Pascal Picq Laurent Sagart Ghislaine Dehaene Cécile Lestienne La plus belle histoire du langage © ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 2008 2 Avant-propos Comment faire surgir des combinaisons d’idées particulières dans le cerveau d’une autre personne ? Comment façonner des images dans un esprit étranger ? Comment lui faire évoquer à volonté des bribes du passé, des rêves d’avenir, des réalités invisibles ou des êtres imaginaires ? Par télépathie ? Par une technique secrète de contrôle de la pensée ? Non. Il suffit de faire du bruit avec sa bouche. Il suffit de parler. Cette aptitude est si naturelle que nous en oublions à quel point elle est exceptionnelle. Pourtant, le langage est bien l’apanage de notre lignée, celle de l’homme. Aucune autre espèce animale n’a développé un moyen d’expression de la pensée et de communication aussi puissant. Ce livre est donc l’histoire d’une singularité, d’une exception dans le monde du vivant, d’une particularité précieuse à nos yeux parce qu’elle est peut-être la dernière frontière de l’humain. L’homme n’est pas le seul animal qui pense. Mais il est le seul à penser qu’il n’est pas un animal. Alors, depuis qu’il sait qu’il est un vertébré poilu allaitant ses petits – autrement dit un mammifère –, depuis qu’il a compris qu’il est le frère, pour ne pas dire le clone génétique, des grands singes (il partage 99 % de son ADN avec les chimpanzés), l’homme se raccroche à ses prérogatives. Mais il les perd les unes après les autres : l’outil, la culture, la conscience de soi et d’autrui… ne sont plus des exclusivités humaines. À mesure que la science progressait, l’orgueilleux Homo sapiens a dû s’incliner et identifier des outils chez ces pinsons des Galapagos qui utilisent des épines de cactus pour dénicher les larves d’insectes sous l’écorce des arbres. Il a dû reconnaître une culture à ces macaques qui, après avoir découvert que les patates lavées à l’eau de mer étaient bien meilleures que les patates poussiéreuses, l’ont appris à leurs enfants. Il a dû attribuer une conscience à ces chimpanzés qui se reconnaissent dans les miroirs. À ces grands singes qui font preuve de suffisamment d’empathie pour consoler la femelle éplorée devant le cadavre de son petit ou pour mentir avec aplomb à leurs congénères afin de s’approprier des friandises… Au rayon des apanages de l’homme, il reste donc un gros cerveau particulièrement plissé. Et le langage. Une faculté fascinante, parce qu’elle sublime les notions d’inné et d’acquis : elle est à la fois profondément inscrite dans notre biologie d’être humain et éminemment culturelle. Le langage est un instinct, selon la formule du linguiste américain Steven Pinker, un instinct génétiquement programmé : si l’on excepte quelques graves pathologies, tout le monde parle (y compris les sourds dits « muets », qui « parlent » en langue des signes). On n’a jamais rencontré à la surface de notre planète un peuple dénué de langage. Mais bien sûr cet instinct exige un apprentissage, comme à peu près toutes les compétences cognitives et motrices chez l’homme. À la naissance, le bébé humain, particulièrement immature et désespérément peu performant – tout juste sait-il respirer et téter –, doit apprendre à parler comme il apprend à marcher. Seulement, si tout le monde marche peu ou prou de la même façon, il existe plusieurs milliers de langues différentes parlées à la surface de la planète, sans compter toutes celles qui ont disparu… Et les langues, elles, n’ont rien de génétique. Elles sont le pur produit d’une culture, le signe par excellence de reconnaissance identitaire et sociale. Inégalable pour organiser nos pensées, partager nos idées et nos rêves, manipuler les concepts, argumenter, transmettre les savoirs à l’origine des cultures humaines, le langage a une très belle histoire, qui méritait bien qu’on lui consacrât un ouvrage de cette collection. Elle se raconte à la