La structure interne des racines triconsonantiques en berbère tachelhit Mohamed Lahrouchi Chargé de recherches UMR 7023-CNRS-Univ. Paris 8 L’une des propriétés saillantes des langues afroasiatiques est l’abondance dans leur lexique de racines triconsonantiques1. La majorité de ces racines est issue, selon certains linguistes (cf. Gesenius-Kautzsch 1910, Diakonoff 1970, Weil 1979, Tobin 1990, Zaborski 1991, Elmedlaoui 1994, Bohas 1997), de racines biconsonantiques2. Elles contiennent, en outre, des segments spécifiques qu’Ibn Jinni (-1002) appelle, dans le cas de l’arabe classique, Al moutlaqaat 3. A ce triconsonantisme prédominant s’ajoutent des contraintes sur le type de segments que la racine peut contenir : une racine ne peut pas, par exemple, contenir des consonnes homorganiques (cf. Greenberg 1950). Le berbère et le sémitique, et plus particulièrement l’arabe classique, convergent sur ces points. Ils divergent, en revanche, sur la nature des segments et leur position dans la racine. Tandis qu’en arabe classique une racine triconsonantique peut n’être composée que d’obstruantes sourdes (exemples : kSf « découvrir », kfs « être bancal », ksf « être ou devenir noir »), en berbère une racine bien constituée contient au moins une sonante. De surcroît, la position de cette sonante Je remercie pour leurs commentaires et discussions Jean Lowenstamm, Joaquim Brandão de Carvalho, Cédric Patin et les participants au GDR phonologie 2004. Il est bien évident que je demeure le seul responsable des erreurs que peut contenir ce travail. 1 M. Cohen (1947, p. 58) : « Les racines du sémitique ont été étudiées de près par les linguistes. On sait qu’elles sont en très grande majorité composées de trois consonnes ; on les nomme trilitères. ». Voir aussi D. Cohen (1972, 1988). 2 Pour une approche différente, cf. entre autres M. Cohen (1947). 3 Il s’agit des consonnes suivantes qui sont majoritairement des sonantes : / l r n m b f/. Les obstruantes /b, f/ résulteraient d’un changement phonétique bien connu en sémitique par lequel m > b > p/f (cf. Moscati et al. 1964, p. 24). 1 dans la racine est contrainte : le plus souvent, elle suit une obstruante. Le tableau en [1] résume ces propriétés : [1] Composition segmentale de la racine triconsonantique berbère tachelhit arabe classique Composition contrainte Composition libre ⇓ ⇓ Au moins une sonante Obstruantes sourdes dans chaque racine4 ex. (cid:51)kSf « découvrir » Ordre contraint Ordre libre ⇓ ⇓ Dans la racine, au moins (cid:51)lms « toucher » une sonante est précédée (cid:51)mrd÷ « être malade » d’une obstruante (cid:51)mlk « posséder » Nous nous intéresserons ici à ces contraintes qui distinguent le berbère tachelhit de l’arabe classique. Nous examinerons les restrictions qui pèsent sur les segments dans les racines verbales triconsonantiques. Nous proposerons que ces racines sont fondamentalement binaires en ce que seulement deux de leurs segments obéissent à des contraintes de nature et de position. Dans la section 1, nous discuterons brièvement la notion de « racine » en afroasiatique et en indoeuropéen. Nous évoquerons le débat qu’elle suscite dans le domaine du berbère. En section 2, nous présenterons les données. L’analyse proprement dite figure dans la section 3 : nous proposerons un modèle théorique qui rend compte des contraintes observables sur la composition segmentale des racines triconsonantiques du berbère tachelhit. L’idée est que ces racines ont une structure interne hiérarchisée, dotée d’une tête et d’un complément. Dans la section 4, nous verrons comment cette structure 4 Quelques exceptions, quoique rares, sont à noter : bzg « être gonflé », bzd÷ « uriner », kwSd÷ « avoir l’impression », kwfs « semer ». Elles ne représentent que 5 % des données examinées. Nous reviendrons en détail sur ces cas dans les sections suivantes. 2 conditionne le choix de la consonne qui gémine au thème de l’inaccompli. 