Le concept de rente appliqué aux économies de la région MENA. Pertinence et dérives Fatiha Talahite To cite this version: Fatiha Talahite. Le concept de rente appliqué aux économies de la région MENA. Pertinence et dérives. 2005. hal-00156924 HAL Id: hal-00156924 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00156924 Submitted on 24 Jun 2007 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. Le concept de rente appliqué aux économies de la région MENA pertinence et dérives1 Fatiha Talahite Chercheur au CNRS Centre d’Economie de Paris Nord Université Paris 13 Résumé : Largement répandue dans la littérature sur les pays pétroliers de la région MENA2, la notion de rente manque de fondements théoriques. La théorie de l’Etat rentier, considérée comme l’une des contributions majeures des Middle East Studies à la science politique, s’appuie sur un concept importé de l’économie politique. Or la science économique n’a pas réussi à construire une théorie unifiée de la rente et les économistes, lorsqu’ils étudient l’impact de l’exportation d’hydrocarbures sur les économies dites rentières, mobilisent généralement d’autres outils théoriques que celui de rente, exception faite de la théorie de recherche de rentes, laquelle ne concerne justement pas les ressources naturelles. Classification JEL : O13, Q33, Q34, P28 Mots-clés : revenus pétroliers ; Etat rentier ; recherche de rentes ; Moyen Orient et Afrique du Nord. Abstract : Despite the widespread use of the concept of rent within the literature on the oil countries of MENA, it is a concept lacking a sound theoretical foundation. The theory of the rentier state, considered one of the major contributions of Middle East studies to political sciences, is based on a concept imported from political economics. However, economics did not succeed in building a unified theory of rent. When studying the impact of the hydrocarbon exports on such "rentier economies”, economists generally mobilize theoretical tools other than rent; the only exception is the theory of rent-seeking, which precisely does not relate to natural resources. Classification JEL : O13, Q33, Q34, P28 Keywords : oil revenue ; rentier State ; rent-seeking ; MENA. La catégorie de rente, lorsqu’elle est utilisée à propos des économies des pays pétroliers déborde largement le cadre de son usage par la théorie économique. Définie au départ comme rente énergétique (pétrolière ou gazière), la tendance est d’élargir cette notion aux Etats, aux pays, aux 1 Une version de ce texte a été présentée au colloque international « Les enjeux énergétiques : le challenge de l’avenir », Faculté des sciences économiques, sciences de gestion et sciences commerciales, Université d’Oran (Algérie), 21-22 novembre 2004. 2 Middle East and North Africa. 1 sociétés, aux individus : on parle d’Etat rentier, de pays rentier, de société rentière, de comportement rentier, de fonctionnement rentier de l’économie ou de l’entreprise, de capitalisme rentier, etc. Or, à avoir trop élargi l’usage de ce concept, ne finit-il pas par devenir flou et perdre sa signification ? Et le recours systématique à cette notion ne relève-t-il pas désormais d’une certaine paresse intellectuelle, une incapacité à forger des outils conceptuels plus appropriés à l’étude de ces économies ? Mon propos est de faire un retour sur la notion de rente telle qu’appliquée à l’analyse des économies exportatrices d’hydrocarbures de la région MENA. Il s’agit de proposer une réflexion sur ce concept largement utilisé dans les travaux sur ces pays. Je tenterai dans un premier temps de faire le point sur les avancées que ces analyses ont permis afin de cerner la pertinence de l’idée de rente pour la compréhension des logiques économiques à l’œuvre dans cette partie du monde, mais aussi et surtout ses limites, les dérives et les risques de son utilisation au-delà de son domaine de pertinence. Notons tout d’abord un paradoxe : ce concept qui provient de l’économie politique (Malthus, Ricardo), est surtout utilisé aujourd’hui par la science politique, du moins dans ses extensions évoquées plus haut. Je vais dans un premier rappeler brièvement ces analyses de la science politique pour ensuite m’interroger sur leurs fondements théoriques. 