croisée de multiples disciplines : la linguistique, la paléoanthropologie, les neurosciences, la psychologie, la génétique… On les abordera comme à l’habitude, sans jargon, avec des questions simples voire naïves, pour approcher des domaines de recherche en pleine ébullition sur un sujet qui, on s’en doute, fait couler beaucoup d’encre et de salive. Premier épisode : les origines. Quel bricolage de l’évolution a pu aboutir à l’apparition de cet instrument langage, si puissant et si singulier ? Comment se sont développés à la fois des aires spécialisées dans le cerveau de nos ancêtres et un appareil phonatoire capable de moduler et d’articuler des sons ? L’histoire de notre condition d’animal communicant s’enracine loin dans notre arbre généalogique. Comme dans toute affaire de 3 famille, il est toujours pertinent d’interroger les parents, frères et cousins. En l’occurrence, les grands singes, et particulièrement les chimpanzés et les bonobos, si proches de nous, si malins, si politiques et si communicatifs dans leur milieu naturel. En laboratoire, ils se révèlent aussi étonnamment doués pour parler en langue des signes ou à l’aide de petits morceaux de plastique de formes et de couleurs variées. Si on les « écoute » bien, nos frères primates peuvent beaucoup nous apprendre sur les premiers balbutiements de notre lignée. Ensuite, reste à faire parler les fossiles de nos ancêtres pour qu’ils nous livrent des indices sur leur anatomie mais surtout sur leur mode de vie. Fabriquer des outils, exploiter de grands territoires, cuire les aliments, s’occuper de bébés de plus en plus immatures, enterrer ses morts, peindre les parois des grottes, traverser les mers en bateau… autant de signes qui supposent l’accès à la pensée symbolique et, finalement, nous mettent sur la piste de l’émergence du langage. Pascal Picq, paléoanthropologue, maître de conférence au Collège de France, nous conte ce récit des origines avec sa verve coutumière. Ce chercheur prolixe, que la célèbre australopithèque Lucy a défroqué de la physique théorique (sa formation initiale), n’a décidément pas la langue dans sa poche. Empêcheur de penser en rond, il met les pieds dans le plat, combat les idées reçues et pose les questions qui dérangent, nombreuses dès que l’on touche à la genèse de notre lignée. Ses recherches l’ont conduit à s’intéresser à l’écologie des grands singes, dont il est devenu un défenseur acharné. Mais il s’est surtout consacré à l’étude de l’évolution et de l’adaptation des ancêtres de l’homme, les hominidés. Prenant très au sérieux sa mission de diffusion des connaissances, il est l’auteur de nombreux livres et l’inspirateur d’une chorégraphie de la compagnie Hallet Eghayan tirée de ses travaux sur la bipédie. Deuxième épisode : la saga des langues. Que sait-on des langues parlées par nos ancêtres ? Les langues d’aujourd’hui descendent-elles d’une seule langue mère ? Une chose est sûre : depuis que le verbe est venu aux hommes, les langues n’ont pas cessé de se diversifier. C’est l’histoire vraie du mythe de Babel qui s’étale sur des dizaines de milliers d’années. Un long feuilleton que les linguistes reconstituent en traquant dans les langues d’aujourd’hui les vestiges du passé. Mais ils s’appuient aussi sur les données de l’archéologie et de la génétique. Le croisement fécond de ces disciplines accroît considérablement nos connaissances sur des langues que l’on croyait définitivement oubliées, particulièrement celles des premiers paysans du néolithique. Et ces paroles retrouvées nous donnent beaucoup de renseignements sur le mode de vie de nos aïeux mais aussi sur leur culture, leur système de parenté, leurs croyances. Dérouler le fil du temps nous montre que nos « dialectes » ont une vie mouvementée régie par des lois particulières que nous découvrirons. Aujourd’hui, on compte près de six mille langues différentes parlées sur la planète, dont environ huit cents pour