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La philosophie d'Aristote à la découverte de l'analogie PDF

11 Pages·2003·0.504 MB·French
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La philosophie d’Aristote à la découverte de l’analogie Fr. Marie-Dominique Philippe, o.p. ristote a découvert l’analogie face à l’édifice de la A philosophie de Platon, d’une univocité transcendantale avec la théorie des Formes-en-soi, sur laquelle elle repose totalement. D’une certaine manière, la philosophie platonicienne a été pour Aristote un ferment, un stimulant pour découvrir l’analogie. Aristote, avec son sens du réel existant, de ce qui est, ne pouvait pas accepter la théorie platonicienne ; et bien qu’il ait été disciple de Platon pendant vingt ans, il s’est en quelque sorte développé en sed contra face à l’immensité de sa philosophie. L’importance de la philosophie éthique Dans la ligne de Socrate et de son « connais-toi toi-même », c’est la philosophie éthique qui joue d’abord un rôle très important dans la pensée d’Aristote pour la découverte de l’analogie. De fait, pour Aristote, le premier effort de la pensée philosophique est de s’intéresser à l’art et à l’éthique, aux activités de l’homme \ C’est bien le développement pratique de la philosophie qui est premier. Pour Aristote, la philosophie éthique n’est pas une conclusion ni une application de la philosophie de la nature ou de la métaphysique. Elle cherche, à partir de l’expérience humaine, à découvrir et à sauver le bien humain, celui que nous pouvons atteindre par notre activité volontaire, humaine, celui qui est capable de nous rendre heureux. C’est dans le livre premier de l’Ethique à Nicomaque qu’Aristote, s’interrogeant sur le bien et la fin de notre activité humaine volontaire, affirme avec une grande liberté préférer la vérité à l’amitié de Platon1 2. Et après avoir critiqué avec force et précision la théorie du Bien-en-soi, il s’interroge de cette manière : 1 C’est ce que la scolastique, et non pas saint Thomas, n’a plus du tout compris, en mettant la logique au-dessus de tout et en en faisant le point de départ de la démarche philosophique. 2 Cf. op. cit.,1, 4, 1096 a 12 sq. ALETHEIA - ECOLE SAINT-JEAN - COLLOQUE 2003 Le bien n’est donc pas quelque chose de commun selon une idée unique. Mais alors, comment les biens sont-ils dits des biens ? Il ne semble pas, en tout cas, qu’on ait affaire à des homonymes par fortune. [L’homonymie] provient-elle alors de ce que tous les biens dérivent d’un seul bien ou de ce qu’ils concourent tous à un seul bien ? N’est-ce pas plutôt selon l’analogie ? Ainsi, ce que la vue est au corps, l’intellect l’est à l’âme, et autre chose dans autre chose Dans une philosophie éthique réaliste, nous découvrons l’analogie dans le bien humain ; c’est le premier moment de la découverte de l’analogie. De fait, l’expérience humaine nous met en présence de la diversité des biens de chacun et, en même temps, d’une certaine unité : tous cherchent ce qui est aimable, ce qui est bon. Aristote insiste donc avant tout sur la diversité ; celle-ci est première. Mais cette diversité est ordonnée, elle n’est pas laissée au hasard, elle possède en elle un principe d’unité. Et, en effet, nous ne pouvons pas ramener le bien à l’univocité du genre et de la différence spécifique. Avec le bien, nous découvrons un mode de pensée différent, caractéristique de la pensée d’Aristote. Il y a d’abord la diversité (on voit ici l’influence d’Héraclite) mais il y a une unité cachée (c’est l’influence de Platon et de Parménide). Le jugement : un toucher de l’intelligence Nous ne pouvons pas posséder le bien, l’avoir, le définir. Il nous attire, nous fait sortir de nous-même. Il nous permet donc de comprendre un autre type de connaissance, un au-delà de la connaissance par genre et différence spécifique qui est un avoir. Nous voyons là l’importance du jugement. Connaître, ce n’est pas seulement assimiler, posséder ; « connaître, c’est toucher1 2 ». Quand nous touchons une table, nous savons que nous la connaissons par le toucher mais nous ne la possédons pas, elle nous échappe. Le toucher respecte l’autre qui existe et qui nous dépasse ; c’est pourquoi le toucher est immédiatement accompagné de l’amour. Nous ne possédons pas l’autre, nous ne pouvons pas le posséder, nous le respectons. Dès que nous fermons la main, nous ne touchons plus, nous voulons prendre, posséder ; mais si nous étendons la main, si nous l’ouvrons, nous touchons ce qui est et nous l’aimons. Le toucher nous donne donc le sens de l’autre que nous ne possédons pas. Le toucher est la sensation qui nous fait respecter l’autre et qui, par le fait même, engendre une connaissance de l’autre et un amour de l’autre. Pour 1 Ibid., 1096 b 26-29. 2 Aristote, Métaphysique, Θ, 10, 1051 b 24. 56 Aristote, le premier type de connaissance, la connaissance fondamentale, est le toucher. