265 A RTS LE GOTHIQUE ANGEVIN EN TOURAINE Alain SCHULÉ* RÉSUMÉ : La naissance de l’architecture gothique dénommée « angevine » s’est produite dans le même temps que celle de l’Île-de-France (francigenum opus). Elle est liée à un contexte politique particulier, celui de l’apogée atteint par la dynastie française des Plantagenêts. Ce style d’architecture se caractérise par des voûtes à croisées d’ogives qui se présentent fortement bombées ; elles n’ont pas besoin d’être contrebutées par des arcs-boutants. Elle occupent tout ou partie de maintes églises de Touraine. ABSTRACT: The birth of Gothic architecture called « Angevine » occured at the same time as that of Île-de-France (francigenum opus). It is linked to a particular geopolitical context, that of the peak reached by the French dynasty of the Plantagenêts. That style is characterized by very bulged ribbed vaults, which do not need to have counter-abut- ments by flying buttresses.They occupy all or part of the vaulting in many churches in Touraine, (France). La naissance de l’art gothique apparaît essentiellement liée au berceau francilien, et on la date généralement de la consécration en 1144 de l’abbatiale de Saint-Denis, dont le chœur, qui sera modifié au XIIIe siècle, constitue alors la nouvelle donne architecturale. Dans la même période charnière, un autre foyer de gestation se constitue dans l’Ouest de la France. S’y fait jour un style * Membre de l’Académie de Touraine. Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Touraine, tome 27, 2014, p. 265-284. 266 original dénommé communément « gothique angevin », selon l’appellation, géographique, adoptée par Viollet-le-Duc. Un peu plus tôt, se fondant sur le contexte historique, Godard-Faultrier, un angevin, avait proposé la dénomi- nation de « gothique Plantagenêt ». La dynastie s’étant longtemps prolongée Outre-Manche, ce terme pouvait prêter à confusion, et son usage a paru moins approprié. L’AUBE DE L’ARCHITECTURE GOTHIQUE EN VAL DE LOIRE La grande mutation architecturale qui va se produire au cœur du XIIe siècle est reliée à un contexte d’essor économique amorcé deux siècles auparavant et qui a permis le foisonnement des édifices de style roman. Les manuels d’Histoire ne manquent pas de citer le moine clunisien Raoul Glaber affirmant que, au lendemain de l’an Mil : « la terre se couvre d’un blanc manteau d’églises ». Tours commence à oublier les invasions normandes dont la dernière, en 903, a incendié la grande église de Saint-Martin dont le renom est tel que Raoul Glaber, évoquant l’essor monumental du XIe siècle, cite en premier la reconstruction de la collégiale entreprise en 1014. Un nouvel élan bâtisseur Entre le Xe et le XIIe siècles, la croissance démographique a plus que doublé la population française, et encore davantage celle des villes où commence ce qu’il est convenu d’appeler le « Temps des cathédrales » dont les premières réalisations se rassemblent au centre du Bassin parisien. Il s’amorce à Sens (1135), avant Paris (1163). À Tours, la cathédrale, incendiée en 1166 au cours des luttes entre le roi Louis VII et le comte d’Anjou, ne se reconstruira qu’un siècle plus tard. Il convient d’observer que ce n’est que progressivement que les formes spécifiques de l’architecture romane, où domine l’arc en plein cintre, vont être remplacées. Elles demeurent dans nombre de façades (Saint-Denis, Laon, Chartres) et dans les arcatures des nefs. La novation essentielle réside dans l’utilisation systématique des croisées d’ogives pour les voûtes. D’où l’utili- sation du terme ogival. 267 Dans les débuts, la croisée soutenue par six piliers mono-cylindriques a pris une géométrie sexpartite, comme à Laon, Paris, et encore à Bourges, mais ici avec les piles du siècle suivant. Extérieurement, la présence des arcs-boutants relève d’un second temps ; imaginés à Sens, ce furent, pour maîtriser les poussées des hautes voûtes, des ajouts systématisés au XIIIe siècle. Une Touraine angevine Au XIIe siècle, la Touraine est largement sous le pouvoir des comtes d’Anjou. Leur présence s’amorce au Xe siècle quand Foulque Nerra (987- 1040) resserre l’emprise et inclut la province dans un domaine allant d’Angers à Vendôme. Au siècle suivant, une succession d’évènements accroît la puis- sance du lignage angevin. Foulque V le Jeune devient roi de Jérusalem et confie en 1129 ses domaines