la seule île de Nouvelle-Guinée ! Mais cette richesse linguistique est menacée : au moins la moitié d’entre elles auront disparu d’ici la fin du siècle – certains pessimistes avancent le chiffre de 90 % ! Dans cent ans, parlerons-nous tous anglais – ou chinois –, comme nous le prédisent les Cassandre ? Laurent Sagart, linguiste, directeur de recherche CNRS à l’École des hautes études en sciences sociales, n’est ni catastrophiste ni acrimonieux. Il étudie avec jubilation l’évolution des langues, une passion que lui a insufflée son professeur de grec en classe de quatrième. De son enfance en Dordogne, il a aussi gardé le goût de la préhistoire, et sa connaissance du chinois lui a permis de devenir un des spécialistes mondiaux de la linguistique historique des langues d’Asie orientale. Il regrette que sa discipline soit si méconnue du grand public et œuvre pour que les travaux des linguistes, formidable outil d’investigation sur l’histoire de notre lignée et la pensée humaine, soient mis à la portée de tous. Loin des préoccupations des puristes qui veulent figer la langue – seules les langues mortes n’évoluent pas ! –, il plaide pour le plurilinguisme, meilleure arme pour préserver la diversité des langues. Troisième épisode : comment les bébés apprennent à parler. C’est un perpétuel prodige : un nouveau-né vagissant devient en trois ans un beau parleur, capable de raconter des histoires, de chanter des comptines, un petit génie de la grammaire bien avant d’avoir appris à lire et d’avoir potassé ses conjugaisons. 4 Comment cet apprentissage fulgurant est-il possible ? Comment le bébé fait-il pour distinguer la voix de ses parents des autres bruits de l’environnement ? Comment reconnaît-il les mots dans un flot continu de paroles ? Comment s’entraîne-t-il pour maîtriser la centaine de muscles nécessaire pour articuler ? Comment apprend-il la syntaxe de sa langue sans que personne la lui enseigne ? On sait maintenant que ce petit miracle ordinaire se réalise parce qu’à la naissance, et même avant, les circuits neuronaux du nourrisson humain sont préformatés pour apprendre à parler. Depuis quelques années, grâce aux progrès de l’imagerie médicale, on voit fonctionner en direct le cerveau des bébés, et on commence à comprendre comment la parole vient aux enfants. Donc à pouvoir répondre aux questions des parents : faut-il faire écouter du Shakespeare à son bébé pendant la grossesse ? Dans une famille bilingue, l’enfant va-t-il mélanger les deux langues dans sa tête ? Et pourquoi dit-il « j’ai prendu des bonbons » ? Ghislaine Dehaene, pédiatre, directrice de recherche CNRS dans l’unité INSERM de neuro-imagerie cognitive, est intarissable sur le sujet. Depuis ses études, elle est fascinée par la mise en place des facultés cognitives chez les tout-petits, et elle passe beaucoup de temps à observer, étudier, monter des expériences pour « regarder » le cerveau des bébés en action – ce qu’elle a fait avec ses trois fils. Elle y voit un enjeu majeur pour la neuro-pédiatrie, qui connaît finalement bien mieux les pathologies graves que le développement normal de l’enfant et qui, du coup, se trouve fort démunie devant les troubles de l’apprentissage, tous ces petits ratés (dyslexie, dysphasie, etc.) que les médecins voient rarement à l’hôpital mais qui empoisonnent tout de même la vie au quotidien, inquiètent les parents et déstabilisent les enfants. Suspendu à ses lèvres – qui rient tout le temps –, on suit, émerveillé, l’extraordinaire cheminement des enfants vers le langage. Ensuite, c’est certain, on écoutera les bébés d’une tout autre oreille… Au cours de nos entretiens, Pascal Picq, Laurent Sagart et Ghislaine Dehaene m’ont tous les trois cité la même anecdote. La voici, en guise de préambule. C’est l’histoire d’une communauté d’enfants sourds dans une école spécialisée de Managua, au Nicaragua. Au début des années 1980, la première génération de jeunes sourds