La subordination complétive dans les chroniques e e latines de l’Italie du Centre-Sud (siècles X -XII ) Paolo GRECO (Université de Naples « Federico II ») [email protected] 1. OBJECTIFS PRINCIPAUX ET CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DE LA 1 RECHERCHE 1.1. Objet de l’étude La subordination complétive constitue l’un des principaux instruments par lesquels les langues réalisent des formes d’enchâssement syntaxique. Dans toutes les langues du monde, il existe toujours, sinon de véritable phrases complétives, à tout le moins des stratégies de complémentation (Dixon 1995 : 179-183, 2006a et Cristofaro 2005 : 95-154)2. Parmi les constructions par le biais desquelles il est possible de réaliser une subordonnée complétive en latin, la structure à verbe non fini connue sous le nom de Accusativus cum Infinitivo (dorénavant AcI) constitue l’un des modèles de subordination les plus caractéristiques de cette langue : comme l’a souligné Lavency 2003 : 97-99, des AcI sont attestés dans les inscriptions les plus archaïques de Rome, ainsi que dans les derniers textes en latin qui nous sont parvenus. Néanmoins, la réalisation de phrases complétives à verbe fini introduites par des conjonctions tels que quod ou bien ut a toujours été possible en latin. Avant le deuxième siècle après Jésus-Christ, ce dernier type de phrases n’apparaît pourtant que dans certains contextes : notamment, les complétives à verbe fini ne se retrouvent que très rarement après les verba dicendi et sentiendi3. Dans les siècles suivants, cependant, les subordonnées complétives introduites par quod ont connu une diffusion considérable. 1 Ce travail est une version abrégée, présentant notamment les principaux résultats, de la thèse de doctorat Accusativus cum Infinitivo e subordinate completive introdotte da quod, quia e quoniam nelle cronache latine dell’Italia centro-meridionale (secoli X-XII), soutenue à l’Université de Naples « Federico II » en février 2008 et récemment publiée (en version révisée) sous le titre La complementazione frasale nelle cronache latine dell’Italia centro- meridionale (secoli X-XII), Napoli, Liguori, 2012. Je remercie Amélie Hanus pour la révision linguistique du texte. 2 La notion de stratégie de complémentation est plus large que celle de phrase complétive ; elle a été introduite par DIXON (1995) pour décrire les formes de complémentation que l'on trouve dans les langues dépourvues de phrase complétives, comme par exemple le dyirbal (voir DIXON 1995 et 2006b). 3 Des exemples sporadiques de phrases complétives introduites par quod et quia après un verbum dicendi ou sentiendi sont attestées depuis Plaute. Toutefois, il ne s'agit que d'un très petit nombre de cas (voir à ce sujet HOFMANN & SZANTYR 1965 : 576, CUZZOLIN 1994 : 106-130 1 La naissance (et la propagation) des constructions du type dicere quod représente en fait l’un des principaux changements syntaxiques qui peuvent être observés dans l’histoire de la langue latine. L’utilisation généralisée des structures issues des complétives avec quod4 dans les langues romanes et, parallèlement, la marginalisation définitive de l'AcI5 placent ces constructions au cœur de la transition du latin aux langues romanes. Comme l'a souligné József Herman «[l]’histoire d’éléments comme quod, quia en latin, comme que (che) ou les dérivés de quomodo dans les langues romanes constitue la clé même de la transformation du système latin en système roman» (Herman 1963 : 23)6. Toutefois, en dépit du cadre qui vient d'être exposé, il n’existe guère d’études portant sur les caractéristiques de l’utilisation de l’AcI et des complétives avec quod dans les textes latins produits durant le Moyen Âge central (et donc pendant la période où apparaissent les premières traces écrites des langues romanes)7. Jusqu’à présent, l’attention des chercheurs s’est surtout focalisée sur l’origine des deux structures, sur la période de l’Antiquité tardive (jusqu’au début du Moyen Âge)8, et sur les particularités structurelles de l’AcI pendant « l’âge d’or » de la littérature latine9. C’est donc dans ce contexte qui se place notre étude, qui propose une analyse de l’utilisation de l’AcI et des complétives à verbe fini dans des chroniques écrites en latin dans le centre-sud de l’Italie du Xe au XIIe siècle. Les textes sur et GRECO 2012a : 39-44. Sur l'émergence et la propagation des constructions du type dicere quod voir CUZZOLIN 1994). 4 Dans cette étude, l’expression « complétive avec quod » sera utilisée pour se référer à toutes les phrases complétives à verbe fini introduites par quod, quia ou quoniam. Quand il sera nécessaire de différencier les trois complémenteurs, on parlera de « complétive introduite par quia » (ou quoniam ou quod, le cas échéant). 5 À part les constructions à verbe non fini de type « causatif » et « perceptif », qui sont répandues dans de nombreuses variétés romanes, des structures comparables à l’AcI apparaissent sporadiquement dans certains textes romans du Moyen Âge (voir EGERLAND 2010 : 857-860 pour l’italien et BURIDANT 2000 : 313 -314 pour le français). Il s’agit pourtant de tournures rares, qui se trouvent surtout dans des documents qui entretiennent une relation étroite avec le latin (vulgarisations ou œuvres littéraires comme le Convivio de Dante). 6 On peut interpréter dans le même esprit les propos de CALBOLI (1987 : 123-124), qui considère la disparition presque totale de l’AcI en faveur des phrases complétives à verbe fini, ainsi que la naissance de l’article comme deux des phénomènes principaux (et interdépendants) qui caractérisent la transition du latin aux langues romanes. 7 Les seules exceptions sont les études de Wirth-POELCHAU (1977) et de D’ANGELO (1996). Cette dernière est particulièrement intéressante pour nous, car elle est centrée sur l’analyse de l’alternance de l’AcI et des complétives avec quod dans des chroniques écrites en Italie du Sud pendant la période normande (XIe-XIIe siècle). 8 Il n’est pas possible de fournir ici une bibliographie exhaustive des travaux consacrés à l’analyse de la subordination complétive en latin tardif (voir à ce sujet la discussion que nous avons proposée en GRECO 2012a : 44-50). 9 Voir surtout BOLKESTEIN (1976a, 1976b, 1977 et 1979). 2 lesquels notre enquête a été menée sont le Chronicon Salernitanum (Xe siècle), la Chronica Monasterii Casinensis (XIe-XIIe siècle) et le Chronicon Vulturnense (XIIe siècle)10. La période durant laquelle ces œuvres ont été produites est d’une importance cruciale dans l’histoire politique et culturelle de l’Italie du Sud. Au début de cette époque s’achève le cycle politique des principautés lombardes et des duchés byzantins. On assiste en suite à l’arrivée des Normands, ainsi qu’à l’apogée de leur puissance, pour terminer avec leur défaite contre les Souabes. En outre, c’est également à cette période qu’on été produits, dans cette région, les premiers témoignages écrits en langue romane. Jusqu’à il y a quelques temps, l’absence de travaux sur le langage des œuvres produites en Italie du Sud pendant cette période s’avérait donc particulièrement pernicieuse. Depuis quelques années, cette situation a cependant évolué rapidement. En effet, cette même enquête s’insère dans le cadre d’une série d’études menées à l’Université de Naples « Federico II » par l’équipe de recherche coordonnée par Rosanna Sornicola11. À travers l’analyse des caractéristiques de l’alternance de l’AcI et des complétives à verbe fini, nous avons mis en évidence les différences linguistiques profondes qui existent entre la chronique du Xe siècle et les deux textes plus récents. En utilisant une méthodologie d’enquête accordant une grande importance aux interactions entre les facteurs sémantiques, pragmatiques, textuels et syntaxiques, nous avons tenté de fournir des résultats concernant non seulement les facteurs qui semblent favoriser la sélection des subordonnées infinitives ou bien des complétives à verbe fini, mais aussi rendant compte des différences plus générales qui caractérisent le latin des trois chroniques. Comme nous le verrons, la langue du Chronicon Salernitanum semble entretenir une relation directe avec l'évolution linéaire du latin, et se caractérise par un faciès qui présente de nombreuses similitudes avec celui des textes écrits