ÉCOLE DU LOUVRE Marie C AMUS La vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh, Paris, 1937. Construction, contextualisation et ambitions d’une rétrospective. Mémoire de recherche (2snde année de 2ème cycle) en muséologie Présenté sous la direction de Mme Michela PASSINI Chargée de recherche au CNRS Septembre 2014. 1 Table des matières AVANT PROPOS ............................................................................................................................................ 4 INTRODUCTION ........................................................................................................................................... 5 I. L’EXPOSITION VAN GOGH AU SIEN DE LA MUSÉOGRAPHIE ....................................................................... 18 1. UNE EXPOSITION-‐MODÈLE POUR UNE DISCIPLINE EN ESSOR : LA MUSÉOGRAPHIE ..................................... 19 a. Le débat sur la muséologie en France dans le cadre du Front populaire ........................................ 19 b. La Classe III de l’Exposition Internationale et l’exposition Van Gogh en son sein. ...................... 27 c. Le débat sur le musée d’art moderne .............................................................................................................. 31 2. HISTORIOGRAPHIE, REPRÉSENTATIONS, MUSÉOLOGIE : DE VAN GOGH AUX ANNÉES TRENTE ............... 35 a. Van Gogh et ses contemporains au Stedelijk d’Amsterdam en 1930 ................................................... 36 b. Les faux Van Gogh : un procès en 1932 .......................................................................................................... 39 c. La rétrospective d’Alfred Barr au Moma en 1935 ...................................................................................... 41 3. LES ACTEURS D’UNE INNOVATION MUSÉOLOGIQUE : PARCOURS, FONCTIONS, POSITIONNEMENT .......... 46 a. René Huyghe ............................................................................................................................................................... 47 b. Georges-‐Henri Rivière ............................................................................................................................................ 52 c. John Rewald ................................................................................................................................................................ 54 d. Michel Florisoone ..................................................................................................................................................... 56 II. LA MISE EN ŒUVRE .................................................................................................................................... 57 1. LA VIE ET L’ŒUVRE DE VAN GOGH AU CŒUR DE L’EXPOSITION ....................................................................... 57 a. Un titre d’exposition, un programme. Œuvre, lettres et photographies : étude quantitative .58 b. Des œuvres inédites et la manière de les obtenir ...................................................................................... 62 c. L’organisation générale des salles ..................................................................................................................... 66 2. LES SCHÉMAS MUSÉOGRAPHIQUES ET LES PHOTOGRAPHIES : AUX SOURCES D’UNE EXPOGRAPHIE ORIGINALE .............................................................................................................................................................................. 72 a. Les schémas des salles 2 et 3 dites de l’œuvre ............................................................................................ 72 b. Les schémas de la salle 4 : Documents sur la vie et la pensée de Van Gogh ...................................... 79 c. Les informations supplémentaires par la presse ........................................................................................ 91 d. Une mise en pratique délicate ......................................................................................................................... 100 3. LE CATALOGUE DE L’EXPOSITION : UN CONCEPT RÉVÉLATEUR ..................................................................... 105 a. Un catalogue, une revue ..................................................................................................................................... 