1. La littérature de la science politique sur l’ « Etat rentier » Pour Anderson (1987), « la notion d’Etat rentier est une des contributions majeures des Middle East Studies à la science politique». Cette littérature, parfois désignée comme « Ecole de l’Etat rentier » ou « rentiérisme »3, part du constat que les Etats dits rentiers sont généralement autoritaires et relie cela au caractère exogène des revenus pétroliers et gaziers ou rente, en tant qu’ils proviennent de sources « extérieures à la société », le gaz et le pétrole payés directement au gouvernement par les compagnies étrangères. C’est donc cette exogénéïté qui permet d’expliquer le caractère autoritaire de ces régimes, par le fait qu’ils disposent de moyens importants pour financer des institutions coercitives, ou, de manière générale, pour ne pas prendre leurs responsabilités vis-à-vis de la société en ne répondant pas à ses demandes de meilleure gouvernance. Anderson déplore cependant que dans la littérature sur l’Etat au MENA, la description prenne le pas sur l’analyse. Elle remarque aussi que peu de travaux sont faits sur la finance, l’impôt et le crédit dans la région, l’intérêt se portant essentiellement sur l’impact des revenus générés à l’extérieur, en particulier ceux produits par l’exportation de pétrole. Une étude de la Banque mondiale (2003) résume cette relation par trois principaux effets : l’effet taxation (taxation effect): lorsque le gouvernement dispose de revenus importants, il peut se permettre de réduire la pression fiscale et dans le même temps la contrepartie qu’il doit apporter à l’impôt, en particulier les réponses qu’il doit normalement fournir aux demandes des citoyens («no taxation, no representation ») ; l’effet dépense (spending effect) : apparition d’une classe de rentiers qui affaiblit les institutions et diminue les pressions en faveur des réformes ; group formation effect : le gouvernement a les moyens d’empêcher que ne se forment des groupes sociaux indépendants de l’Etat. 3 rentierism en Anglais (Okruhlik, 1999) 2 Il est à noter que ces effets peuvent être observés ailleurs que dans les Etats pétroliers ou que dans les pays qui disposent de ressources naturelles abondantes, ce que les politologues reconnaissent d’ailleurs. A la limite, on se demande s’il n’y aurait pas là résurgence de la vieille théorie du « despotisme oriental »4, dans le sens où toutes deux fondent sur un argument économique originel renvoyant à la « nature » l’analyse de l’Etat et de la société dans le monde « oriental » (ici l’extériorité du revenu est assimilée à l’extériorité de la nature). On peut en outre s’interroger sur le sens de la causalité : est-ce l’existence de la rente qui favorise le despotisme ou est-ce du fait de sa nature despotique que l’Etat prélève des rentes ? Poser cette question revient à vérifier si les auteurs de ces théories ont bien établi que ces effets qu’ils décrivent ont tous une cause unique (ou principale) et que cette cause est la rente. Pour certains, la causalité n’est qu’indirecte : c’est en tant qu’elle favorise une autonomie de l’Etat par rapport à la société que la rente produit ces effets (Okruhlik, 1999 ; Shambayati, 1994). Or, rappelle Anderson (1987), l’extériorité de l’Etat dans cette région s’explique d’abord par l’histoire, la rente pétrolière étant venue se greffer sur une réalité qui lui était antérieure. Le Moyen-Orient fut historiquement le foyer de l’un des plus grand Etat bureaucratique patrimonial. Cette approche wébérienne de l’Etat dans cette région du monde l’amène à faire la distinction entre les Etats souverains (Egypte, Turquie, Tunisie) qui ont les attributs conventionnels d’un Etat (administration civile stable, armée organisée, administration des impôts, etc.) et les pays qui n’ont pas d’appareil d’Etat stable (Liban après 1975, Libye après 1973, Nord Yémen, etc.), avec entre les deux toute une gamme de combinaisons possibles. Autre fait historique essentiel : à l’exception de l’Iran, du Maroc et de la périphérie de la péninsule arabe, tous les pays du MENA sont des successeurs de l’empire Ottoman ; de plus, tous ont expérimenté plusieurs décennies de législation européenne (à part l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Yémen du Nord et la Turquie). Beaucoup d’entre