à son fils Geoffroy, après l’avoir marié à la fille unique d’Henri Ier Beauclerc, roi d’Angleterre. Geoffroy V surnommé Plantagenêt devient un bien puissant vassal pour le roi de France. Surtout quand naît en 1133 Henri, fils de Geoffroy et de Mathilde, héritière du trône d’Angleterre. La dynastie capétienne doit d’urgence se renforcer. Suger, prin- cipal conseiller de Louis VI en mauvaise santé, se hâte de marier Louis VII à la duchesse d’Aquitaine le 24 juillet 1137. Tentative de rééquilibrage des forces… Bientôt annihilée par la répudiation d’Aliénor en 1151. Situation pire quand survient son remariage avec Henri Plantagenêt devenu roi d’Angleterre, dont le vaste empire va s’étendre de l’Auvergne à l’Atlantique et des Pyrénées à l’Irlande et aux confins anglo-écossais. Au sein de cet immense domaine, la Touraine semble compter bien peu. Et pourtant, Henri II fait de Chinon une sorte de capitale continentale de son Empire ! Le Gothique de l’Ouest Comme pour le francilien, la question des voûtements de pierre s’est trouvée au centre du défi. On doit penser, par ailleurs, que l’aventure a été épaulée par Aliénor qui, jeune reine de France, a assisté à la consécration du chœur de Saint-Denis. 268 Comment réduire la propension à l’écartement des murs lourdement chargés par le poids des berceaux romans ? Il s’est agi de minimiser les pous- sées latérales d’une voûte en les reportant, le mieux possible, sur la verticale et en les concentrant en quelques points plus faciles à contrebuter. La solution reposa sur la voûte à croisée d’ogives. Avant de pénétrer en Ile-de-France, elle est apparue en d’autres lieux, en particulier en Normandie comme à l’abbatiale de Lessay, dans la Manche. La solution angevine a bénéficié d’une autre influence qui détermine sa spécificité : celle de la coupole. Elle s’est déve- loppée à travers le sud-ouest depuis Cahors, Périgueux, puis Saintes, Poitiers, et a atteint les confins ligériens pour l’abbatiale de Fontevraud, dont les quatre coupoles ont été achevées en 1160, non sans l’appui d’Aliénor. La synthèse de ces deux modèles est une formule domicale qui consiste à réaliser un bombement de la croisée d’ogives, c’est-à-dire à concevoir une clef de voûte centrale qui s’élèvera beaucoup plus haut (3,50 m à Angers) que les clefs des arcs porteurs que sont les doubleaux et formerets. Ce qui ramène alors vers la verticale la poussée de l’ensemble, si efficacement que l’on peut se passer d’arcs-boutants. Son expérimentation s’est réalisée quasi simultané- ment sur les nefs des cathédrales d’Angers et du Mans. Mais Saint-Maurice d’Angers avec son très large vaisseau sans collatéraux est une novation nette- ment plus audacieuse. Il importe, enfin, de souligner que la réalisation du bombement des nouvelles croisées d’ogives s’est trouvée étroitement liée à l’utilisation d’un matériau se prêtant aisément à la taille des appareils : la craie tuffeau, roche calcaire tendre du Crétacé supérieur dont les affleurements s’arrêtent au socle armoricain. Ainsi constate-t-on que l’extension des voûtes domicales n’a pas gagné la moitié occidentale du Maine-et-Loire, l’Anjou noir. LES VOUTES BOMBÉES DES EGLISES D’INDRE-ET-LOIRE Conservant généralement des murs, des portails, des fenêtres, sans parler des clochers, dotés uniquement d’arcs en plein cintre, leurs voûtes gothiques n’attirent pas spécialement l’attention. Ces éléments sont soit antérieurs au voûtement, soit édifiés dans le même élan. C’est, en effet, sur un porte-greffe de style roman que s’élabore l’archi- tecture nouvelle. 269 Caractéristiques structurales La voûte ogivale classique comporte trois types d’arcatures : des arcs diagonaux se croisant au centre, encadrés par des doubleaux perpendiculaires à l’axe de la nef, et des formerets parallèles à cet axe. Les premières croisées d’ogives sont simples, dépourvues de liernes. Les liernes sont les nervures qui s’ajoutent aux arcs diagonaux pour se croiser en leur milieu ; elles sont entées sur la partie supérieure des arcs, doubleaux et formerets. Ces nervures bien insérées dans la maçonnerie encadrent huit voûtains. Les voûtains, espaces compris entre deux nervures, ogives et liernes, sont garnis d’un appareil de claveaux (clefs), petites pierres taillées en biseau, en forme de coin tronqué vers le bas. Les lits de claveaux sont disposés perpendiculairement aux