105 b. Microhistoire d’un catalogue et de sa fabrication: des notices scientifiques ? ........................... 108 c. Les textes du catalogue ....................................................................................................................................... 111 2 d. Le catalographe Florisoone : de la biographie au catalogue d’exposition .................................... 117 III. LA PENSÉE MUSÉOLOGIQUE DES ORGANISATEURS ............................................................................... 120 1. LA CONCEPTION DE HUYGHE SUR LES MUSÉES .................................................................................................. 120 a. Une expérience muséale directe : ses voyages de 1932 ....................................................................... 120 b. Ses expositions précédentes : une présence d’artiste ........................................................................... 122 c. Faut-‐il créer en France « un musée complexe » ? .................................................................................... 127 2. L’ORGANISATEUR DE L’EXPOSITION, HUYGHE ? ............................................................................................... 132 a. Rivière et la mise en histoire des media ...................................................................................................... 132 b. Rewald et la présentation de photographies, une volonté certaine ................................................ 135 c. Florisoone le catalogue au profit de l’organisation matérielle ? ....................................................... 138 3. LA PROPOSITION MUSÉOGRAPHIQUE DE L’EXPOSITION VAN GOGH PAR RAPPORT AUX AUTRES ÉVÉNEMENTS DE 1937 .................................................................................................................................................... 138 a. Les expositions des impressionnistes organisées par Huyghe à l’Orangerie .............................. 138 b. Les expositions de l’art indépendant en 1937 .......................................................................................... 140 c. Les expositions du Groupe I : Expression de la Pensée ......................................................................... 142 CONCLUSION ............................................................................................................................................ 148 BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................................................... 155 3 AVANT PROPOS Après avoir étudié la question de l’art indépendant en 1937 dans un premier mémoire à l’Ecole du Louvre, je souhaitais réinvestir mes acquis et poursuivre mes recherches sur les expositions de l’entre-deux-guerres. Le sujet proposé par Monsieur Emmanuel Pernoud — professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Paris I Panthéon Sorbonne — l’étude de l’exposition Van Gogh, m’a tout de suite plu. Après quelques hésitations sur le point de vue à adopter pour étudier « l’avant exposition », ce sujet m’a permis d’employer une méthode que je n’avais pas encore expérimenté. Après un réel temps de réflexion, d’appropriation puis de restructuration du sujet – il avait d’abord été question d’étudier les conséquences de l’exposition Van Gogh sur les artistes et historiens de l’art – j’ai su apprécier le travail de la recherche en bibliothèque. Ainsi, je tiens à remercier chaleureusement Madame Michela Passini —chargée de recherche au CNRS— qui a bien voulu diriger ce mémoire. Sa qualité d’écoute, ses conseils et ses encouragements ont toujours su me redonner de la confiance dans mon travail. Je suis toute aussi reconnaissante à Monsieur Pernoud pour ses précieuses recommandations. Travailler à côté de ces deux chercheurs fut pour moi une vraie chance et une réelle source de stimulation intellectuelle. Ce travail a également pu être élaboré grâce aux discussions entretenues avec Madame Florence Pustienne, responsable du Pôle documentaire du Musée d’art Moderne de la Ville de Paris. Madame Pustienne a su partager ses informations et m’expliquer ses différentes interventions1. De même j’exprime toute ma gratitude à Agathe Joly pour nos échanges d’idées et le partage de son travail sur la réception des impressionnistes. Jean-Baptiste Jamin a su également me faire partager ses recherches sur le Colloque de Madrid avec enthousiasme. Enfin, je remercie le personnel des archives des Musées Nationaux pour leur accueil. 