AGATHA CHRISTIE La Toile d’araignée Le Masque La Toile d’araignée Le théâtre d’Agatha Christie Alibi, la première pièce signée Agatha Christie à être portée à la scène, et dont la première eut lieu au Prince of Wales Theatre, à Londres, en mai 1928, n’était pas écrite par Christie. C’était une adaptation par Michael Morton de son roman policier de 1926, Le Meurtre de Roger Ackroyd, et Hercule Poirot était interprété par Charles Laughton. La pièce comme l’interprétation de Laughton déplurent à Christie. C’est en grande partie à cause de son insatisfaction face à Alibi qu’elle décida de mettre en scène Poirot dans une de ses propres pièces. Le résultat fut Black Coffee, qui fut joué plusieurs mois au St Martin’s Theatre, à Londres, en 1930. Sept ans s’écoulèrent avant qu’Agatha Christie n’écrive la pièce suivante, Akhenaton. Il ne s’agissait pas d’une pièce policière, mais de l’histoire de l’ancien pharaon qui tenta de convertir une Égypte polythéiste au culte d’une divinité unique, le dieu du soleil Aton. Akhenaton ne fut pas porté à la scène en 1937, et resta oublié pendant trente-cinq ans jusqu’au jour où, en se livrant à un nettoyage de printemps, son auteur retrouva le texte et le fit publier. Bien qu’Alibi lui ait déplu en 1928, Agatha Christie donna sa permission, au fil des ans, pour l’adaptation théâtrale, par d’autres auteurs, de cinq autres de ses œuvres. La première de ces adaptations fut Love From a Stranger (1936), que Frank Vosper, figure populaire du théâtre britannique dans les années 20 et 30, tira de la nouvelle « Philomel Cottage », écrivant pour lui- même le rôle principal masculin. Le roman La Maison du péril (Peril at End House), écrit en 1932 et centré sur Hercule Poirot, devint une pièce du même nom en 1940, adapté par Arnold Ridley, qui était célèbre en tant qu’auteur de The Ghost Train, une pièce populaire à l’époque. Avec Murder at the Vicarage (L’Affaire Protheroe), adapté, en 1949, par Moie Charles et Barbara Toy d’un roman du même nom écrit en 1940, l’autre enquêteur populaire d’Agatha Christie, miss Marple, fit ses débuts à la scène. Déçue par une ou deux de ces adaptations théâtrales dues à d’autres auteurs, Agatha Christie avait elle-même commencé, en 1945, d’adapter certains de ses romans déjà publiés pour le théâtre. Le roman policier Dix Petits Nègres (Ten Little Niggers), écrit en 1939 (dont le titre anglais devint par la suite, pour des raisons évidentes, And Then There Were None), fut porté à la scène et connut un grand succès à la fois à Londres, en 1943, et à New York l’année suivante. L’adaptation par Christie de Rendez-vous avec la mort (Appointment with Death), roman policier publié en 1928, fut portée à la scène en 1945, et deux autres romans qu’elle adapta par la suite furent Mort sur le Nil (Death on the Nile, 1927), mis en scène en 1945 sous le titre Murder on the Nile, et Le Vallon (The Hollow), publié en 1946 et porté à la scène en 1951. Ces trois romans mettaient tous en scène Hercule Poirot dans le rôle de l’enquêteur, mais en les adaptant pour le théâtre. Christie supprima Poirot. « Je m’étais habituée à mettre Poirot dans mes livres, dit-elle de l’un d’entre eux, de sorte qu’il s’était introduit naturellement dans celui-ci, mais il n’avait rien à y faire. Il faisait son travail correctement, mais je ne cessais de penser que le livre aurait été bien meilleur sans lui. Par conséquent, quand j’en suis venue à esquisser la pièce, j’ai éliminé Poirot. » Pour la pièce qui suivit Le Vallon, Agatha Christie se tourna non vers un roman, mais vers sa nouvelle « Three Blind Mice », elle-même fondée sur une pièce radiophonique