en Gaule à l’époque mérovingienne. Il s’agit d’un code qui semble faire encore pleinement partie de l’univers linguistique du Haut Moyen Âge : un monde dans lequel les structures d’ascendance classique 10 Nous avons analysé un échantillon de chaque chronique qui varie en fonction des caractéristiques spécifiques des œuvres. Nous avons pris en considération les sections qui suivent : a) Chronicon Salernitanum : paragraphes 1-54 ; b) Chronica Monasterii Casinensis : vu les caractéristiques de la composition de cette œuvre (sur lesquelles voir l’introduction à l’édition de Hofmann publiée dans les Monumenta Germaniae Historica), trois échantillons différents ont été sélectionnés : du paragraphe 1 au paragraphe 22 du Premier Livre (partie écrite par Leo Ostiensis, les trois versions différentes produites par le moine ont également été comparées), du paragraphe 34 au paragraphe 47 du Troisième Livre (partie écrite par Guido), du paragraphe 95 au paragraphe 106 du Quatrième Livre (partie écrite par Petrus Diaconus) ; Chronicon Vulturnense : pages 101-216 (Premier Livre), 217-243 (Deuxième Livre) et 347-376 (Troisième Livre) de l’édition critique utilisée. Il faut noter que le Chronicon Vulturnense est une chronique « roborata » (voir à ce sujet Arnaldi 1992 : 507-513) : elle contient donc de nombreux documents qui ne font pas partie du texte du chroniqueur. Pour cette raison, nous n’avons pas étudié les documents publics et privés inclus dans l’œuvre. 11 Les premiers résultats de ces recherches sont présentés dans les études de SORNICOLA (2007, 2008, 2011, 2012a, 2012b, à paraître1 et à paraître2), D'ARGENIO (à paraître), FERRARI (à paraître), VALENTE (à paraître) et GRECO (2012a, 2012b, à paraître1 et paraître2). 3 et post-classique coexistent avec des restructurations qui ont déjà la saveur du roman ; un langage à la fois loin du latin classique et du latin « post- carolingien »12. Le faciès linguistique de la Chronica Monasterii Casinensis et du Chronicon Vulturnense présente, en revanche, des signes clairs de la fracture linguistique et culturelle qui a eu lieu, ailleurs en Europe, avec la renaissance carolingienne et qui semble s’être produite, dans le Sud de l'Italie, à l’époque d’une autre renaissance, celle du XIe et XIIe siècle. Le monde linguistique auquel les deux derniers textes appartiennent est, en ce sens, tout à fait différent. En ce qui concerne l’organisation du travail, on offrira, dans les prochains paragraphes (1.2. et 1.3.), un aperçu des questions théoriques et méthodologiques principales qui sont à la base de cette enquête. Dans le deuxième chapitre, un résumé des résultats de l’analyse des trois chroniques qui font l’objet de la recherche sera présenté. L’étude se termine avec une discussion des implications diachroniques des résultats obtenus, dans le cadre d’une plus large réflexion sur la transition du latin aux langues romanes. Dans ce contexte, on essaiera aussi de proposer un bilan des perspectives ouvertes par certaines approches récentes de la question, tout en envisageant les limites de ces études. 1.2. Prémisses méthodologiques et principaux critères d'analyse Pendant les trente dernières années, la recherche dans le domaine de la typologie linguistique a produit de nombreuses contributions portant sur des questions générales liées au problème théorique de la subordination (voir, par exemple, Lehmann 1988 et 1989 et Cristofaro 2005) et, plus spécifiquement, sur la complémentation de type phrastique dans les langues du monde (voir Dixon 1995, Noonan 2007 et le volume édité par Dixon & Aikhenvald 2006)13. D’une part, ces études ont démontré l’importance d’une approche scalaire de la notion de subordination, et, d’autre part, elles ont mis en évidence les interactions fondamentales existant entre les aspects sémantiques et pragmatiques dans l’identification et la description des relations syntaxiques de subordination : dans le cadre de l’analyse du rapport entre proposition 12 Il faut cependant noter que la formulation d’un jugement d'ensemble sur la langue du Chronicon Salernitanum est rendue difficile et nécessairement provisoire, à cause