1 Madame Pustienne et Madame Dubbled effectuèrent une communication intitulée : « L’exposition Van Gogh : un scandale muséographique à l’Exposition Internationale de 1937 » lors du colloque La gauche dans les années trente, arts, journalisme, littérature. Ce colloque fut organisé par la revue ADN et prit place dans la Mairie du XIVème arrondissement de Paris, du 30 novembre au 2 décembre 2012. 4 INTRODUCTION Les analyses concernant Van Gogh sont très nombreuses. Plusieurs historiens de l’art se sont spécialisés sur l’art du peintre hollandais, comme Richard Thomson, Sjraar van Heugten, Gabriel P. Weisberg, Wouter van der Veen ou Martin Bailey pour ne citer qu’eux, mais la liste est bien plus longue. Les institutions telles que le musée Van Gogh d’Amsterdam ou le musée des Kröller-Müller à Otterlo produisent également des publications scientifiques importantes. De fait, la célébrité du peintre ne cesse d’engendrer des études et des découvertes dans le monde entier. Des biographies aux catalogues d’exposition, en passant par les études d’histoire, d’anthropologie ou artistique, les sources sont vastes et riches. L’exposition du musée d’Orsay –Vincent Van Gogh/Antonin Artaud– qui s’est tenue durant la préparation de cette étude, montre bien le continuel attrait pour Van Gogh2. Pour écrire sur un événement autour de Van Gogh, il fallait donc une raison valable et un sujet précis. C’est pourquoi notre propos est centré autour de l’exposition La vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh de 1937 qui s’est tenue à Paris, lors de l’Exposition Internationale de 1937. Cette exposition est connue des historiens d’art autant que des muséologues et est fréquemment invoquée dans les articles scientifiques. Les travaux de Pascal Ory font peut-être partie des analyses les plus détaillées sur cet événement3. Le reste des études fournit toujours des allusions ou des informations similaires, se consacrant principalement aux débats de l’époque dans la presse (comme l’enquête de Beaux-Arts, « que pensez-vous de l’exposition Van Gogh ? »). L’exposition Van Gogh de 1937 est souvent évoquée au sein d’une discussion plus large et n’est pas prise pour seul but. Partant de ce constat, nous avons décidé d’approfondir la connaissance de cette exposition. En premier lieu, les archives ont été dépouillées pour découvrir la matière conservée. Parmi les correspondances, ces archives révèlent un véritable fond documentaire : des schémas de cimaises. Ces documents n’ayant jamais été mis en avant jusqu’à présent, le sujet a été construit à partir de leur existence. Les schémas faisant partie de la préparation de l’exposition, nous avons décidé de poser un regard critique sur la construction de l’exposition. Mais si l’étude de l’amont de l’exposition s’est imposée comme une nécessité, il nous a paru tout aussi logique de comprendre l’aboutissement matériel du projet. Le fil directeur de cette recherche a donc pour but de saisir les transformations entre les préparatifs sur papier et la concrétisation dans les salles. C’est pourquoi le cœur de notre analyse s’inscrit dans une 2 L’exposition s’est tenue du 11 mars au 6 juillet 2014. 3 (D) ORY (Pascal), 2008 et (B) ORY (Pascal), 1994 5 « histoire du dispositif expographique »4. Toutefois, la recherche de la conceptualisation nous a amené à étudier les « intentionnalités » des auteurs5. Si l’organisation de l’espace va être l’une de nos préoccupations majeures, nous savons que celle-ci n’est pas due au hasard mais relève de choix. Loin d’être neutre, l’expographie nait des décisions des auteurs. L’analyse des dispositifs de présentation va donc permettre de faire ressortir la personnalité et les intentions de chaque participant. En effet comme le note Jean Davallon, dans une exposition « l’agencement matériel et l’organisation conceptuelle sont indissolublement liés »6. L’aspect pratique se compose aussi bien de la sélection des œuvres et de leur accrochage que de la détermination d’axes conceptuels et de l’édition du catalogue7. Précisons que l’article d’Andreas Blühm se consacre également aux dispositifs de l’exposition Van Gogh de 1937, mais à l’image des études de ses collègues, l’auteur ne lui accorde qu’un chapitre et ne se sert pas des archives. Nous nous interrogerons