eux, dont le Liban, Israël, la Jordanie, l’Irak, la Syrie, doivent leur existence, en tant qu’entité séparée, au démembrement de l’empire ottoman par les européens après la première guerre mondiale. Or ce démantèlement a interrompu un processus de formation de l’Etat et de développement de l’administration dans l’empire Ottoman comparable à celui initié en Europe occidentale à partir des XVII-XVIIIe siècles. Si dans certaines régions (Tunisie, Egypte) la transition des règles ottomanes aux règles européenne se fit dans une relative continuité, ailleurs ce fut une rupture brutale (comme en Libye où les italiens détruisirent la bureaucratie ottomane, l’armée et l’establishment financier pour imposer l’administration italienne ou en Algérie, avec l’implantation d’une colonie de peuplement et la transformation du pays en un département français). Anderson montre comment, dans ces conditions, le développement de l’Etat au MENA fut moins une réaction à la compétition politique et aux changements économiques domestiques, qu’une réponse au développement international, au défi posé par le pouvoir et la prospérité croissants de l’Europe et la domination des règles européennes. En conséquence, l’Etat bureaucratique (en Tunisie ou en Libye par exemple) ne s’est pas développé par la compétition parmi les forces 4 Ce concept, dont l’origine est attribuée à Montesquieu (le despotisme asiatique) chemine jusqu’à Wittfogel (1957) en passant par Marx (le mode de production asiatique). Chez Wittfogel, la société asiatique ou société hydraulique ne suit pas les mêmes lois d’évolution que les sociétés occidentales. Ici, ce n’est pas l’abondance mais au contraire la rareté d’une ressource naturelle (l’eau) qui conduit les Etats à organiser de grands travaux hydrauliques, base d’une organisation étatique bureaucratique et despotique. Cette théorie a en commun avec celle de l’Etat rentier de fonder sur une ressource naturelle le caractère bureaucratique et despotique de l’Etat. 3 sociales locales et les bénéficiaires au sein de la société locale n’en furent pas nécessairement les classes sociales ou les groupes économiques les plus puissants et enracinés. Souvent, ceux qui en profitèrent furent les nouveaux propriétaires et les nouvelles familles influentes qui dépendaient de l’Etat pour leur richesse et leur pouvoir. La disponibilité de revenus générés à l’extérieur de l’économie (rente pétrolière, aide), si elle contribue à relâcher le lien entre les gouvernements et les populations, n’est pas à l’origine de l’autonomie de l’Etat par rapport à la société, laquelle est surtout le corollaire du mode d’insertion de ces pays dans l’ordre international. En réalité, le problème pour les political scientists n’étant pas d’expliquer le mécanisme de la rente, mais de décrire et d’analyser les mécanismes de pouvoir, il leur importe peu finalement d’aller vers une explicitation de l’usage qu’ils font de la notion de rente, laquelle leur sert surtout à justifier par des intérêts économiques les conflits de pouvoir qu’ils étudient. Quel est dès lors le statut du concept de rente dans la littérature de la science politique sur la région MENA? Initialement importé de la science économique, s’est-il forgé une identité propre comme concept politique ? Le paradoxe est que ce concept, l’un des plus anciens de la science économique, provient de la période où celle-ci était encore Economie politique. Pourtant, la littérature de la science politique contemporaine réduit souvent la rente à un simple revenu5 extérieur (certains vont jusqu’à l’élargir à l’aide extérieure, aux revenus des travailleurs émigrés6, etc.) ; elle tend à la considérer comme un donné naturel et, s’appuyant implicitement sur l’autorité de la science économique pour en fonder l’existence, elle ne s’intéresse pas aux conditions politiques et juridiques de sa génération. On trouve une variante de cette approche chez certains démographes, qui font de la rente pétrolière7 un concept central dans l’étude de la transition démographique dans les pays arabes. La rente explique le retard de la transition, laquelle sera finalement déclenchée par l’effondrement du prix des hydrocarbures dans la deuxième moitié des années 80. Chez Courbage (2003), la sortie de l’économie rentière