scolarisés dans l’établissement ne maîtrisait pas la langue des signes : leurs familles ne « signaient » pas et le personnel de l’école non plus, car leur objectif était de les préparer à l’oralisation et à lire sur les lèvres. Au fil des mois, les élèves ont spontanément mis au point un code gestuel pour communiquer entre eux. Mais ce n’était pas un vrai langage, plutôt une sorte de pidgin, de sabir suffisant pour se dire « toi jouer avec moi dans la cour » mais inapte à remplir toutes les fonctions du langage, à accéder à l’abstraction, à émanciper totalement la communication de l’instant, du seul présent des sensations. La surprise est venue avec la deuxième génération d’enfants entrée à l’école : tout « naturellement », ces jeunes sourds ont transformé cette communication gestuelle en langage des signes doté d’une grammaire, d’une syntaxe… bref, en véritable langue capable d’exprimer toute la richesse et la complexité de la pensée humaine. Faut-il croire que le langage, que l’homme sait ainsi réinventer en toutes circonstances, constitue la première de ses richesses et l’essentiel de son identité ? Au bout de ce livre, on en sera sans nul doute convaincu : Homo sapiens est avant tout Homo loquens. Cécile Lestienne 5 PREMIER ÉPISODE Aux sources du langage Qui est-il, ce mystérieux primate qui, le premier, dans la nuit des temps, s’est mis à communiquer autrement ? Ce n’est qu’au fil d’une très longue histoire, d’une lente évolution, que, dans le cerveau des Homo sapiens, s’est installée cette aptitude inédite : le langage. Grâce à lui, nos ancêtres se projettent dans le passé et l’avenir, se donnent des devoirs, des obligations, et transforment la planète. Mais du cri des singes aux dialogues shakespeariens, le chemin est long. 6 CHAPITRE 1 Au commencement était le Verbe Le silence des fossiles — Cécile Lestienne : Nous sommes le fruit d’une longue histoire. Dans le grand arbre de l’évolution, notre branche, celle de l’homme, s’est séparée de celle des autres grands singes il y a 5 ou 7 millions d’années, quelque part en Afrique. Depuis cette époque reculée, notre lignée a acquis la bipédie, une main particulièrement adroite, un gros cerveau tout plissé et… le langage. Je suppose que les fossiles livrent des indices forts sur l’acquisition de ces premiers atouts. Mais que pouvons-nous bien savoir de l’apparition du langage ? Les paroles ne se fossilisent pas… — Pascal Picq : Évidemment non. C’est peut-être pour cela que la question suscite autant de discussions chez les experts et fait couler des flots de salive et d’encre. En toute rigueur, l’écriture serait bien la seule preuve absolue que nos ancêtres possédaient un langage. Mais je plaisante : personne n’imagine sérieusement que nos grands-parents aient attendu d’inventer l’écriture, il y a 8 000 ou 10 000 ans, pour se mettre à parler. Si les paroles ne se fossilisent pas, nous avons tout de même des indices… Le problème est bien sûr leur interprétation. Si la question des origines du langage est si cruciale, c’est parce qu’elle est consubstantielle à la définition même de l’homme : le langage est le propre de l’homme. On retrouve cette idée dans beaucoup de textes sacrés, dont le célèbre « Au commencement était le Verbe… ». Dans notre culture occidentale, celle du Livre, l’homme est à l’image de Dieu parce qu’il a la capacité de dire, de nommer, donc de faire exister les choses. Tel est l’enjeu : par le langage, par l’acte de dire, l’homme peut créer. C’est formidable ! Un seul exemple : dans ma discipline, la paléoanthropologie, découvrir le fossile d’une nouvelle espèce et lui donner un nom ouvre la porte de la postérité. — L’homme est donc un animal de parole, et c’est ce qui fait sa singularité dans le monde du vivant ? — L’homme se targue d’être le seul à posséder un langage. La logique veut alors que celui qui parle soit un homme. Cette position n’est pas nouvelle : dans Le Rêve de