donc sur les points suivants : pourquoi l’exposition Van Gogh prit place en 1937 ? Quelles étaient les intentions des auteurs ? Que voulaient-ils démontrer ? Comment l’exposition fut-elle construite ? Quels étaient ses buts? Quelle image de Van Gogh l’exposition donnait-elle ? Nous reprendrons également mais plus modestement la question de Mary-Anne Staniszewski8 à savoir : comment les discours culturels et politiques interagissent avec l’exposition ? Précisons dès à présent que nous limiterons nos références aux expositions et publications françaises de l’entre-deux-guerres principalement. Le parallèle possible avec l’exposition d’art dit « dégénéré » de l’Allemagne nazie ne sera donc pas évoqué ; Van Gogh n’y fut d’ailleurs pas exposé. De même, bien que nous aurions eu matière pour le faire, nous n’étudierons pas la réception critique de l’exposition. Nous nous efforcerons de garder pour ligne directrice les préparatifs de l’exposition et les souhaits de ses auteurs. Plus que de déchiffrer ce que l’exposition montre, nous souhaitons savoir ce que l’exposition démontre, c’est pourquoi nous ne prétendons pas apporter des informations d’histoire de l’art sur les œuvres de Van Gogh. De même, nous n’avons pas l’ambition de retracer toutes les expositions françaises dans lesquelles des œuvres de Van Gogh ont été exposé, ce travail est connu et ne servirait pas notre objectif. La chronologie sera recentrée sur les expositions monographiques françaises après la mort de Van Gogh. 4 MAIRESSE (François), HURLEY (Cecilia), 2012, p. 8 5 Terme emprunté à DAVALLON (Jean) cité dans GLICENSTEIN (Gérôme), 2009, p. 115 6 DAVALLON (Jean), 2000, p. 36 7 POLLAK (Michael), HEINICH (Nathalie), 1989, p. 41 8 STANISZEWSKI (Mary-‐Anne), 1998, p. XXII 6 Ainsi pour mener à bien notre recherche, nous tenterons de saisir l’ambiance intellectuelle antérieure à 1937. Dans un premier temps nous dessinerons le contexte de 1937, un contexte aussi bien historico-politique qu’artistique. Nous verrons comment la muséographie était pensée pour mieux saisir la raison d’être du plan de l’exposition de 1937. Nous expliquerons ensuite la place de l’exposition Van Gogh dans l’Exposition Internationale. Les expositions monographiques des Pays-Bas en 1930 et des Etats-Unis en 1935 seront parcourues ainsi que le procès sur les faux Van Gogh en 1932. Ces trois grands points, exceptionnellement hors de la France, donneront des détails essentiels qui permettront de construire des influences sur l’exposition Van Gogh de 1937. De cette manière, l’ensemble des événements majeurs sur l’art de Van Gogh aura été englobé. Le parcours des quatre différents acteurs sera ensuite abordé : René Huyghe, Georges-Henri Rivière, John Rewald et Michel Florisoone. Une fois ces informations regroupées, nous pourrons nous consacrer à la spatialisation de l’exposition puis au décryptage des schémas. Ceux-ci seront scrutés puis interprétés et confrontés avec les quelques photographies de salles conservées. Etudiés dans le cadre de la microhistoire9, ces schémas nous permettront de révéler les ambitions, les hésitations et les contraintes techniques des auteurs. Le choix des œuvres et les membres des comités seront ensuite commentés. Cette perspective matérielle sera complétée par l’analyse de la mise en pratique grâce aux articles de presse et aux photos des salles. L’étude du catalogue de l’exposition (publication, notices, textes et auteurs) suivra. Nous posséderons alors un regard complet sur la construction et les messages intellectuels de l’exposition. L’exposition Van Gogh nous apparaîtra comme un « dispositif de représentation »10. La troisième partie aura pour but de décrypter le processus de prises de décisions au regard de la conception muséographique des organisateurs. Bien que difficile, des hypothèses sur la paternité des décisions seront avancées et les réseaux d’interaction entre les différents auteurs démontrés. Auparavant, nous essayerons de décrypter leur conception du musée au sein de leurs actes et de leurs écrits. Le dernier point de cette recherche mettra en confrontation l’exposition Van Gogh avec d’autres événements culturels de 1937 dans l’objectif de faire ressortir la singularité de cette dernière. Avant d’entamer ce plan, prenons le temps de comprendre la perception de Van Gogh avant 1937. Car comme le souligne justement Nathalie Heinich, l’exposition