établit le primat de l’économie sur le culturel, alors qu’auparavant la présence de la rente permettait à des facteurs culturels, politiques ou religieux d’influer sur les comportements démographiques. C’est surtout par son effet sur les revenus que la diminution de la rente agit sur la croissance démographique, ce qui nous renvoie au rôle que Malthus accordait à la pauvreté et à la famine comme régulateurs de la croissance démographique8. On peut déjà objecter que la période est trop courte pour permettre d’établir ainsi une relation de causalité entre rente énergétique et évolution démographique9. Le recours au concept de rente permet surtout à Courbage d’unifier le champ de l’analyse démographique du monde arabe en le rattachant à l’économique (ce qui pose d’ailleurs un problème d’endogénéïté car les économistes expliquent aussi la croissance par la démographie). Mais il écrase la diversité 5 à cela vient se greffer un problème de traduction, car en Anglais, le terme revenu est souvent utilisé là où en Français on parle de rente. 6 En principe ces transferts vont directement au secteur privé, la capacité de l’Etat d’en capturer une partie à travers les banques ou la régulation des échanges extérieurs variant selon les pays. Ils peuvent donner lieu à des investissements et renforcer et autonomiser le secteur privé (Anderson, 1987). 7 Ou du phosphate dans le cas du Maroc. 8 « Au milieu des années 80, le moteur de la transition réside dans les rigueurs de l’économie », Courbage (1998). 9 Certains se demandent si la transition va s’interrompre avec la remontée des cours du pétrole. Courbage exclue cette hypothèse par le recours à un « effet de cliquet » qu’il ne vérifie toutefois pas empiriquement. Il affirme que d’autres composantes, l’instruction par exemple, prennent le relais pour assurer la continuité de la transition. 4 et la complexité des facteurs qui (inter)agissent sur les variables démographiques et a finalement une portée explicative limitée. 2. Ressources naturelles et développement économique Le paradoxe est que, si la science politique emprunte largement à l’économie le concept de rente sur lequel elle fonde l’étude des pays de la région MENA, l’économie elle-même n’y a recours que de manière modérée, privilégiant généralement d’autres approches, dans lesquelles ce concept n’est pas central. Stevens (2003) résume ainsi la manière dont les économistes ont analysé les économies dominées par les ressources naturelles : « dans les années 1950 et 1960, l’intérêt se portait sur la détérioration des termes de l’échange entre le ‘centre’ et la ‘périphérie’ (Prebisch, 1950 et 1964 ; Singer 1950), ainsi que sur la faible relation du secteur exportateur de produits primaires avec le reste de l’économie (Baldwin, 1966 ; Hirschman, 1958 ; Seers, 1964). Dans les années 70, il est attiré par l’impact des chocs pétroliers sur les pays exportateurs de pétrole (Neary & Van Wijnbergen, 1986 ; Mabro & Munroe, 1974 ; Mabro, 1980) ; Dans les années 80, le phénomène du ‘Dutch Desease’ (impact d’un taux de change surévalué sur le secteur non exportateur de ressources) attira l’attention (Cordan, A984 ; Corden and Neary, 1982). Finalement, dans les années 1990, ce fut l’impact des revenus du pétrole, du gaz et des projets miniers sur les comportements des gouvernements qui domina la discussion (Ascher, 1999 ; Auty, 1990 ; Gelb, 1986 ; Stevens, 1986) ». On constate que, de toutes ces théories, aucune ne place la rente en son centre. Sauf la dernière, qui met en œuvre ce concept à travers la théorie de rent-seeking, laquelle, nous le verrons, ne concerne pas directement les ressources naturelles. La relation entre abondance des ressources naturelles et croissance économique a particulièrement intéressé les économistes. Sachs & Warner (1997), qui ont montré à partir d’un échantillon de 23 pays sur la période 1970-1990, que cette relation était négative, sont pourtant restés prudents quant à l’interprétation de ces résultats. Stevens (2003) les relativise en montrant que parmi les pays riches en ressources naturelles, certains réussissent à atteindre un niveau de croissance élevé, et il s’interroge sur les critères à appliquer pour établir l’impact du pétrole, du gaz et des projets miniers sur la croissance