qu’elle avait écrite en 1947 pour l’une de ses plus grandes admiratrices, la reine Mary, veuve du monarque britannique George V. La reine, qui fêtait son quatre-vingtième anniversaire cette année-là, avait demandé à la BBC de commander une pièce radiophonique à Agatha Christie, et le résultat avait été « Three Blind Mice ». Pour sa transformation en pièce de théâtre, un nouveau titre fut trouvé, tiré de Hamlet, de Shakespeare. Au cours de la représentation provoquée par Hamlet devant Claudius et Gertrude, le roi demande : « Comment appelez-vous la pièce ? », à quoi Hamlet répond : « La souricière. » La première de The Mousetrap (La Souricière) eut lieu à Londres en novembre 1952, et son producteur, Peter Saunders, dit à Christie qu’il espérait qu’elle serait jouée pendant un an ou même quatorze mois. « Elle ne tiendra pas si longtemps, répondit l’auteur. Huit mois, peut-être. » Quarante-huit ans plus tard, La Souricière est toujours jouée, et pourrait bien l’être éternellement. Quelques semaines après la première de La Souricière, Saunders suggéra à Agatha Christie d’adapter pour la scène une autre de ses nouvelles, Témoin à charge (Witness for the Prosecution). Mais elle pensa que cela serait trop difficile, et dit à Saunders d’essayer lui-même. Il entreprit de le faire, et quelque temps plus tard lui remit le premier jet d’une pièce. Après l’avoir lu, Christie lui annonça qu’elle ne trouvait pas sa version assez bonne, mais qu’il lui avait en tout cas montré comment on pouvait adapter la pièce. Six semaines plus tard, elle avait terminé la pièce, qu’elle considéra ultérieurement comme une de ses meilleures. Lors de sa première en octobre 1953 au Winter Garden Theatre à Drury Lane, les spectateurs furent captivés par l’ingéniosité de la surprise finale. Témoin à charge connut quatre cent soixante-huit représentations, et fut même représentée six cent quarante-six fois à New York. Peu de temps après les débuts de Témoin à charge, Agatha Christie accepta d’écrire une pièce pour la star de cinéma anglaise Margaret Lockwood, qui voulait un rôle exploitant ses talents d’actrice comique. Le résultat fut une agréable comédie à suspense, La Toile d’araignée (Spider’s Web), qui faisait un usage satirique d’un vieux cliché, le passage secret. En décembre 1954, la première eut lieu au Savoy Theatre, où la pièce connut sept cent soixante-quatorze représentations, rejoignant La Souricière et Témoin à charge. Trois pièces à succès d’Agatha Christie étaient jouées simultanément à Londres. Pour l’entreprise théâtrale suivante, Christie collabora avec Gerald Verner pour adapter L’Heure zéro (Towards Zero), un roman policier qu’elle avait écrit dix ans plus tôt. La première eut lieu au St James’ Theatre en septembre 1956, et la pièce fut représentée pendant la période respectable de six mois. L’auteur était alors âgée de près de 70 ans, mais produisait encore au moins un roman par an et plusieurs nouvelles, tout en travaillant à son autobiographie. Elle devait écrire cinq autres pièces, dont toutes sauf une étaient des œuvres originales destinées à la scène, et non des adaptations de romans. L’exception était Go Back for Murder, une version théâtrale de son roman policier de 1943 Cinq Petits Cochons (Five Little Pigs) où figurait Hercule Poirot, et une fois de plus elle bannit son héros de l’intrigue, faisant mener l’enquête par un séduisant jeune avocat. La première de la pièce eut lieu au Duchess Theatre en mars 1960, mais elle ne tint que trente et une représentations. Ses quatre autres pièces, toutes des œuvres originales, furent Verdict, The Unexpected Guest (dont les premières