doubleaux et formerets, soit alignés parallèlement aux liernes. La voûte ange- vine rehausse ces arcs diagonaux et les brise, légèrement, un peu en dessous du tiers-point, pour mieux ramener les poussées à la verticale. L’appareillage présente une coquille interne (intrados), travaillant en compression, et un enveloppe externe (extrados), constituée d’un blocage assurant la rigidité, et qui diminue d’épaisseur vers le sommet. Cette technique de maçonnerie a beaucoup facilité la grande mutation gothique. Une grande diversité architecturale Dans la plupart des édifices étudiés, la spécificité angevine ne se reflète pas sur l’ensemble du voûtement. Les travées à voûtes bombées côtoient souvent des travées d’ogives postérieures à 1250. Une bonne partie a fait l’objet de rénovations en plusieurs épisodes. Il faut imaginer aussi qu’un certain nombre a disparu ; ce qui amène à penser que ces premières voûtes ogivales ont été probablement plus nombreuses. Cette diversité impose un essai de regroupement en plusieurs familles où dominent deux critères principaux. Le premier relève de l’agencement cultuel qui distingue la partie dévolue aux fidèles, la nef et éventuellement le transept, et la partie « orientée » vouée à la liturgie, le chœur et son chevet. Le second critère cernera l’importance de l’espace occupé par les voûtes domi- cales, que l’on peut apprécier par le nombre de travées. Dans certains cas, il est bien difficile de faire la distinction entre nef et chœur. 270 Les nefs de style angevin sont au nombre d’une petite dizaine, compre- nant Chinon et Amboise : - Anché : deux travées de croisées à liernes en entrant (deux autres du XV e siècle). Le voûtement a progressé d’ouest en est ; - Azay-le-rideau : le vaisseau principal comporte une abside semi-circulaire sur laquelle se sont greffées deux belles travées sans liernes, suivies de deux autres postérieures ; le voûtement a cheminé d’est en ouest ; - Saché : les travées angevines sont en position médiane, les deux premières à l’entrée sont un peu postérieures. Comme à Azay, un collatéral nord a été ajouté au XVIe siècle ; - Marcilly-sur-Maulne : nef unique comportant deux travées sans liernes donnant sur un chœur en berceau brisé ; de chaque côté une chapelle du XV e siècle ; - Notre-Dame de Rigny : une grande travée bombée qui jouxte le carré du transept ; les deux suivantes sont plates ; - Bléré : deux travées dans la partie correspondant à l’ancienne chapelle Saint-Agnès ; - Crouzilles : la nef unique se compose de trois belles travées très bombées avec liernes ; également angevin le croisillon sud du transept. Le chœur a été revoûté au XVIe siècle ; - Chinon : l’église Saint-Maurice, édifiée par Henri II en contrebas de son château, remplace un édifice dont subsiste le clocher du XIe siècle. Au temps de Jeanne d’Arc, venue y prier, elle se composait d’une nef unique à trois travées éclairées par de hautes fenêtres en plein cintre (le chœur se terminant par un chevet plat) (fig. 1). Côté nord du chœur, une chapelle de deux petites travées également angevines, soutenues par un petit pilier ; elle est éclairée par deux fenêtres, dans la continuité de celles du chevet, et deux autres côté nord. Au sud s’ajoute une chapelle jouxtant le chœur (XIV e siècle) prolongée e au XV siècle par l’édification d’un collatéral. Ce qui a supprimé les fenêtres méridionales de la nef, devenue désormais plus sombre ; - Amboise : la grande église Saint-Denis se dresse à mi-hauteur du coteau dominant la Loire. Le vaisseau central (fig. 2) impressionne par les dimen- sions de ses trois travées aux voûtes angevines qui s’élèvent à une vingtaine de mètres. La croisée du transept est particulièrement bien bombée ; les croisillons sont couverts d’un berceau brisé. Aux deux collatéraux du XIIIe siècle a été ajouté au XV e un troisième doublant celui du sud. La 271 Fig. 1 : Saint-Maurice de Chinon. Nef aux voûtes particulièrement bombées. Le plein cintre occupe les grandes arcades ouvrant sur les collatéraux ainsi que les fenêtres éclairant la nef. Les arcs doubleaux sont en arcs brisés. Il est curieux d’observer un oculus ouvert dans la voûte de la travée jouxtant le transept. Même oculus à Candes, identiquement placé. Fig. 2 : Saint-Denis d’Amboise. La nef et le mur nord où la présence du clocher roman rend aveugle une travée. Les arcs y sont en plein cintre. Au chevet, les arcs sont brisés. Aux voûtes bien bombées : lits de claveaux parallèles aux liernes et perpendiculaires aux arcs doubleaux et formerets, où sont entées les clés des liernes. 