d’Alembert de Diderot, le cardinal de Polignac dit à l’orang-outan du Jardin du roi : « Parle et je te baptise. » Depuis que nous avons accepté, difficilement, de descendre d’un singe, nous n’avons de cesse de distinguer ce qui affranchit l’homme de la condition animale. Le langage est la dernière frontière de l’humain. — N’est-il pas présomptueux de penser que nous sommes les seuls à posséder un langage ? Les langages animaux n’existent-ils pas ? — Parler de langage chez les animaux est probablement un… abus de langage ! Car le langage humain est bien un mode de communication tout à fait singulier. Les animaux communiquent entre eux par des gestes (le chimpanzé tend la main pour quémander de la nourriture), par des postures (le paon fait le beau pour séduire sa belle), par des odeurs (les félins urinent pour marquer leur territoire, les papillons attirent leur partenaire avec des phéromones), et par une formidable collection de signaux sonores : cris, sifflements, caquètements, grognements, miaulements, sifflements, hululements et autres meuglements. Tous ces signaux permettent une interaction entre deux ou plusieurs congénères. Mais ce ne sont pas, au sens strict, des langages. La danse des abeilles — Pourquoi ne peut-on parler de langage pour ces animaux ? — Pour aller vite, je dirais que la différence entre la communication non verbale et notre langage, c’est la créativité. Bien sûr, on peut s’émerveiller à juste titre devant la beauté du chant des oiseaux, devant la complexité de la danse des abeilles ou des parades nuptiales de l’épinoche, du paon ou des mammifères séducteurs. Mais en fait le répertoire est assez limité. Les animaux communiquent pour appeler (une mère ses petits, un mâle sa femelle ou inversement), pour se défendre, attaquer, se soumettre, alerter, faire leur cour ou 7 saluer… Mais il s’agit le plus souvent de comportements assez stéréotypés : la danse de l’abeille permet à l’insecte de prévenir ses sœurs qu’il y a des fleurs à butiner vers l’est… Elle leur fournit des informations sur la localisation de la nourriture, et c’est tout. Elle ne leur signale pas le joli nuage en forme d’éléphant. — D’accord pour l’abeille. Mais qu’en est-il d’espèces aux modes de communication beaucoup plus complexes, comme les dauphins, les baleines, les éléphants ? — Et les singes ! Nous avons encore beaucoup à apprendre des singes, et nous en reparlerons. Ces animaux ont-ils un langage ? Je me ferais volontiers l’avocat du diable, et je dirais qu’on n’en sait rien. L’honnêteté scientifique nous oblige à l’admettre : on n’est pas certains que ces espèces n’aient pas accès à la représentation symbolique, c’est-à-dire à ce qui fait la puissance de notre langage sur d’autres modes de communication, avec sa capacité à produire une infinité d’énoncés. Autrement dit, nous ne sommes pas absolument sûrs que certains animaux n’aient pas accès à une forme de représentation du monde, mais nous n’avons, aujourd’hui, aucun indice pour l’affirmer. En revanche nous savons que notre langage n’est pas un simple répertoire de signaux, si complet soit-il, c’est-à-dire que les mots n’expriment pas seulement une émotion (« j’ai peur », « je t’aime ») ou une sollicitation (« donne », « va-t’en »). Ce sont des signes arbitraires qui nous permettent de nous référer à des objets ou à des événements éloignés dans le temps et dans l’espace. Un exemple : nous pouvons certes très bien exprimer les choses par gestes et par mimiques ; je peux, du doigt, désigner le stylo rouge sur la table et vous faire signe de me le passer ou, au contraire, vous faire comprendre que je vous l’offre. Mais, sans langage, j’aurai beaucoup plus de mal à vous parler du stylo bleu à marbrures vertes que ma grand-mère, qui l’avait reçu d’une princesse russe exilée, m’a offert pour mon seizième anniversaire en me faisant promettre de le transmettre à l’aîné de mes enfants, lorsque le temps serait