doit être inscrite dans 9 REVEL (Jacques) dans DELACROIX (Christian), 2010 10 DAVALLON (Jean), 2000, p. 215 7 une histoire11. En effet, il est impossible d’étudier une exposition monographique sans répertorier les connaissances parues sur l’artiste les années précédent l’événement. Vincent Van Gogh étant décédé en 1890, les publications et les manifestations le concernant constituent les composants principaux de cette histoire. Pour les premières parutions sur Van Gogh dans un cadre historique et géographique plus large, nous renvoyons aux études de Nathalie Heinich et de Carol Zemel12. Les deux cent quatre-vingt-huit ouvrages parus sur Van Gogh entre 1930 et 1939 donnent une idée de l’attrait suscité par le peintre durant l’entre-deux-guerres13. Ce grand nombre témoigne d’une véritable fascination autour de l’artiste. Notre étude n’a pas la prétention, ni le temps, d’analyser tous les ouvrages ou les expositions, c’est pourquoi nous resserrons notre propos autour de trois catalogues d’exposition (1901, 1925 et 1927). Ce sont les trois seules expositions monographiques françaises dédiées à Van Gogh avant celle de 1937. La séparation entre galerie et musée étant moins nette à l’époque que de nos jours, leur étude nous est indispensable. Notre sélection nous permettra de consacrer l’espace nécessaire pour le catalogue raisonné de De La Faille. Nous évoquerons ensuite les multiples ouvrages cités dans la bibliographie du catalogue de l’exposition de 1937. Ce panorama s’est inspiré de la méthode et des conclusions de Nathalie Heinich dans La gloire de Van Gogh, essai d’anthropologie de l’admiration. Ses propos nous inspirerons au-delà de cette introduction car les renseignements donnés sont d’une grande utilité à l’analyse du sujet. Débutons avec le premier catalogue français sur Van Gogh. Ce catalogue est issu de la première exposition monographique française en galerie consacrée à Van Gogh14. Elle se tint du 15 au 31 mars 1901 à la Galerie Bernheim-Jeune de Paris et fut organisée par le critique d’art Félix Fénéon (1861-1944). L’exposition se composait de soixante et onze œuvres, les huiles et les dessins formant deux catégories distinctes15. Le catalogue, simple fascicule de quelques pages, était constitué d’une liste de notices très peu détaillées. Seul le titre du tableau était indiqué et parfois le propriétaire était mentionné. Des dates et dimensions figurent de manière irrégulière. Les œuvres sont donc difficilement identifiables d’autant plus que Van Gogh travaillait par série. Par contre, il est intéressant de noter que sept citations de lettres étaient mentionnées dans le catalogue. En effet, entre 1893 et 1897, quelques lettres de 11 (C) HEINICH (Nathalie), 1989, p. 8 12 (A) HEINICH (Nathalie), 1991 et ZEMEL (Carol), 1981 13 (A) HEINICH (Nathalie), 1991, p. 59. Pour une chronologie des expositions voir 235-‐236 p. 14 (A) HEINICH (Nathalie), 1991, p. 18 15 65 huiles et 6 dessins d’après le catalogue d’exposition. 8 Van Gogh avaient été publiées de manière éparse dans le Mercure de France. D’autre part, il faut souligner la cohabitation entre les lettres et les œuvres. Le visiteur de la galerie faisait surement l’exposition avec le catalogue entre les mains, il pouvait donc lire les lettres tout en regardant les œuvres. La découverte des œuvres de Van Gogh et de ses lettres se fait simultanément. Regardons à présent la préface du catalogue rédigée par le critique d’art et ami d’Albert Aurier, Julien Leclercq (1865-1901)16. Leclercq place directement Van Gogh à la suite des impressionnistes. Il explique au lecteur que le temps de la reconnaissance des artistes est venu et qu’il faut reconnaître Van Gogh comme Manet ou Cézanne. Le texte de Leclercq correspond exactement à la logique du don et de la dette exprimée par Heinich17. Il faut « rendre justice » au peintre, l’exposition est une « une réparation posthume » pour cet artiste délaissé de son vivant. Leclercq décrit Van Gogh comme un être hors du commun, qui s’est : « élevé volontairement au dessus des choses ». Par conséquent : « il faut considérer son œuvre comme exceptionnelle et ne pas lui appliquer les moyens de la critique ordinaire ». D’autre part, l’auteur ajoute que la folie de Van Gogh ne fut pas impliquée dans ses créations : « ses souffrances physiques, qui furent réelles et ont amené des troubles passagers, n’ont jamais compromis la conscience