1. Qu’y a-t-il dans une racine ? L’un des problèmes récurrents dans la linguistique du berbère concerne le statut de la racine et son rôle dans la formation des mots. Les opérations morphophonologiques en usage dans cette langue rendent opaque le rôle de cette entité dans le système grammatical et posent les questions suivantes : que met-on dans une racine ? Quelle place lui accorde-t-on dans le lexique ? Quel usage morphologique en fait-on ? Dans les langues indoeuropéennes, la racine est grosso modo définie comme l’unité lexicale minimale qu’un ensemble de mots partagent. Elle contient indifféremment des consonnes et des voyelles : par exemple, raison, raisonner, raisonnement et raisonnable partagent la racine raison tandis que nautique et nautisme partageraient, dans une certaine mesure, la racine non autonome naut-5. En sémitique, en revanche, on admet que les mots qui sont apparentés sémantiquement et morphologiquement partagent une même racine, constituée entièrement de consonnes discontinues et véhiculant un sens général. Avec l’avènement de la phonologie dite autosegmentale ou multilinéaire, dans les années 1970, la racine acquiert un statut de morphème à part entière, exprimé à travers les représentations multilinéaires où l’on distingue le niveau de la racine des autres niveaux morphémiques (cf. McCarthy 1979, 1981). Ainsi, par exemple, la racine ktb « écrire », associée à la mélodie i-a et au gabarit CVCVVC dérive la forme kitaab « livre », représenté ci-dessous en [2] : [2] k t b | | | C V C V V C | \ / i a 5 Nav- qu’on isole dans navire, naviguer, naval et perm- qu’on trouve dans perméable, imperméable, perméabilité, perméabiliser pourraient aussi être analysés comme des racines non autonomes. 3 La même racine associée à la mélodie inverse a-i et au gabarit CVVCVC dérive, cette fois-ci, la forme kaatib « écrivain ». Ce jeu très productif, consistant à réunir plusieurs ingrédients dans une même représentation pour aboutir à une forme donnée, place la racine au cœur du système morphologique du sémitique et, en particulier, de l’arabe classique. Des arguments provenant de divers domaines linguistiques appuient l’idée de la racine comme morphème à part entière composé uniquement de consonnes. Les jeux de langage fournissent une partie de ces arguments. Les travaux de McCarthy (1981, p. 379 ; 1991, p. 12) démontrent, dans ce domaine, la capacité qu’ont les locuteurs qui pratiquent ce type de langages à extraire et à manipuler les consonnes qui composent la racine. On cite comme exemple le jeu de langage de l’arabe pratiqué par les bédouins du Hijaz. Ce jeu consiste à extraire et à permuter les consonnes radicales. Une forme verbale comme kattab « il a fait écrire » peut être rendue par l’une des formes suivantes : battak, kabbat, tabbak, bakkat, takkab. La racine garde toutes ses consonnes ; seul leur ordre change. Les études menées sur les pathologies du langage tels que l’aphasie fournissent d’autres arguments. Prunet et al. (2000) montrent qu’un sujet bilingue arabe – français, atteint d’une forme de dyslexie, produit plus d’erreurs de métathèse en arabe qu’en français. De plus, les métathèses produites en arabe n’incluent que les consonnes radicales et pas affixales : /i-t-imaal > /i-t-ilaam « probabilité », fuqar-aa/ > furaq-aa/ « pauvres », ma-sba > ma-bas « piscine ». Les auteurs suggèrent par là que le sujet dyslexique a directement accès à la racine du mot. Le contraste que pose la notion de racine entre les langues indoeuropéennes d’un côté, et les langues sémitiques, de l’autre côté, reflète l’opposition classique entre les langues à morphologie concaténative et celles à morphologie non-concaténative. En berbère, en revanche, le débat autour de cette notion est moins tranché. Bon nombre de linguistes (cf. entre autres Cantineau 1950 et Galland 1988, 2002) lui accordent un statut comparable à celui qu’elle a en sémitique. D’autres comme Kossman (1997, p. 130) soulignent l’insuffisance, dans certains cas, de la racine comme entité composée exclusivement de consonnes. Il donne l’exemple de l’aoriste qu’il décrit comme une forme indivisible où voyelles et consonnes coexistent. Le débat est probablement lié à ce que 4 cette langue possède un système morphologique hybride situé à la frontière de la morphologie non-concaténative, de type sémitique, et de la morphologie concaténative, de type indoeuropéen. D’un côté, on s’accorde à analyser, par exemple, dl « couvre ! », idla « il a couvert », amdlu « nuages » et imdl « couvercle » comme étant constitués d’une racine dl à laquelle s’ajoutent des morphèmes consonantiques et vocaliques. D’un autre côté, certaines formations morphologiques – parce qu’elles recourent à des opérations typiquement concaténatives – sont difficilement dérivables de racines entièrement consonantiques. Le thème de l’aoriste en est une illustration parfaite : des verbes comme wala « être à côté de », matr « surveiller », mun « accompagner » et sala « être occupé » posent un problème du fait que les voyelles y sont fortement liées aux consonnes. Leurs formes conjuguées (inaccompli, accompli positif, accompli négatif) gardent intacte la forme de base, là où d’autres verbes font varier les voyelles (par exemple, knu vs. i-kwna vs. ur i-kwni « se pencher » ; amz vs. j-umz « attraper »). Pour les besoins de notre étude, nous nous limiterons dans ce qui suit à l’analyse des verbes triconsonantiques sans voyelles pleines et des verbes de type CCU et CCI pour lesquels le contenu de la racine est moins problématique. 