de la tradition textuelle de cette œuvre. Le plus ancien des manuscrits qui nous sont parvenus (le Vaticanus Latinus 5001) a, en réalité, été produit trois siècles après la date supposée de la rédaction de la chronique. Bien que la régularité d’apparition de certaines caractéristiques de la morphosyntaxe du texte nous amène à considérer comme probable que celles-ci ne résultent pas d’une manipulation effectuée par des copistes, toute réflexion sur des aspects linguistiques liés à des variations formelles de faible importance ne peut valoir que pour le langage du codex Vaticanus Latinus 5001, et non pas directement pour la version originale du Chronicon Salernitanum. Voir à ce sujet aussi Lefèvre 1956. 13 Depuis les années 70, de nombreux ouvrages sur la subordination complétive ont été produits aussi dans le cadre théorique générativiste (voir le bilan tracé par RUNNER 2006). Au cours des quinze dernières années, d'ailleurs, certains aspects liés à la subordination complétive ont fait l’objet d’une réflexion sur la « périphérie gauche de la phrase » (voir à cet égard RIZZI 1997, BENINCÀ 2001 et LEDGEWAY 2003). 4 régissante et subordonnée complétive, la relation sémantique et pragmatique qui se développe entre les deux phrases a été considérée comme centrale. On a, par exemple, souligné qu’en général une forte intégration sémantique entre la régissante et la subordonnée favorise la projection des traits de temps, aspect et mode sur la secondaire (qui apparait donc corrélativement dépourvue de ces catégories). Dans cette perspective, les facteurs de nature sémantique et pragmatique jouent évidemment un rôle central dans la description de l’alternance entre subordonnées à verbe non fini (telle que, par exemple, l’AcI) et à verbe fini (comme le sont les complétives avec quod). Dans le système de complémentation que l'on trouve dans nos textes, certains aspects sémantiques et pragmatiques sont, effectivement, cruciaux pour l’analyse : il s’agit notamment de facteurs tels que les caractéristiques sémantiques des verbes régissants, l’éventuelle présence de liens de coréférence entre le sujet de la proposition subordonnée et les arguments du verbe de la régissante, et aussi, dans certains cas (comme dans la sélection des complémenteurs ou du mode verbal des prédicats de la secondaire), d’un aspect purement pragmatique comme l’attitude du chroniqueur envers le contenu propositionnel exprimé dans la subordonnée. Par ailleurs, la description des systèmes de complémentation phrastique qui font l’objet de cette étude ne peut être abordée que par le biais d’approches multifactorielles. Nous avons donc souvent eu recours à des explications qui tiennent compte de processus significatifs à la fois sur le plan sémantique, et sur les plans pragmatique, syntaxique et textuel. Dans notre analyse, nous avons aussi tenu compte de questions qui relèvent de la sociolinguistique : il s’agit de réflexions liées notamment à l'hypothèse que l’AcI était, pendant le Haut Moyen Âge, un type de subordination difficile à gérer, et dont la sélection était peut être liée à l’utilisation d’un style élevé. Cette hypothèse repose sur la prise en compte de phénomènes comme la marginalisation radicale de l’AcI qu’on retrouve dans les langues romanes médiévales et les restrictions dans l’utilisation de cette structure qui caractérisent de nombreux textes du Haut Moyen Âge (et certains documents dotés d’un statut sociolinguistique moins élevé produits en époque classique et post-classique)14. Elle est soutenue, en outre, par l'analyse de Wirth-Poelchau (1977), qui a mis en évidence une forte réduction de l’utilisation de l’AcI dans des textes datant de l’époque mérovingienne et une reprise de la sélection de la construction à l’époque carolingienne. Le caractère stéréotypé de certains AcI du Chronicon Salernitanum, la brièveté de ces structures, leur bas niveau de subordination, les anomalies syntaxiques caractérisant les constructions infinitives plus complexes, et peut-être aussi la basse fréquence avec laquelle l’AcI apparaît dans les discours directs sont toutes des caractéristiques qui peuvent s’inscrire dans le profil qui vient d’être décrit15. L’ensemble devient alors encore plus cohérent si l’on compare cette situation avec celle qui caractérise les deux chroniques plus tardives, dans lesquelles l’AcI est utilisé 14 Voir à ce sujet ADAMS 2005. 