économique. La notion de rente n’est pas au centre de son analyse - qui met l’accent sur les politiques économiques des Etats - pas plus qu’elle ne fonde les différentes théories passées en revue par Sach & Warner pour expliquer cette relation négative entre abondance des ressources naturelles et croissance économique. Finalement, une seule approche mobilise le concept de rentes (au pluriel). Elle se situe dans le champ de l’économie politique. Elle affirme que la production de ressources naturelles a pour caractéristique de favoriser d’importantes rentes économiques générées à travers l’Etat. Dans ce cadre, trois principaux arguments sont avancés pour expliquer leur effet négatif sur la croissance économique: l’abondance de ces ressources naturelles permet au gouvernement de prélever des taxes importantes, et d’en redistribuer une partie sous forme de revenus et ceux qui perçoivent ces revenus peuvent se constituer en groupes d’intérêt hostiles aux changements, qui entravent les réformes10; d’autres arguent que l’abondance de ressources naturelles amène inévitablement la 10 Il faut cependant noter que ces groupes d’intérêt « rentiers » ne sont pas les seuls à être hostiles aux changements. Les pays riches en ressources naturelles (en particulier pétrole et gaz) sont au centre de rivalités géo-stratégiques et 5 corruption et l’inefficience de la bureaucratie : ce sont ces comportements de rent-seeking qui pèsent négativement sur la croissance ; un troisième argument est que les gouvernements qui contrôlent les rentes sur les ressources naturelles ont eu tendance à les gaspiller dans des dépenses improductives ou de vastes programmes d’investissements publics inefficients. Mais, objectent Sach & Warner, en admettant que dans les pays disposant de ressources naturelles abondantes, les rentes prélevées sur ces ressources ont été mal utilisées (plutôt consommées qu’investies, ou investies dans des projets publics avec de faibles retours), la conséquence de cela aurait seulement dû être un sentier de croissance plus faible que ce qu’il aurait été dans les mêmes économies si elles avaient suivi des politiques optimales. Cela n’explique pas pourquoi ces économies ont connu une croissance inférieure à celle des pays pauvres en ressources naturelles. En d’autres termes, pour Sach & Warner, dans la relation négative exprimée plus haut, il doit y avoir autre chose qui agit, par delà les politiques dispendieuses. 3. Portée et limites du concept de rente : rente versus production Largement adoptée dans les publications des institutions internationales (en particulier la Banque mondiale et le FMI), la notion de rente appliquée à l’étude des économies de la région MENA a connu un succès inespéré parmi les élites de ces pays11. Or ce succès est ambigu. Ce dispositif théorique a séduit une génération d’universitaires et de cadres dans les pays à économies administrées et leur a servi de grille d’analyse pour faire un bilan critique du développement économique dirigé par l’Etat et remettre en cause la gestion des ressources faite par les pouvoirs en place. Ce fut aussi une réaction au discours productiviste des régimes socialistes qui exaltait la production matérielle sur le mode soviétique. En montrant qu’en fait de production, il s’agissait en réalité d’une rente, cela permettait d’attaquer les fondements même de ce discours. Cependant, cette critique reprenait à son compte la conception obsolète de la production qui était à la base de ce même discours, consistant à réduire celle-ci aux seuls biens matériels, à l’exclusion de l’immatériel (commerce12, services..). Ceci alors même que l’un des phénomènes majeurs de l’économie contemporaine est précisément l’explosion de la part de l’immatériel dans la production de valeur, avec son cortège d’innovations (et de rentes d’innovation, au sens de Schumpeter). Cette conception, qui dévalorise sans nuance toute forme de rente (implicitement assimilée à la rente pétrolière ou du moins considérée comme issue de celle-ci) ne permettait pas de reconnaître la diversité des rentes, ni le rôle dynamique qu’elles peuvent, dans certains cas, jouer dans l’économie. Elle aboutit à opposer de manière réductrice économie rentière à économie de production ou encore Allocation State à Production State (Luciani, 1987), en tant les puissances occidentales y surveillent de près les changements politiques, n’hésitant pas à exercer pressions et ingérences pour les contrôler. Cela pourrait avoir eu des effets négatifs sur la croissance et expliquer aussi en partie le différentiel de croissance avec les pays de la région pauvres en ressources naturelles, qui sont moins objets de convoitises. Cette hypothèse, pourtant appuyée par une importante littérature, n’est pas évoquée par Sach & Warner. 