venu… Vous voyez, au-delà des objets, des situations, des faits décalés par rapport au contexte concret dans lequel nous sommes, le langage permet également d’exprimer des obligations, des devoirs, des engagements… Ou de faire œuvre de pure imagination. Appeler un chat un « chat » — Pourtant, les sourds-muets peuvent également raconter ce genre d’histoire avec des gestes. — Tout à fait, mais les langues des signes sont de vraies langues qui respectent les caractéristiques linguistiques du langage parlé, c’est-à-dire la double articulation et l’« arbitrarité » du signe. La double articulation est le fait qu’avec un nombre limité de sons, les phonèmes, on crée une infinité de mots ou de parties de mots, les monèmes : rat n’a pas le même sens que chat, les sons « r » et « ch » les distinguent. Au deuxième niveau, les monèmes s’emboîtent à leur tour pour combiner les sens. L’exemple type est celui des conjugaisons en français : mange, mangeait ; mangera… ou mange, mangeons, mangez… Les terminaisons changent le temps et la personne. Je ne suis pas un spécialiste de la langue des signes, mais je sais qu’on y « double-articule » également : on modifie le temps des verbes en éloignant ou rapprochant les mains de soi, par exemple. Quant à l’« arbitrarité » du signe, il s’agit du constat que la relation entre le mot (ou le signe) et ce qu’il désigne est pure convention : votre chat qui mange ou mangera le rat, vous l’appelez chat parce que vous êtes française. Vous l’appelleriez maçok si vous étiez albanaise, pi’ifare si vous étiez tahitienne, ikati si vous étiez zouloue… Évidemment, si vous appeliez votre matou miaou, cela pourrait paraître moins artificiel. Mais même ce type d’onomatopées est relativement arbitraire : votre chat dit « miaou », mais tout chat anglais qui se respecte dit « meow » devant un coq qui chante « cock-a-doodle-doo », et non « cocorico » comme son cousin français ni « quiquiriqui » comme son cousin espagnol. — Représentation, double articulation, arbitrarité du signe… sont donc des caractéristiques du langage humain. On ne trouve pas l’équivalent chez les animaux ? — Encore une fois, il reste beaucoup à étudier et beaucoup à comprendre avant de pouvoir vous répondre de manière catégorique. Il faut dire que la plupart de ces recherches sont longues, coûteuses et extrêmement difficiles à mener. On a ainsi beaucoup glosé sur le langage des baleines. On sait qu’elles communiquent entre elles, mais dans leur milieu aquatique naturel il est quasi impossible de percevoir les effets de ces chants sur l’ensemble des individus du groupe, même si les chercheurs ont pu relever quelques éléments pertinents. De plus, leurs codes sociaux sont délicats à interpréter, car ces espèces sont éloignées de nous. Même si l’on pouvait 8 élever des baleines dans un aquarium immense et vivre pendant des mois au milieu d’elles pour les « écouter parler », je ne suis pas sûr qu’on les comprendrait mieux : dans un tel contexte, contrôlé par les hommes, on passerait probablement à côté de la communication naturelle et de ce qui la motive dans la nature. En fait, on n’a jamais décelé l’ensemble des caractéristiques du langage humain chez une même espèce animale. Mais on peut trouver l’équivalent de certaines d’entre elles chez diverses espèces. Des linguistes font par exemple remarquer que le chant des oiseaux est constitué à partir d’unités sonores de base, les notes, qui s’agencent en variations mélodiques différentes : une centaine chez certaines espèces. Cela s’apparente-t-il à la double articulation ? Difficile à affirmer. On peut noter aussi que, chez les étourneaux par exemple, il y a des dialectes, des façons de chanter, des phrasés différents en fonction des populations. Or ces chants envoient des messages : « c’est mon territoire », « je me lève », « je me couche »… Peut-on parler de dialectes ? Peut-être. On a également observé un début de sémantisation