eurent lieu en 1958), Rule of Three (1962), et Fiddlers Three (1972). Rule of Three est en fait constituée de trois pièces en un acte sans lien entre elles, dont la dernière, « The Patient », est un excellent suspense à la réplique finale imbattable. Cependant, les spectateurs boudèrent cette représentation de trois pièces distinctes, et Rule of Three cessa d’être jouée au Duchess Theatre au bout de dix semaines. La dernière œuvre de Christie pour le théâtre, Fiddlers Three, n’atteignit même pas Londres. Elle partit en tournée dans les provinces anglaises en 1971 sous le titre Fiddlers Five, fut retirée pour être réécrite, et reprit au Yvonne Arnaud Theatre, à Guildford, en août 1972. Après une tournée couronnée de succès de plusieurs semaines, elle ne trouva pas de théâtre à Londres et cessa d’être représentée. Verdict, dont la première eut lieu au Strand Theatre de Londres en mai 1958, est inhabituelle en ce que, bien qu’un meurtre ait lieu au cours de la pièce, il n’est entouré d’aucun mystère, car on le commet sous les yeux des spectateurs. Les représentations ne durèrent qu’un mois, mais son auteur, pleine de détermination, murmura : « Au moins, je suis heureuse qu’elle plaise au Times », se mit immédiatement au travail pour écrire une autre pièce, et la termina en quatre semaines. Il s’agissait de The Unexpected Guest, qui, après une semaine à Bristol, déménagea au Duchess Theatre, à Londres, où la première eut lieu en août 1958, et fut représentée pendant dix-huit mois. C’est une des meilleures pièces d’Agatha Christie ; ses dialogues sont tendus et efficaces, et son intrigue pleine de surprises, bien qu’elle soit économique et peu complexe. Les critiques furent unanimement enthousiastes, et aujourd’hui, plus de quarante ans après, elle entame une nouvelle carrière sous forme de roman. Quelques mois avant sa mort en 1976, Agatha Christie donna son consentement pour qu’une adaptation théâtrale soit faite par Leslie Darbon de son roman de 1950, Un meurtre sera commis le… (A Murder is Announced), où figurait miss Marple. Lorsque la pièce fut montée à titre posthume en 1977, le critique du Financial Times prédit qu’elle tiendrait aussi longtemps que La Souricière. Ce ne fut pas le cas. En 1981, Leslie Darbon adapta un autre roman d’Agatha Christie, Cartes sur table (Cards on the Table), une enquête de Poirot publiée quarante-cinq ans plus tôt. Prenant exemple sur l’auteur en ce qui concernait Hercule Poirot, Darbon le supprima de la distribution. À ce jour, il n’y a pas eu d’autre adaptation à la scène des romans d’Agatha Christie. Avec Black Coffee, The Unexpected Guest, et à présent La Toile d’araignée, j’ai entrepris de partir dans la direction opposée. Charles Osborne 1 Copplestone Court, l’élégante demeure campagnarde du XVIIIe siècle où vivaient Henry et Clarissa Hailsham-Brown, sise dans la campagne vallonnée aux douces ondulations du Kent, avait belle allure même à la fin d’un après-midi pluvieux du mois de mars. Dans le salon du rez-de- chaussée, meublé avec goût, dont les portes-fenêtres donnaient sur le jardin, deux hommes étaient debout près d’une console sur laquelle reposait un plateau contenant trois verres de porto, chacun marqué d’une étiquette adhésive, un, deux et trois. Il y avait aussi sur la table un crayon et une feuille de papier. Sir Rowland Delahaye, cinquantenaire d’apparence distinguée aux manières charmantes et cultivées, s’assit sur le bras d’un fauteuil confortable et laissa son compagnon lui bander les yeux. Hugo Birch, âgé d’environ 60 ans et enclin à un comportement quelque peu irascible, plaça alors dans la main de sir Rowland