lumière. il n’y a que Hassan ii, les trois serviteurs plus noirs que noirs et moi. Hassan ii porte maintenant une magnifique 15 100253 – JOUR DU ROI BAT_GC.indd 15 5/05/10 15:05:01
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