272 longueur totale de l’édifice (42 m), égale celle de Saint-Martin de Candes (41,80 m). Étant donné la déclivité du terrain, c’est sur le côté nord que se situe l’entrée principale en haut d’une dizaine de degrés dominés par un porche en plein cintre. Disposition similaire à Candes. S’ajoutent des édifices cachés, telle l’ancienne église de Loché-sur- Indrois dont subsiste la nef, convertie en maison d’habitation. C’est le grenier qui sauvegarde les voûtes bombées. Les chœurs relevant du gothique angevin sont relativement nombreux. Leur édification correspond très souvent à l’agrandissement d’une construction antérieure qui reste dépourvue de voûtes. Cela est très clair pour nombre de chœurs à deux travées angevines : - Les Essards en fournissent un bon exemple. Surplombant le modeste bourg, l’église est un édifice double, constitué d’une nef charpentée, aux murs goutterots grossiers du XIe siècle, juxtaposée à un chœur de deux travées d’ogives bombées, munies de liernes, aux murs bien appareillés. Le chevet plat est éclairé par deux fenêtres à lancettes ; - Draché : dualité tout à fait identique : chœur à deux travées avec liernes ; - Ferrière-sur-Beaulieu : même nef charpentée et chœur de deux travées bombées accompagné d’une abside à sept pans mêmement angevine ; - Chézelles : au bourg de Lièze, nef charpentée, puis carré du transept et chœur voûtés ; - La Roche-Clermault : nef lambrissée, chœur, transept et son croisillon nord sans liernes ; - Civray-de-Touraine : nef et transept en charpente, chœur à deux travées étroites et chevet plat ; - Restigné : nef charpentée refaite, chœur et chapelle nord à voûtes bombées avec liernes ; - Benais : chœur à deux travées et chapelle joignant la seconde ; - à Saint-Germain-sur-Vienne, après une partie charpentée, prend place un ensemble voûté qui double l’espace ; il est constitué de deux travées qui se démultiplient en quatre par le jeu des fines nervures qui s’entrecroisent (fig. 3). De grandes fenêtres en plein cintre l’éclairent : deux au chevet, trois côté sud et deux côté nord à cause de la présence du clocher roman. Les voûtes sont à peine bombées comme celles, disparues, de l’abbaye Toussaint 273 d’Angers. C’est probablement ce dispositif qui a nécessité l’érection de deux arcs-boutants massifs côté sud. Dans diverses églises, on repère des chœurs présentant une seule travée : - Fondettes : une travée reliée à une abside en cul-de-four ; - Limeray : abside en cul-de-four, mais chœur avec voûte à huit nervures ; nef romane rénovée au XIXe siècle ; - Reugny : une seule, entre une nef à voûte moderne et une abside restaurée ; - Dierre : une belle croisée d’ogives avec liernes, et chevet plat ; - Boussay : après nombre de remaniements demeure une croisée à huit nervures ; - Panzoult : nef du XVIe siècle, puis chœur à voûte de huit nervures et chevet plat ; - Monts : une modeste travée qui a échappé aux remaniements. En plus, le croisillon nord du transept de Saint-Branchs et un élément de la crypte de Sainte-Maure. Fig. 3 : Saint-Germain (sur-Vienne). Large vaisseau unique aux voûtes guère bombées. Nervures entrecroisées unifiées par l’axe de la grande nervure longitudinale. Certaines, au parcours oblique, relient des culs-de-lampe qui ne se font pas face. Grandes fenêtres en plein cintre : trois côté sud, deux côté nord étant donnée la présence du clocher roman. 274 Fig. 4 : Notre-Dame d’Avon-les-Roches. Les voûtes de la nef principale et de la nef collatérale apparaissent fortement bombées. Sur le carré du transept, aux arcades en tiers-point, s’ouvre le chevet semi-circulaire éclairé par trois fenêtres en plein cintre. Sur le collatéral, même style d’arcature au mur, mais ses arcs doubleaux sont particulièrement brisés. Fig. 5 : Corroirie de la Chartreuse du Liget. Vu de la route de Loches à Montrésor un haut et austère bâtiment recélant au niveau inférieur un église conventuelle du XIIe siècle. Le gothique angevin est d’autant plus occulté que les fenêtres en plein cintre de l’étage supérieur, postérieures de deux siècles, renforcent l’apparence romane de l’ensemble de l’édifice.
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