l’un des trois verres. Sir Rowland but une gorgée, réfléchit un instant, puis déclara : — Je crois… oui… tout à fait… oui, c’est le Dow 42. Hugo replaça le verre sur la table, murmura « Dow 42 », le nota sur le papier, et tendit le verre suivant. Une fois de plus, sir Rowland en prit une gorgée. Il marqua une pause, but une seconde gorgée, puis hocha la tête affirmativement. — Ah, oui ! déclara-t-il avec conviction. Voilà un excellent porto, assurément. (Il but une autre gorgée.) Aucun doute là-dessus. Cockburn 27. Il rendit le verre à Hugo et continua : — Tu te rends compte, Clarissa a gâché une bouteille de Cockburn 27 pour une expérience stupide comme celle-ci. C’est un véritable sacrilège. Mais les femmes ne comprennent vraiment rien au porto. Hugo lui prit le verre, nota son verdict sur la feuille de papier, et lui tendit le troisième verre. Après une brève gorgée, la réaction de sir Rowland fut immédiate et violente : — Berk ! s’exclama-t-il, dégoûté. Un pseudo-porto Rich Ruby. Je ne comprends pas que Clarissa ait une telle horreur à la maison. Son opinion dûment consignée, il ôta le bandeau. — Maintenant, c’est ton tour, dit-il à Hugo. Ôtant ses lunettes à monture d’écaille, Hugo laissa sir Rowland lui bander les yeux. — Eh bien, j’imagine qu’elle se sert du porto bon marché pour le civet de lièvre ou pour parfumer la soupe, suggéra-t-il. Je ne crois pas qu’Henry lui permettrait d’en offrir aux invités. — Et voilà, Hugo, déclara sir Rowland en finissant d’attacher le bandeau sur les yeux de son compagnon. Je devrais peut-être te faire tourner trois fois sur toi-même comme à colin-maillard, ajouta-t-il en conduisant Hugo vers le fauteuil et en le faisant pivoter pour qu’il s’y asseye. — Eh, doucement ! protesta Hugo. Il chercha à tâtons le fauteuil derrière lui. — Tu le tiens ? demanda sir Rowland. — Oui. — Alors je vais plutôt faire tourner les verres, dit sir Rowland en déplaçant légèrement les verres sur la table. — C’est inutile, indiqua Hugo. Tu crois que je risque d’être influencé par ce que tu as dit ? Je suis aussi bon juge que toi pour le porto, Roly, mon garçon. — N’en sois pas si sûr. De toute façon, on n’est jamais trop prudent, insista sir Rowland. Comme il s’apprêtait à tendre l’un des verres à Hugo, le troisième invité des Hailsham-Brown entra depuis le jardin. Jeremy Warrender, jeune homme séduisant d’une vingtaine d’années, portait un imperméable par-dessus son costume. Haletant, et visiblement hors d’haleine, il se dirigea vers le canapé et allait s’y laisser tomber lorsqu’il remarqua ce qui se passait. — Qu’est-ce que vous fabriquez, tous les deux ? demanda-t-il en ôtant imperméable et veste. Le truc du bonneteau avec des verres ? — Qu’est-ce que c’est ? voulut savoir Hugo, les yeux toujours bandés. On dirait que quelqu’un a amené un chien dans la pièce. — Ce n’est que le jeune Warrender, le rassura sir Rowland. Sois poli. — Oh, j’ai cru d’après le bruit que c’était un chien qui venait de courir après un lapin ! déclara Hugo. — J’ai fait trois fois l’aller-retour jusqu’au portail du pavillon, avec un imperméable par-dessus mes vêtements, expliqua Jeremy en s’affalant lourdement sur le canapé. Apparemment, le ministre herzoslovaque l’a fait en quatre minutes cinquante-trois secondes, ralenti par son imperméable. J’ai couru de toutes mes forces, mais je n’ai pas pu faire mieux que six minutes dix secondes. Et je ne crois pas qu’il ait fait mieux, lui non plus. Seul Chris Chataway en personne pourrait le faire en un temps pareil, avec ou sans imperméable. — Qui vous a raconté ça sur le ministre herzoslovaque ? s’enquit sir Rowland. — Clarissa. — Clarissa ! s’exclama sir Rowland avec un petit rire. — Oh ! Clarissa, dit Hugo avec mépris. Vous ne devriez pas prêter attention à ce que vous raconte Clarissa. Riant toujours, sir Rowland reprit : — Je crains que vous ne connaissiez pas très bien votre hôtesse, Warrender. C’est une jeune dame à l’imagination très vive. Jeremy se releva. — Vous voulez dire qu’elle a tout inventé ? demanda-t-il, indigné. — Eh bien, ça ne m’étonnerait pas d’elle, répondit sir Rowland en tendant un des trois verres à Hugo dont les yeux étaient toujours bandés. Et cela ressemble certainement à l’idée qu’elle se fait d’une bonne blague. — Ah oui, vraiment ? Attendez un peu que je voie la jeune dame, promit Jeremy. J’aurai certainement deux mots à lui dire. Bon Dieu, je suis épuisé ! Il se dirigea avec raideur vers le hall, son imperméable sur le bras. — Arrêtez de souffler comme un phoque, se plaignit Hugo. J’essaie de me concentrer. Il y a un billet de cinq livres à la clé. Roly et moi avons fait un pari. — Oh, lequel ? s’enquit Jeremy, revenant se percher sur un bras du canapé. — C’est pour voir qui est le meilleur juge en matière de porto, lui dit Hugo. Nous avons du Cockburn 27, du Dow 42, et la cuvée spéciale de l’épicerie locale. Taisez-vous, maintenant. C’est important. (Il prit une gorgée du verre qu’il tenait, puis murmura plutôt évasivement :) Mmm… ah ! — Alors ? l’interrogea sir Rowland. Tu as décidé lequel était le premier ? — Ne me bouscule pas, Roly ! Je ne veux pas brûler les étapes. Où est le suivant ? Il garda le verre tandis que sir Rowland lui en tendait un autre. Il en prit une gorgée, puis annonça : — Oui, je suis à peu près sûr de ces deux-là. (Il renifla de nouveau les deux verres.) Le premier est le Dow, décida-t-il en tendant un verre. Le second était le Cockburn, continua-t-il en tendant l’autre verre, tandis que sir Rowland répétait : « Verre numéro trois le Dow, numéro un le Cockburn », tout en l’écrivant. — Bon, ce n’est pas vraiment la peine de goûter le troisième, déclara Hugo, mais je suppose que je ferais mieux d’aller jusqu’au bout. — Tiens, dit sir Rowland en lui tendant le dernier verre. Après en avoir bu une gorgée, Hugo eut une exclamation de dégoût extrême : — Ah ! Berk ! Quelle saleté innommable. Il rendit le verre à sir Rowland, puis sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya les lèvres pour se débarrasser du goût répugnant. — Il va me falloir une heure pour m’ôter le goût de ce truc de la bouche, se plaignit-il. Enlève- moi ça, Roly. — Attendez, je vais le faire, proposa Jeremy, qui se leva et passa derrière Hugo pour lui ôter le bandeau tandis que sir Rowland goûtait pensivement le dernier des trois verres avant de le reposer sur la table. — Alors c’est ce que tu crois, Hugo ? Verre numéro deux, cuvée spéciale de l’épicier ? (Il secoua la tête.) Balivernes ! C’est le Dow 42, sans le moindre doute. Hugo mit le bandeau dans sa poche. — Bah ! Tu as perdu ton palais, Roly, déclara-t-il. — Laissez-moi essayer, suggéra Jeremy. Se dirigeant vers la table, il prit une brève gorgée de chaque verre. Il s’interrompit un instant, les goûta tous une nouvelle fois, puis reconnut : — Eh bien, pour moi, ils ont tous le même goût. — Vous, les jeunes ! le sermonna Hugo. C’est à cause de tout ce fichu gin que vous n’arrêtez pas de boire. Ça vous ruine complètement le palais. Il n’y a pas que les femmes qui n’apprécient pas le porto. De nos jours, aucun homme de moins de 40 ans ne sait l’apprécier non plus. Avant que Jeremy n’ait eu le temps de répliquer, la porte donnant sur la bibliothèque s’ouvrit, et Clarissa Hailsham-Brown, belle femme brune d’une