chez les vervets. « Attention, aigle ! » — Des singes doués de sémantique ? Que voulez-vous dire ? — Je m’explique. Les vocalisations des primates en général ne possèdent pas le caractère symbolique du langage parlé, mais à la fin des années 1970 des chercheurs en éthologie, Robert Seyfarth et Dorothy Cheney, ont montré que des vervets, ou singes verts, dans une réserve du Kenya avaient trois cris d’alarme différents qui correspondaient aux trois principaux prédateurs susceptibles de les attaquer : le léopard, l’aigle martial et le python. En fait, quand un singe « criait » « attention, léopard ! », les autres membres du groupe, même ceux qui ne voyaient pas le fauve, se perchaient le plus haut possible pour se mettre à l’abri, alors qu’au cri « attention, aigle ! » ils couraient se mettre à couvert, et qu’au cri « alarme, python ! » ils regardaient à terre autour d’eux avant de se réfugier dans les arbres… Et ces cris sont appris : lorsqu’un petit se trompe, il se fait vertement réprimander par un adulte ! — En dehors de ces cris d’alarme, a-t-on identifié des cris qui aient un sens, par rapport à la nourriture par exemple ? — Pas chez les vervets, ni chez les chimpanzés, qui ont certes des cris liés à la nourriture, mais ce sont des cris génériques : il n’y a pas de cri pour « banane », ni pour « cacahuète », même si l’intensité des cris et les agitations associées dépendent du goût prononcé pour tel ou tel type de nourriture. Le cas des vervets est à ce jour unique dans les annales des primatologues. Mais l’on n’a jamais vu ces petits singes échanger ces cris pour indiquer « tiens, hier, un léopard est arrivé, on a eu drôlement chaud… ». Ou alors on n’a pas su le déchiffrer. — Cela n’existe pas dans les annales des primatologues, mais on le trouve dans les annales des ornithologues : je veux parler du cas d’Alex, un perroquet gris du Gabon élevé par l’Américaine Irene Pepperberg. Alex connaît une quarantaine de mots, distingue une carotte d’une banane, un clou d’un marteau et sait les nommer. Il est capable de dire, en bon anglais : « je veux tel objet », et tant qu’il n’a pas reçu le bon il dit « non » et répète sa demande jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite. Il connaît sept couleurs, sait compter jusqu’à six et a appris les concepts de pareil et pas pareil. Alex ne fait-il pas preuve de compétences étonnantes, avec sa capacité de catégoriser, de dénombrer ? — Vous avez raison. On a longtemps cru que les perroquets ne possédaient qu’une extraordinaire capacité d’imitation : « Coco veut gâteau. » Or l’on voit là que ce perroquet a des facultés extraordinaires. Mais d’une part il s’agit d’un animal de laboratoire surentraîné, et d’autre part Alex ne dira jamais : « Hier, j’ai passé l’après- midi à compter des carottes et des bananes avec Irene. Je n’en peux plus. D’abord je n’aime pas les bananes, je préfère les graines de tournesol. Si ça continue, je vais démissionner. » Alex dira encore moins : « Irene, que je connais depuis longtemps, sait pourtant que je pense qu’elle sait que je n’aime pas les bananes. » Autrement dit, ce perroquet ne fera pas de récurrence, une autre spécificité du langage humain qui permet d’enchâsser des mots ou des propositions dans une phrase complexe, d’où un grand degré de précision. Le monstre prometteur 9 — Mais n’est-il pas extraordinaire que notre lignée, seule dans le monde animal, ait inventé un mode de communication aussi efficace et aussi singulier ? — Vous dites cela parce que vous n’êtes pas un éléphant, dirait l’Américain Steven Pinker. Si vous étiez un éléphant, vous seriez fasciné par l’existence de la trompe ! Comment un organe aussi exceptionnel a-t-il pu apparaître au cours de l’évolution ? Des narines de deux mètres de long, trente centimètres de large et comprenant soixante mille muscles ! Une merveille de puissance et de précision : avec sa trompe, le pachyderme peut arracher des