11 Alors que cette même littérature associe généralement à ces élites un comportement rentier et les considère comme rétives au changement. 12 Cette vision tend à valoriser la production industrielle ou agricole, au détriment de l’activité commerciale (et financière), considérées comme parasitaires et spéculatives. La conséquence en est un immense retard dans la modernisation de la distribution et du système financier, deux secteurs pourtant essentiels à la dynamique économique d’un pays. 6 que nécessairement incompatibles et s’excluant l’un l’autre. Le succès de cette notion de rente dans l’opinion et parmi les intellectuels s’explique ainsi par le fait qu’elle permettait d’exprimer à la fois la volonté de réforme portée par une partie des élites, allant dans le sens d’une réorganisation de l’économie et d’une rationalisation de l’utilisation des ressources par la réduction des monopoles d’Etat au profit d’un fonctionnement plus concurrentiel de l’économie, et la revendication de plus de justice sociale, de droits, de démocratie, émanant de la société dans son ensemble. L’usage d’une même catégorie pouvait laisser croire que ces deux tendances convergeaient nécessairement, ce qui n’était pas forcément vrai. Dès lors, un usage immodéré de ce concept se répandit pour dénoncer le « fonctionnement rentier » de ces économies. Tous les problèmes, tous les déséquilibres étaient systématiquement renvoyés à la rente, cause de tous les maux. Par ailleurs, on assistait à un glissement incessant entre caractérisations économiques, politiques, juridiques de la rente ainsi qu’à une confusion de ces différents champs disciplinaires. De fait, on constate que l’application de la catégorie de rente aux économies pétrolières en développement n’a pas vraiment produit d’effets de connaissance, les économies concernées restant pour l’essentiel largement opaques et résistantes à l’analyse selon les méthodes et les outils de la science économique. Hicks écrivait en 1969 à propos des notions d’impôt, redevance, tribut ou rente foncière - qu’il définissait comme des « prélèvements (..) payés par le paysan ou le cultivateur, le producteur de denrée alimentaire, à une autorité reconnue » - qu’«en l’absence d’un marché, on ne distingue pas ces termes l’un de l’autre »13 . L’usage systématique de la notion de rente n’est-il pas finalement la manifestation de la confusion qui existe entre toutes ces catégories, de l’absence de différentiation, dans le circuit de l’économie, entre les différents flux de revenus (directs et indirects) en particuliers de ceux qui vont vers l’Etat (prélèvements) ou partent de lui (revenus indirects) ? Imprécis, l’usage systématique de la notion de rente tend à tourner au jugement de valeur, l’adjectif « rentier » servant à disqualifier ce dont il est l’attribut : état, économie, pays, comportement14. 3.1 A quelle définition précise de la rente et à quelle théorie de la rente se réfère-t-on ? Pour tenter de dénouer cette imbrication entre les champs disciplinaires, essayons de remonter à l’origine de cette notion dans l’histoire de l’analyse économique. Il apparaît que, dès les débuts, l’émergence de ce concept est étroitement liée aux efforts faits par les fondateurs de l’économie politique, et en particulier David Ricardo, pour définir et quantifier la valeur, et que sa signification, ou plutôt ses différentes significations, resteront par la suite associées au débat sur la valeur. Plus radical que Smith sur ce point, Ricardo écartait la rareté de la détermination de la valeur-travail, par la distinction qu’il opérait entre biens rares et biens reproductibles, les premiers pouvant dès lors être à l’origine de rentes. Les théories de la rente différentielle fondées sur la rareté d’un bien dont l’utilité est élevée - rente foncière agricole ou urbaine - s’inscrivent dans un cadre ricardien15. Pour Ricardo, la pression démographique finit par faire monter la rente 13 Hicks (1971), p. 31. 