trentaine d’années, entra. — Bonjour, mes chéris ! lança-t-elle à sir Rowland et à Hugo. Vous avez réglé la question ? — Oui, Clarissa, l’assura sir Rowland. Nous sommes prêts. — Je sais que j’ai raison, dit Hugo. Le numéro un est le Cockburn, le deux le simili-porto, et le trois est le Dow. Juste ? — Ridicule ! s’exclama sir Rowland avant que Clarissa n’ait eu le temps de répondre. Le numéro un est le simili-porto, le deux est le Dow, et le trois le Cockburn. J’ai raison, pas vrai ? — Mes chéris ! fut la seule réponse immédiate de Clarissa. Elle embrassa d’abord Hugo puis sir Rowland, et continua : — Que l’un de vous remporte le plateau dans la salle à manger. Vous trouverez la carafe sur le buffet. Souriant pour elle-même, elle choisit un chocolat dans une boîte posée sur une table qui se trouvait là. Sir Rowland avait pris le plateau contenant les verres, et était sur le point de sortir. Il s’arrêta. — La carafe ? demanda-t-il avec méfiance. Clarissa s’assit sur le canapé, ramenant ses pieds sous elle. — Oui, répondit-elle. Une seule carafe. (Elle gloussa.) C’est le même porto dans les trois verres, vous savez. 2 L’annonce de Clarissa produisit une réaction différente chez chacun de ses auditeurs. Jeremy éclata de rire, se dirigea vers son hôtesse et l’embrassa, tandis que sir Rowland restait bouche bée de stupéfaction, et que Hugo semblait hésiter quant à l’attitude à adopter en voyant qu’elle les avait ridiculisés tous les deux. Quand sir Rowland retrouva finalement l’usage de la parole, il déclara : — Clarissa, tu es perfide et sans scrupules. Mais son ton était plein d’affection. — Eh bien, répondit Clarissa, il a plu tout l’après-midi, et vous n’avez pas pu jouer au golf. Il faut que vous vous amusiez, et vous vous êtes bien amusés, mes chéris, n’est-ce pas ? — Sur mon honneur ! s’exclama sir Rowland en portant le plateau vers la porte. Tu devrais avoir honte de ridiculiser tes aînés. Il se trouve que seul le jeune Warrender ici présent avait deviné qu’ils étaient tous les mêmes. Hugo, qui riait à présent, l’accompagna à la porte. — Qui l’a dit ? demanda-t-il en passant un bras autour de l’épaule de sir Rowland, qui a dit qu’il reconnaîtrait du Cockburn 27 les yeux fermés ? — Peu importe, Hugo, répondit sir Rowland avec résignation, nous le boirons plus tard, quel qu’il soit. Tout en discutant, les deux hommes sortirent par la porte donnant sur le hall, et Hugo referma la porte derrière eux. Jeremy affronta Clarissa assise sur le canapé. — Alors, Clarissa ! lança-t-il d’un ton accusateur, qu’est-ce que c’est que cette histoire sur le ministre herzoslovaque ? Clarissa lui adressa un regard innocent. — Quelle histoire ? demanda-t-elle. Tendant un doigt vers elle, Jeremy s’exprima clairement et lentement. — A-t-il jamais fait l’aller-retour en courant jusqu’au portail du pavillon, en imperméable, trois fois en quatre minutes cinquante-trois secondes ? Clarissa sourit gentiment et répondit : — Le ministre herzoslovaque est adorable, mais il a bien plus de 60 ans, et je doute qu’il ait couru où que ce soit depuis des années. — Alors vous aviez vraiment tout inventé. Ils m’ont dit que c’était sans doute le cas. Mais pourquoi ? — Eh bien, suggéra Clarissa, son sourire se faisant encore plus gentil qu’auparavant, vous vous étiez plaint toute la journée de ne pas faire assez d’exercice. Alors j’ai pensé que la seule chose aimable à faire était de vous aider à en trouver. Il n’aurait servi à rien de vous ordonner d’aller courir dans les bois, mais je savais qu’un défi vous ferait réagir. Alors je vous ai inventé un
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