15 On reviendra sur les caractéristiques des AcI du Chronicon Salernitanum dans la section 2.1. 5 plus fréquemment, tout en étant soumis à moins de restrictions quant à la longueur de la phrase ou à son niveau de subordination. À ce propos, nous tenons à souligner un dernier aspect d’une question plus générale relative à la langue de nos chroniques (et en particulier à celle du Chronicon Salernitanum). En arrière-fond à ce latin, il est possible de reconnaître, à notre avis, des tentatives de compromis entre le langage de la tradition écrite et les pressions qui viennent de tous ces registres à mi-chemin entre le latin et le roman (ou, dans certains cas, complètement romans), qui étaient certainement maîtrisés par nos chroniqueurs. À une époque où la distance entre le latin et le roman est probablement à mesurer en termes de degrés successifs de registres de langue, communicant osmotiquement les uns avec les autres (dans le cadre d’un continuum variationnel interne aux différents registres linguistiques disponibles), plutôt qu'en termes d’oppositions binaires et discrètes, il nous semble que l’intérêt d’une analyse linguistique, au-delà des aspects structurels, repose surtout sur la description des mécanismes de fonctionnement de ces codes. Il s’agit en fait de systèmes linguistiques qui suivent des logiques qui ne sont plus celles du latin, sans pourtant être encore celles du roman16. 1.3. La subordination complétive : typologie, sémantique et syntaxe Selon une définition généralement acceptée, la subordination complétive constitue « the syntactic situation that arises when a notional sentence or predication is an argument of a predicate » (Noonan 2007 : 52). Pourtant, une telle approche ne permet pas de décrire toutes les formes de subordination complétive attestées dans les langues du monde. Si la présence de stratégies de complémentation permettant de mettre en relation des verbes qui décrivent des états ou des actions relatifs à d’autres états ou actions est effectivement un universel linguistique, la création de deux phrases distinctes (contenant chacune un verbe), reliées entre elles par un ou plusieurs outils grammaticaux et formant une construction phrastique complexe, bien que inter- linguistiquement répandue, s’avère n’être que l’une des réalisations possibles de ces stratégies (Dixon 1995 : 176-183 et 2006a). Dans une perspective élargie, une interprétation différente des relations de complémentation est donc nécessaire. Par exemple, selon Sonia Cristofaro, un rapport de complémentation s’établit entre deux événements (ou plutôt, entre deux states of affair) lorsque « one of them (the main one) entails that another one (the dependent one) is referred to » (Cristofaro 2005 : 95). Les stratégies de complémentation phrastique peuvent être caractérisées selon différents degrés de phrasalité et en fonction de leur indépendance par rapport à la proposition régissante. Dans de nombreuses langues du monde, ces deux aspects sont étroitement liés au type de prédicat de la phrase régissante et à la relation qui s’établie entre ce dernier et la complétive. 16 Sur les questions concernant la difficulté d'appliquer à la description des documents des IXe et Xe siècles des catégories et des schémas interprétatifs classiques, valables pour la description du latin classique et post-classique ou des langues romanes, voir Sornicola (2012a et à paraître ). 