2. Examen des données Cette étude porte sur une liste de 226 verbes comprenant des triconsonantiques de type CCC, CCU, CCI et des biconsonantiques de type CC. La liste a été élaborée principalement à partir des ouvrages suivants : El Mountassir (2003), Boumalk (2003) et Dell & Elmedlaoui (1988). Elle n’inclut pas les verbes empruntés à l’arabe comme fhm « comprendre », xdm « travailler », km « juger »…etc. Examinons les données suivantes : [3] Racine verbe - aoriste a. (cid:51)gzm gzm « couper » (cid:51)kSm kSm « entrer » (cid:51)bsr bsr « étaler » (cid:51)zgr zgr « traverser » 5 (cid:51)bdr bdr « évoquer » b. (cid:51)frd frd « dévorer » (cid:51)krz krz « labourer » (cid:51)krf krf « attacher» (cid:51)kwmz kwmz « gratter » (cid:51)smd smd « ajouter » c. (cid:51)nd÷r nd÷r « jaillir » (cid:51)mgr mgr « moissonner » (cid:51)lkm lkm « arriver » (cid:51)nkr nkr « se lever » (cid:51)rgl rgl « fermer » d. (cid:51)knw knu « se pencher » (cid:51)krw kru « louer » (cid:51)Zlw Zlu « perdre » (cid:51)bry bri « griffer » (cid:51)bsy bsi « fondre» L’examen de ces données montre qu’en berbère tachelhit, les racines des verbes triconsonantiques obéissent à un ensemble de contraintes phonologiques qui limitent la nature et la position des segments qui les composent. On note ainsi que : [4] i. Chaque racine contient au moins une sonante (95% des racines répertoriées dans le corpus en annexe observent cette contrainte). Parmi les contre-exemples, on relève des racines comme bdg “être mouillé”, bzg “enfler” et zdƒ “habiter”. ii. Chaque racine contient au plus deux sonantes comme dans les exemples donnés en [3c] et [3d]. Les contre-exemples comme rmi 6 « être fatigué », rwi « salir » et mlu « être mou » représentent 3% de l’ensemble des données . iii. Dans la racine, au moins une sonante est précédée d’une obstruante. 87% des données sont conformes à cette généralisation. iv. La sonante peut apparaître en position finale [3a] ou médiane [3b] de la racine. v. La sonante n’apparaît en position initiale de la racine que si une autre sonante apparaît en position finale (voir [3c]). 14 racines sur 226 contredisent cette généralisation (exemples : lmz÷ « avaler », mrg « avoir honte », mrz « blesser à la tête »). vi. Si deux sonantes sont contiguës, alors la seconde est [+vocalique]. Les séquences typiques sont [liquide+vocoïde haut], [nasale+vocoïde haut] (voir [6d]). Les contre-exemples – huit au total – incluent des racines comme frn « trier » et lmz÷ « avaler ». Au vu de ces généralisations, les sonantes semblent jouer un rôle central dans la structure des racines triconsonantiques. En arabe classique, les segments de ce type, en particulier /m n l r/, sont considérés comme des affixes ajoutés aux racines triconsonantiques pour dériver des formes quadriconsonantiques (exemples : daraZ « faire rouler », qardam « couper », qart÷an « jeter, lancer », zalaf « rouler le long »). Diakonoff (1970, 1988) et Elmedlaoui (1994) font le même constat au niveau de l’afroasiatique. Elmedlaoui (ibid. p. 102-103) donne les exemples suivant : [5] Racine berbère arabe classique hébreu (cid:51)gz gzm “couper” gazam “couper” gazam “tailler” gazar “tailler” gazar “couper” (cid:51)qd qardam “couper” qardum “hache” Outre ces cas, Elmedlaoui (ibid. p. 101) évoque le rôle des sonantes dans l’expression de l’intensité dans les onomatopées : 7 [6] Onomatopée onomatopée intensifiée onomatopée sur- intensifiée ttaqq ttraqq trtllaqq bbaqq bbraqq brbllaqq ddaxx ddraxx drdllaxx Ces onomatopées réfèrent à des bruits de friction, d’explosion, de chocs…etc. Les sonantes y sont insérées pour exprimer l’idée d’intensité dans le bruit produit. Dans la section qui suit, nous présentons une hypothèse qui rend compte des contraintes relevées en [4]. Nous proposerons que ces contraintes reflètent une structure interne spécifique des racines triconsonantiques. Ensuite, nous verrons en section 4 comment cette structure est prise en compte dans la gestion du mécanisme de la gémination au thème de l’inaccompli. 