LA VIE INTELLECTUELLE EN FRANCE Volume 1 Sous la direction de Christophe Charle et Laurent Jeanpierre LA VIE INTELLECTUELLE EN FRANCE 1. Des lendemains de la Révolution à 1914 ÉDITIONS DU SEUIL 25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe Le texte de William Weber a été traduit de l’anglais (États-Unis) par Sophie Renaut isbn 978-2-02-133276-6 © Éditions du Seuil, septembre 2016 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com PRÉAMBULE La vie intellectuelle, mode d’emploi CHRISTOPHE CHARLE ET LAURENT JEANPIERRE et ouvrage est né du constat d’une lacune. Aussi étonnant que cela C puisse paraître, il n’existe pas d’histoire récente de la vie intellectuelle française contemporaine, selon la périodisation usuelle de l’historio- graphie nationale : depuis les lendemains de la Révolution jusqu’à nos jours. De nombreuses histoires des idées politiques, de multiples histoires de la pensée, ou de tel ou tel secteur de celle-ci (philosophie, sciences, esthétique, etc.), ont établi des bilans partiels et en général sur le temps long (depuis l’Antiquité parfois, depuis le Moyen Âge ou la Renaissance ou bien depuis les Lumières le plus souvent), si bien que le panorama se limite alors aux « grands » auteurs consacrés ou aux « courants majeurs », délimités par des logiques classificatoires ou des oppositions binaires commodes pour l’ordon- nancement des phases de l’histoire transformées en rubriques de manuel ou en articles d’encyclopédie. Ces récits se focalisent encore aujourd’hui sur une histoire bataille, une histoire politique, une histoire héroïque ; ils unifient souvent les divergences du champ intellectuel autour de clichés accolés à des périodes closes ; ils donnent à voir des ensembles idéolo- giques homogènes aux polarités apparemment stables présentées comme des figures de l’esprit du temps, ou bien ils signalent des tendances histo- riques nettes et marquées d’un signe positif (essor) ou négatif (déclin) dont l’orientation dépend le plus souvent de la position occupée par l’auteur dans la vie intellectuelle de son temps. En bref, cette manière d’écrire l’histoire poursuit peu ou prou ce que François Simiand reprochait déjà en 1903 aux historiens de la Sorbonne de la fin du xixe siècle : le culte des idoles de la politique, de la période, de l’individu 1. Malgré les Annales d’histoire économique et sociale, malgré le dialogue depuis les années 1970 entre sociologie historique et histoire sociale, entre histoire des cultures et histoire des représentations, malgré le dévelop- pement national et international d’une nouvelle histoire des sciences et 1. François Simiand, « Méthode historique et science sociale » (1903), Annales ESC, vol. 15, n° 1, 1960, p. 83-119, ici p. 117-118. 10 la vie intellectuelle, mode d’emploi des savoirs, la réinscription des idées étudiées par les historiens dans des espaces de controverses, leurs contextes d’émergence et de pertinence, malgré l’ouverture croissante de l’histoire sur les disciplines littéraires, philosophiques, esthétiques ou scientifiques, malgré l’intérêt récent pour l’histoire des médias et celle des intermédiaires culturels, malgré le décen- trement depuis les années 1990, via l’histoire comparée et l’étude des trans- ferts et des circulations, vers d’autres horizons géographiques que le seul périmètre national, nous ne disposons pas d’une vision d’ensemble de l’his- toire de la vie intellectuelle française nourrie de ces apports. Pourtant, une immense bibliographie s’est accumulée par petites touches monographiques. De nouvelles propositions d’interprétation s’expriment dans le croisement des regards entre les chercheurs français et ceux des pays voisins. Mais toutes ces ressources dormantes pour repenser l’his- toire de la vie intellectuelle en France sont restées en grande partie invis- ibles en dehors des cercles de spécialistes. Cette situation ne s’explique pas seulement par la croissance exponentielle du nombre des travaux ou des chercheur(e)s ni par la compétition entre disciplines et sous-disciplines, avec ses effets d’ignorance et d’aveuglements réciproques. Elle renvoie aussi, à une échelle plus générale, à une remise en cause du pouvoir des idées, dont la dénonciation alternative de la vanité ou de la léthargie questionne la possibilité ou l’utilité d’un ouvrage comme celui-ci. Paradoxe qui n’est peut-être qu’apparent, le renouveau de l’histoire des intellectuels depuis la fin des années 1980, qui a essayé de décloisonner divers types d’histoire (histoire intellectuelle, histoire des idées, histoire des combats et des acteurs du champ intellectuel) 1, a ainsi été contem- porain de l’essor des multiples procès contre ces mêmes intellectuels, en particulier des grandes figures accusées, surtout en France (mais aussi dans d’autres pays où la vie intellectuelle est moins liée à la vie publique), d’avoir surestimé leur rôle et souvent usurpé des fonctions qui n’étaient pas les leurs pour notamment entretenir « le passé d’une illusion » (François Furet), ressasser les utopies déçues ou relancer de faux espoirs. Ce procès politique, récurrent dans ce pays, aiguisé par les conflits armés du dernier siècle, réactivé par la guerre froide et recommencé au lendemain de la mort de Sartre (1980), repris après celle de Foucault (1984), répondait alors, à un siècle près, dans une symétrie chronologique presque parfaite, 1. Au sein d’une production très abondante, voir notamment Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1986, rééd. « Tempus », 2004 ; Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, rééd. 2009 ; Michel Trebitsch et Marie-Christine Granjon (dir.), Pour une histoire comparée des intellectuels, Bruxelles, Complexe, 1998 ; Michel Leymarie et Jean-François Sirinelli (dir.), L’Histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris, PUF, 2003.
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