1 6 En général, si une relation sémantique étroite entre le prédicat de la régissante et l’événement décrit dans la subordonnée est établie, les participants, la référence temporelle et la valeur aspectuelle ou modale sont souvent omis dans la secondaire et déterminés par les caractéristiques de la régissante. En outre, il est très probable, dans ce contexte, qu’on trouve également un degré supérieur de dépendance syntaxique. Les complétives dotées d’un plus grand nombre de catégories non déterminées par le prédicat de la régissante ont généralement une forme phrastique et leur prédicat est souvent à l’indicatif. Comme le souligne Noonan 2007 : 87 « [s]entence-like complement-types are characteristic of the weakest degree of syntactic integration, while reduced complement-types signal a stronger bond, and clause union signals a still closer degree of syntactic integration »17. Parmi les principaux classements des caractéristiques sémantiques des prédicats qui peuvent gouverner des phrases complétives, nous allons traiter brièvement de celui proposé par Noonan 2007, qui distingue les catégories suivantes: prédicats déclaratifs, prédicats d’attitude propositionnelle, prédicats de fiction, prédicats commentatifs, prédicats de connaissance et d’acquisition de connaissance, de crainte ou peur, désidératifs, manipulatifs, modaux, d’achèvement, phasaux, prédicats de perception directe, négatifs, conjonctifs18. Dans le cadre de notre étude, l’échelle d’intégration sémantique proposée par Sonia Cristofaro, en tenant compte de la classification de Noonan, est particulièrement utile. Selon Cristofaro 2005 : 122 les prédicats qui impliquent une plus forte intégration sémantique sont les phasaux, suivis par les modaux, puis par les manipulatifs du type ‘faire’, par les manipulatifs du type ‘ordonner’, par les désidératifs, et enfin par les prédicats de perception directe qui sont caractérisés par le plus bas degré d’intégration sémantique. Par contre, les prédicats de connaissance, d’attitude propositionnelle et les déclaratifs n’impliquent aucune intégration sémantique avec les subordonnées régies. Dans notre étude, nous n’avons pris en compte ni les prédicats phasaux et modaux, ni les manipulatifs du type ‘faire’, et nous nous sommes limité à l’analyse des prédicats qui sont situés vers le pôle inférieur de l’échelle d’intégration, de même que des prédicats n’entraînant aucune intégration entre les événements. En fait, ce sont ces prédicats qui gouvernent, dans notre corpus, les AcI ou les complétives à verbe fini. Pour notre recherche, nous avons notamment regroupé les prédicats en trois grandes classes : les verba dicendi (correspondant aux prédicats déclaratifs de Noonan), les verba sentiendi (à savoir les prédicats d’ attitude propositionnelle, de fiction, de peur, 17 Il s'agit d’un principe général (très bien analysé par CRISTOFARO 2005 : 95-154), qui, au fond, repose sur une hypothèse (relevant du principe de l’iconicité) centrale dans de nombreuses analyses fonctionnalistes de la complémentation, et qui peut être résumée dans l’affirmation suivante de GIVON 2001 : II, 40: « [t]he stronger is the semantic bond between the two events, the more extensive will be the syntactic integration of the two clauses into a single though complex clause ». 18 Pour les caractéristiques sémantiques et syntaxiques de ces classes de prédicats, voir la réflexion de NOONAN 2007. 7 de connaissance, de perception directe et les commentatifs) et les verba voluntatis (incluant les prédicats désidératifs et les manipulatifs). En effet, dans nos textes, les prédicats que nous avons recueillis sous l’étiquette de verba dicendi et sentiendi régissent aussi bien des AcI que des complétives introduites par quod et quia19. Dans le Chronicon Salernitnum, en outre, ces verbes gouvernent aussi des constructions complétives avec ut20. Les verba voluntatis, en revanche, régissent des AcI, des complétives introduites par ut et des infinitifs de type complétif21. Dans nos chroniques, donc, l’AcI dépend de différents types de prédicats, indépendamment de la force du lien sémantique unissant la principale à la subordonnée et de la modalité du prédicat. Les complétives avec quod sont, en revanche, toujours caractérisées par un faible rapport avec la phrase régissante et par une modalité de type épistémique. Les complétives avec ut, enfin, illustrent un comportement différent dans nos textes: dans le Chronicon Vulturnense et dans la chronique du Mont-Cassin, elles ne dépendent jamais de prédicats dotés de modalité épistémique et de verbes qui établissent une relation faible avec la subordonnée (elles présentent donc une répartition similaire à celle que l'on trouve dans les documents de l’époque classique et post-classique) ; dans le Chronicon Salernitanum, au contraire, ces complétives sont gouvernées aussi par des prédicats de type épistémique, impliquant un lien sémantique moins étroit avec la régissante. L’un des principaux objectifs de cette étude a donc été de déterminer les facteurs qui favorisent, dans les différentes classes de prédicats, la sélection de l'infinitif subordonné (et surtout de l’AcI) ou d’une phrase à verbe fini et, s’agissant des catégories de prédicats qui peuvent gouverner plusieurs types de complétives temporalisées, d’établir quelles caractéristiques favorisent la sélection d’une structure plutôt qu’une autre. 19 Comme nous l’avons souligné dans la section 1.1., en latin, jusqu'au IIe siècle après Jésus- Christ au moins, les verba dicendi et sentiendi ne pouvaient gouverner que des AcI ; il est pourtant possible d’observer dans les textes latins une évolution qui, au fil des siècles, a finalement abouti à une large diffusion des complétives à verbe fini introduites par quod et quia en dépendance de ce type de prédicats (voir Cuzzolin 1994). Cette situation, à l’époque de nos textes, est tout à fait stable, et il est même possible d’entrevoir (au moins dans le Chronicon Salernitanum), à travers certains comportements de l’infinitif subordonné, les reflets du probable affaiblissement, sinon de l’abandon, de l’AcI dans certains des registres linguistiques à disposition des auteurs de nos chroniques. 20 Le cadre de l’utilisation des complétives avec ut que l’on retrouve dans de nombreux documents médiévaux (Chronicon Salernitanum inclus) est sensiblement différent par rapport à celui qu’il est possible de tracer à partir des textes classiques et encore jusqu’aux IIIe-IVe siècles. Dès le IVe siècle, et selon une trajectoire difficile à déterminer dans l’état actuel des recherches, on peut observer une diffusion des complétives introduites par ut en dépendance des verba dicendi et sentiendi (en l’absence de valeur jussive). Sur ce phénomène voir MAYEN (1889 : 57-62), NORBERG (1944 : 114 n.2), HERMAN (1963 : 46-47), HOFMANN & SZANTYR (1965 : 645-646), STOTZ (1998 : 401-402), GRECO (2012a : 36-39 et 2012b) et SORNICOLA (à paraître ). 3 21 Sur cette dernière construction voir BOLKESTEIN (1976a, 1976b et 1977), et PINKSTER (1990 : 126-127). 8 2. ANALYSE 2.1. Principaux résultats de l’analyse du Chronicon Salernitanum Dans cette section, nous allons brièvement présenter les principaux résultats de l’analyse du système de complémentation du Chronicon Salernitanum. Dans ce texte, les phrases introduites par ut et les AcI dépendent de verba voluntatis, aussi bien que de verba dicendi et sentiendi; les complétives avec quod, en revanche, sont gouvernées exclusivement par les deux dernières classes de prédicats. Les subordonnées avec ut constituent le type de construction complétive le plus fréquemment utilisé (47 occurrences), suivi par l’AcI (42), et puis par les structures avec quod (16). Cependant, si l’on ne prend en compte que les contextes dans lesquels les trois types de subordonnée peuvent effectivement alterner (à savoir en dépendance des verba dicendi ou sentiendi), les différences entre les fréquences d'occurrence sont considérablement réduites (27 AcI, 17 complétives avec ut et 16 avec quod). En tout cas, les pourcentages d’utilisation de l’AcI par rapport aux complétives à verbe fini (62,8%, ou 45% si l’on inclut aussi les subordonnées introduites par ut gouvernées par des verba dicendi et sentiendi) sont sensiblement inférieures à celles que Lore Wirth-Poelchau a trouvées dans des textes contemporains produits en Gaule, et s’avèrent plus proches de celles qui caractérisent des textes écrits à l’époque mérovingienne (voir respectivement Wirth-Poelchau 1977 : 70 et 42). Au-delà des aspects d’ordre sémantique, l’alternance des trois types de complétive est aussi influencée par des facteurs de nature textuelle et pragmatique. Par exemple, l’attitude du chroniqueur envers le contenu propositionnel de la subordonnée est décisive dans la