3. La structure interne des racines triconsonantiques 3.1. Structure binaire tête - complément De l’examen des données il ressort que les racines verbales triconsonantiques du berbère tachelhit sont soumises à des contraintes structurelles et distributionnelles au premier rang desquelles figure une contrainte structurelle majeure formulée ci-dessous en [7]: [7] En berbère tachelhit, chaque racine triconsonantique contient au moins une sonante A cette contrainte structurelle s’ajoute une contrainte distributionnelle de même importance, qui est elle capturée en termes de sonorité relative liant le segment le plus sonore de la racine au segment qui le précède : [8] Au moins une sonante dans la racine est précédée d’une obstruante Ces contraintes prises ensemble traduisent une organisation interne spécifique de la racine. La question qui se pose dès lors est la suivante : [9] - Comment définir un cadre conceptuel qui permet d’aborder la question de la composition segmentale des racines triconsonantiques en berbère tachelhit ? 8 Plus particulièrement, - Comment rendre compte des contraintes structurelles et distributionnelles qu’observent ces racines ? Dans ce cadre conceptuel, nous avons besoin de définir le statut de la sonante comme segment nécessaire de la racine et le type de relations qu’elle entretient avec les autres segments. Nous proposons qu’en berbère tachelhit, les racines triconsonantiques sont dotées d’une structure interne binaire hiérarchisée où seulement deux éléments sont contraints, à savoir la sonante et la consonne qui la précède, généralement une obstruante. Pour représenter cette structure fondamentalement binaire, nous utilisons un modèle arborescent semblable à ceux utilisés dans les représentations syntaxiques ou syllabiques. Dans ce modèle, [10] La racine triconsonantique possède une structure arborescente dotée d’une tête et d’un complément6 Les segments qui constituent la tête et le complément partagent le même nœud dans l'arbre. Ceci permet d’exprimer le lien privilégié entre la sonante comme élément nécessaire de la racine et le segment qui la précède. Le troisième élément qui compose la racine est un « élément satellite » attaché au nœud supérieur de la structure. Par satellite nous entendons qu’il peut apparaître aussi bien à gauche qu’à droite du couple tête - complément. Il est, de plus, libre d’être de type sonant ou obstruant. A cela, il faut ajouter que dans la structure arborescente adoptée, la tête et son complément respectent trois conditions principales : [11] i. La tête n’est jamais une sonante, sauf lorsqu’elle est suivie d’une autre sonante ii. Une obstruante n’apparaît jamais en position de complément 6 Sur les notions de « tête » et de « complément » (appelé aussi « modifieur » ou « opérateur ») et leur usage en phonologie, voir entre autres Anderson (1985, 2002) et Anderson & Ewen (1987) dans le cadre de phonologie de dépendance, Kaye, Lowenstamm & Vergnaud (1985, 1990) dans le cadre de la phonologie du Gouvernement et Hammond (1984) et Prince (1985) dans le cadre de la phonologie métrique et accentuelle. 9 iii. La tête est située immédiatement à gauche de la sonante la plus à droite dans la racine [11.i] implique que la sonante est complément si elle n’est pas suivie d’une autre sonante. [11.ii] et [11.iii] impliquent que la tête peut être initiale comme dans frd « dévorer » ou médiane comme dans gzm « couper », mais jamais finale. De plus, [11.iii] prédit que dans le cas où plusieurs sonantes se suivent dans la racine, comme c’est le cas dans knu « se pencher », rmi « être fatigué » et mrz « blesser à la tête » la tête est obligatoirement assignée au segment situé à gauche de la sonante la plus à droite. Pour illustrer le modèle, quelques-unes des racines données en [3] sont représentées en [12], en y distinguant : (a) les racines dont la tête est une obstruante et (b) les racines dont la tête est une sonante. [12] a. Obstruante tête b s r k S m g z m n k r f r d k r f kW m z f r n b. Sonante tête k n w b r y k r w r m y La structure intrinsèquement binaire allouée aux racines triconsonantiques du berbère tachelhit détermine localement le domaine des contraintes qui pèsent sur les segments qui occupent les positions de tête et de complément. Une des conséquences de cette hypothèse est que, comme nous l’avons exprimé plus haut, le troisième élément de la racine 10
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