de l’artiste ». L’épisode de l’oreille coupée, topos courant pour évoquer l’apothéose de la folie de Van Gogh, est d’ailleurs éclipsé. Van Gogh est présenté comme un « génie » et un « visionnaire » qui a été séparé du monde à cause de son talent. Au fil des lignes, Van Gogh devient Vincent, signe de familiarisation entre l’auteur et son sujet. Selon Nathalie Heinich, les divers motifs participatifs du mythe Van Gogh18 sont déjà écrits en 1901. Les textes autour de cette exposition et notamment le compte rendu de Mirabeau n’ont fait que les décliner19. Indiquons que l’exposition des Bernheim-Jeune fut le lieu de rencontre entre Matisse et Derain20. Elle offrit également une révélation pour Vlaminck envers la peinture de Van Gogh qui raconta plus tard qu’il sortit de l’exposition: « l’âme bouleversée »21. Le catalogue comme l’exposition semblent donc avoir appartenus au registre « chaud » de l’émotion en accord avec la fascination exercée par Van Gogh22. Précisons qu’à l’occasion de l’exposition des 16 Les citations qui vont suivre sont extraites de [Exposition. Galerie Bernheim-‐Jeune. Paris, 15-‐31 mars 1901], 1901 17 (A) HEINICH (Nathalie), 1991, p. 146 18 Parmi ces motifs nous trouvons : le grand artiste en proie à la folie, sa mort tragique, le génie méconnu, l’incompréhension des contemporains… 19 (A) HEINICH (Nathalie), 1991, p. 48 20 ZEMEL (Carol), 1981, 83-‐87 p. 21 VLAMINCK (Maurice de), Portrait avant décès, Paris: Flammarion, 1943, p. 278 22 (C) HEINICH (Nathalie), 1989, p. 37 9 œuvres de Van Gogh au Salon des Indépendants en 1905, le catalogue d’exposition mentionnait également des extraits de lettres23. La seconde exposition monographique sur laquelle nous allons nous arrêter est celle de 1925. Elle se tint à la galerie Marcel Bernheim, rue Caumartin à Paris du 5 au 24 juin. L’exposition présentait un corpus de cinq-six œuvres. Présenté sous forme de dépliant et sans préface, le catalogue était très succinct. Comme dans celui de 1901, les notices ne formaient qu’une simple liste indiquant au maximum le nom du propriétaire. Par contre, les œuvres étaient séparées par médiums et par périodes : Nuenen, Paris, Arles, Saint-Rémy, Auvers. Remarquons qu’il y avait plus de périodes sur l’époque française de Van Gogh. Enfin, comme pour l’exposition de 1901, nous n’avons aucune information sur le dispositif d’accrochage de l’exposition. Deux ans plus tard en 1927, une troisième exposition monographique s’ouvrit à la galerie Bernheim-Jeune, L’époque française de Van Gogh. Avec ces trois événements, la famille Bernheim déploya beaucoup d’énergie pour la présentation et la valorisation des œuvres de Van Gogh. Pour accompagner cette nouvelle exposition de 1927, les galeristes chargèrent le néerlandais Jacob Baart De La Faille (1886-1959) de rédiger une publication. La publication ne s’apparentait pas à un catalogue d’exposition habituel car aucune notice n’y figurait. L’ouvrage est volumineux et illustré d’une cinquantaine de reproductions. Pourtant De La Faille explique qu’il le conçut comme « un petit guide » car selon lui, l’époque actuelle manquait de temps pour la lecture24. Parmi les illustrations, se trouvent deux photographies : De La Faille à l’Hôpital Saint-Paul et la tombe de Van Gogh, cette dernière figura à l’exposition de 1937. Le texte est structuré par un avant-propos, des chapitres reprenant les différents séjours de Van Gogh (Paris, Arles, Saint-Rémy, Auvers) et un épilogue. Dans les chapitres, le récit de la vie de Van Gogh côtoie les indications artistiques. Et si la technique est évoquée sous le lyrisme des sentiments on y apprend tout de même l’inspiration de Van Gogh pour Delacroix, Monticelli ou l’art japonais. Toutefois, les motifs sur la vie de Van Gogh restent largement brassés, à l’instar de l’artiste délaissé : « Vincent, condamné par un sort mystérieux à passer sa vie esseulé, n’ayant jamais à côté de lui une âme amie à qui se confier »25 . Notons d’ailleurs la démarche de De La Faille : il visita tous les lieux où vécut Van Gogh. L’hôpital de Saint-Rémy impressionna fortement l’auteur qui sentit dans les lieux l’atmosphère du temps du peintre. Comme dans la première biographie sur Van Gogh écrite 23 ZEMEL (Carol), 1981, p. 52 24 (A) DE LA FAILLE (Jean-‐Baptiste), 1927, p. 10 25 (A) DE LA FAILLE (Jean-‐Baptiste), 1927, p. 56 10
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