sélection du complémenteur: les phrases introduites par ut (toujours avec le subjonctif) indiquent généralement un faible degré d'engagement du chroniqueur par rapport à la vérité de l'information contenue dans la subordonnée (voir les exemples 1 et 2)22 ; au pôle opposé se trouvent les phrases introduites par quia (toujours avec l’indicatif, à l’exception d’une seule occurrence), qui indiquent plutôt un engagement fort (exemple 3) ou introduisent des événements « factuels »23 (exemple 4). Les complétives avec quod (presque toujours au subjonctif) se trouvent, pour ainsi dire, à mi-chemin entre ces 22 Les informations proposées dans la complétive introduite par ut dans l’exemple 1 sont connues du lecteur comme étant fausses, l’absence du commitment du chroniqueur est donc évidente ; la subordonnée en (2) a une valeur « reportive », mais l’élément alii souligne qu’il ne s’agit pas de la seule opinion sur la question. 23 Sur la notion de « factualité » voir KIPARSKY & KIPARSKY 1970. 9 deux extrêmes (elles sont souvent employées avec une valeur « reportive », voir l’exemple 5)24. (1) Chr. Sal.25, 12, 19, 1 : Sed dum eorum approximassent, putaverunt, ut ipsum principem inter eos essent26. (2) Chr. Sal., 9, 11, 23 : Et ferunt alii, ut lumine eum privasset. (3) Chr. Sal., 44, 46, 32 : “Numquid nondum principi domini mei dixi, quia ipse Sico est tirannus et elacione tumidus superbiaque satis apud eum redundat ?”. (4) Chr. Sal., 34, 36, 16 : Scias quia dirigo tibi aureos centum milia. (5) Chr. Sal., 22, 27, 3 : Referunt multis, quod properante rex Karolus Campanie finibus, statim, ut diximus, ipse Arichis obvia ei presules misit cum ipsum Romuald. Du point de vue textuel, la coréférence entre le sujet de la régissante et celui de la subordonnée représente un phénomène qui favorise la sélection de l’AcI (exemple 6), tandis que les phrases avec quod sont préférées en l’absence d’une telle relation (voir les exemples 3, 4 et 5). (6) Chr. Sal., 32, 35, 5 : Sed ille nil aliud nisi se peccasse respondebat. Un lien plus étroit entre la régissante et la subordonnée (et surtout entre leurs sujets) favorise donc la sélection de la complémentation à verbe non fini, tandis que les complétives avec quod se trouvent plus fréquemment dans des contextes caractérisés par une plus forte indépendance de la secondaire (les complétives avec ut présentent un comportement, de ce point de vue, moins clair que celui des phrases avec quod, mais elles montrent toujours une plus grande indépendance de la régissante par rapport aux AcI)27. 24 À l’instar de l’exemple en (2), la valeur « reportive » est claire en (5) ; dans ce dernier exemple, on trouve cependant un constituant (multis) qui souligne un commitment plus marqué du chroniqueur. 25 L’édition utilisée est la suivante : Chronicon Salernitanum. A Critical Edition with Studies on Literary and Historical Sources and on Language, éd. par U. Westerbergh, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1956. 26 Il est intéressant de noter, dans ce passage, la conjugaison du verbe de la complétive à la troisième personne du pluriel (essent), bien que le sujet de la phrase soit le ipsum principem au singulier (par ailleurs à l’accusatif). Néanmoins, la grande distance temporelle qui sépare la date supposée de la rédaction de notre texte et le plus ancien manuscrit en notre possession impose une grande prudence quant à toute réflexion reposant sur des aspects de la morphosyntaxe liés à des différences orthographiques de faible importance (voir aussi les réflexions à ce sujet dans la note 12). 27 L’analyse de CUZZOLIN (1994) a montré que, dans d’autres textes latins plus anciens, la coréférence entre les sujets de la régissante et de la complétive est également un facteur important dans le processus de sélection de l’AcI. Par ailleurs, comme on l’a remarqué dans le paragraphe 1.3., l’absence de marques de temps, mode et aspect constitue, dans de nombreuses langues du monde, une caractéristique typique des subordonnées montrant une plus forte intégration sémantique et syntaxique avec la régissante. 10
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