14 Avec en arrière-plan, le cliché de l’Arabe paresseux responsable de son sous-développement, largement intériorisé par les élites néo-colonisées... 15 « La théorie ricardienne de la rente ne procède pas d’une interprétation souveraine, en ce sens qu’elle n’élimine pas tout autre élément d’interprétation proposé avant elle » en particulier celle des Physiocrates comme don 7 foncière par la mise en valeur des terres moins fertiles et la raréfaction des terrains. Les rentiers du sol verront leurs revenus augmenter. Cependant, précise-t-il, « l’augmentation de la rente est toujours l’effet de l’accroissement de la richesse nationale et de la difficulté de se procurer des subsistances pour le surcroît de population ; c’est une symptôme mais ce n’est jamais une cause de la richesse »16. Ricardo contestait la légitimité des propriétaires terriens à s’approprier la rente agricole. Il voyait cette légitimité d’un point de vue économique, et la liait à la question de la croissance. Pour lui, alors que les propriétaires terriens dépensent la rente dans une consommation improductive, le capitaliste investit. Par la suite, la manière de considérer le facteur démographique a changé, et les progrès réalisés dans l’agriculture ont amené à considérer la terre non plus comme une ressource rare mais comme un capital inépuisable. Ce qui n’est pas le cas des ressources minières, qui ne sont pas renouvelables. A partir des fondements mis en place par les classiques, et en premier lieu Ricardo, la théorie de la rente a évolué dans deux grandes directions : celle de la théorie de la valeur-travail ou des coûts de production et celle de la théorie de l’échange17. 3.2 Rente et théorie de la valeur-travail ou des coûts de production Dans le cadre de la théorie de la valeur-travail, ou plus largement de la théorie des coûts de production, la rente est ce qui reste après qu’ont été rémunérés tous ceux qui contribuent à la production. Il s’agit bien sûr d’une définition économique, qui peut ne pas coïncider avec la rente au sens juridique, annoncée par un contrat : « la rente est ce que le fermier paie au propriétaire pour l’usage de la terre et pour cet usage seul. Ce qu’il paie de plus sous le nom de rente ou de loyer, il le donne pour la jouissance des bâtiments etc. Ce sont là des profits du capital du propriétaire, et non des profits de la terre »18. Mais qu’entend-on par «contribution à la production» et comment calculer cette contribution? On touche là à une des questions centrales de la théorie de la valeur-travail. Cela peut aller de la conception la plus restrictive - selon laquelle par exemple, comme chez certains marxistes, seul le travail contribue à la production, les autres revenus (celui de la terre, mais également celui du capital) étant considérés comme des rentes ; dans cette perspective, seul le travail est productif, et le propriétaire du capital, parce qu’il se contente de fournir les moyens de production, est considéré comme un rentier19 - jusqu’à la conception la plus large - selon laquelle tout ce qui est en relation avec la production lui apporte sa contribution, en tant que facteur de production. Entre les deux, la définition la plus commune de la rente est la rémunération de ressources rares dont la valeur ne peut être calculée par le coût de production et excède généralement largement celui-ci. Dans ce cadre théorique, on voit que les limites du concept de rente pétrolière (ou énergétique) sont finalement celles de la théorie de la valeur-travail et de la possibilité de définir et de cerner les coûts de production. providentiel, celle d’Adam Smith comme prix de monopole, et celle de Malthus, comme libéralité de la nature et rente différentielle » (Barrère, 1994, p. 437). 16 Principles of Political Economy and Taxation, traduit et cité par Platteau (1978), p385. 17 Pour l’essentiel, l’analyse de la rente chez Ricardo ne se situait pas dans une théorie de l’échange : « En parlant de la rente du propriétaire, nous l’avons considérée dans ses rapports avec le produit total obtenu avec un capital donné dans une ferme donnée, sans le moindre égard à sa valeur échangeable » (Ricardo, 1817, p.58). 