arbres et tenir un crayon pour tracer de minuscules caractères, il peut soulever d’énormes fardeaux, extraire une épine. Il peut tenir un verre si délicatement qu’il ne le casse pas mais si fort que seul un autre éléphant peut le lui arracher. Avec sa trompe, il respire, boit, siphonne les puits et sent la nourriture (ou un python) à plus d’un kilomètre à la ronde. Il communique aussi en produisant moult bruits de trompette, bourdonnements, sifflements, grondements et autres barrissements… Maintenant que les mammouths – très proches cousins – ont disparu, l’éléphant est le seul animal à posséder un organe aussi formidable. Son plus proche parent terrestre, l’hyrax, a de faux airs de cochon d’Inde et possède un museau des plus banals. Voilà donc une invention insolite de la nature. Et pourtant elle n’étonne pas les biologistes. Aucun chercheur ne soutient que la trompe est apparue d’un seul coup : qu’un beau jour serait né, d’une mère aux narines ordinaires, un éléphanteau au nez avantageux, fruit d’une mutation spectaculaire. Et que ce petit mâle – car bien sûr ce serait un mâle ! – aurait eu un tel succès reproductif que bientôt toute l’espèce se serait retrouvée affublée d’une trompe. — C’est la théorie du monstre prometteur ? — Tout à fait. Mais cette théorie paraît ridicule pour la trompe d’éléphant. À mon sens, elle l’est tout autant pour le langage, malgré ce qu’en disent certains, comme le très célèbre linguiste Noam Chomsky qui soutient que le langage humain dépend d’un module spécifique de notre cerveau, siège d’une grammaire générationnelle universelle apparu dans notre espèce sans être soumis aux lois de la sélection naturelle. En substance, la communication par le langage implique une combinatoire si sophistiquée dans ses articulations qu’il est trop difficile d’imaginer des systèmes intermédiaires. — On ne peut donc pas envisager une mutation génétique qui se serait rapidement répandue dans la population humaine. Pourtant, il existe bien des gènes du langage… — Il existe bien des bases génétiques du langage : n’importe quel petit d’homme est capable d’apprendre à parler. Parfoismême s’il est anormal, même s’il a un tout petit cerveau : les microcéphales sont capables d’acquérir la parole. À l’inverse, certains désordres génétiques entraînent des troubles de l’apprentissage du langage ; vous en rediscuterez avec Ghislaine Dehaene. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela montre que notre cerveau possède des capacités innées pour apprendre un langage, et que ces capacités ont des bases génétiques ; mais cela ne prouve pas qu’elles sont forcément spécifiques. Les gènes du langage — Je ne comprends pas la subtilité… — Eh bien, cela signifie qu’il n’y a certainement pas un gène du langage, mais des gènes du langage, et que ces gènes ne forment peut-être pas un ensemble uniquement dédié au langage. On connaît dans la nature beaucoup de comportements complexes qui sont en fait la résultante de gènes disparates. Regardez l’abeille : elle construit dans sa ruche des alvéoles de cire hexagonales. Pourtant, il n’y a pas un gène de l’alvéole hexagonale ; la forme des alvéoles est la résultante de données diverses : la longueur des pattes de l’insecte, les sécrétions, etc. C’est pareil pour le langage : il n’y a certainement pas un seul gène du langage, mais une cohorte de gènes impliqués plus ou moins directement dans l’émission et la compréhension de la parole. — Effectivement, un seul gène, cela paraîtrait un peu court pour contrôler une fonction aussi complexe. — C’est pourtant ce qui a été dit à propos du gène FoxP2, qui, dans sa forme mutée, entraîne des dysfonctions du langage ! Mais bien sûr ça ne peut pas être aussi simple. Car le langage nécessite d’une part des capacités cognitives – ce sont notamment les fameuses aires de Broca et de Wernicke, situées en général dans 10
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