18 Ricardo, ibid. p.135, qui ajoute que « dans le langage vulgaire on donne le nom de rente à tout ce que le fermier paie annuellement au propriétaire » (p.44). 19 11 Voir Boukharine (1914). 8 Ces difficultés se retrouvent dans la théorie de la répartition adossée à la théorie de la valeur travail, sur la question de savoir comment calculer ce qui est réparti et selon quelle clé se fait la répartition entre salaires, profits et rentes. Sans toutefois être systématique, on peut cependant dire que l’idée normative selon laquelle la rente est en général illégitime, qu’il s’agit d’un revenu usurpé qui aurait dû revenir aux autres facteurs de production plutôt qu’au propriétaire de la ressource rare, tend à être implicitement admise dans ce cadre. 3.3 Rente et théorie de l’échange Dans le cadre de la théorie de l’échange, la rareté, loin d’être mise à l’écart de la détermination de la valeur, en est l’un des composantes: la théorie subjective de la valeur définit cette dernière comme résultant des préférences individuelles et étant révélée par le marché. Plusieurs définitions de la rente découlent de ce paradigme. Nous en exposons quelques-unes, qui ne sont pas exclusives entre elles : - L’une, à laquelle Marshall a largement contribué, définit la rente comme le revenu des facteurs dont la rémunération ne peut être calculée à partir de leurs caractéristiques propres, c’est-à-dire ceux dont ne peut calculer la productivité ou la productivité marginale20. Dans cette optique, la rente au sens large reste, comme chez les tenants de la théorie de la valeur-travail, la rémunération des facteurs autres que le capital et le travail, en premier lieu la terre, mais en raison de sa qualité de ressource inépuisable et pérenne et non de sa rareté21. Comme précédemment, la rente est considérée comme « ce qui reste » après que le travail et le capital ont été rémunérés. Mais dans « ce qui reste » il y a l’action de divers facteurs. Ce qui amène Marshall à introduire la notion de quasi-rente pour tenir compte des rentes passagères, associées à des ressources moins pérennes que la terre. La prise en compte du temps lui permet de définir les quasi-rentes : à court terme, tout capital fixe peut rapporter un surplus de même nature que la rente, la quasi-rente, mais celle-ci disparaît à long terme. Tandis que la terre est un « fonds fixe pour toujours », les autres instruments de production ne sont un fonds fixe que pour de courtes périodes. Renouant avec la théorie de la rente différentielle, Marshall s’appuie sur la théorie des rendements d’échelle décroissants22pour montrer l’existence de ces quasi-rentes. En élargissant la notion de rente bien au-delà de la signification que lui donnaient les classiques, Marshall a ouvert une brèche dans la théorie économique. A sa suite, Schumpeter forgera le concept de rente d’innovation, résultat d’une baisse du coût de production consécutive à l’introduction d’une innovation, permettant un gain tant que cette innovation ne s’est pas généralisée23. Du point de vue de la microéconomie, le profit (appelé dans ce cas surprofit), entendu non au sens de rémunération du capital au taux 20 Bien que le calcul de la productivité du travail ou du capital ne soit pas non plus sans problème. 21 Il est intéressant de remarquer que Ricardo accordait à la terre un statut à part parce que, en tant que ressource rare, elle échappait au calcul de la valeur par le travail, alors que c’est au contraire en tant que ressource pérenne et inépuisable qu’elle ne répond pas à l’hypothèse néo-classique de rareté selon laquelle les facteurs de production existent en quantité donnée. 22 Le « théorème de l’épuisement du produit » (Clark) énonce que lorsque chaque facteur de production reçoit une rémunération égale à sa productivité marginale, la somme des rémunérations épuise le produit et il n’y a pas de rentes. Il n’est vérifié que dans le cas de fonctions de production homogènes de degré 1 telle la Cobb Douglas (rendements d’échelle constants). 23 Cependant, ce gain peut aussi être considéré comme une prime de risque et être alors intégré dans les coûts. 9
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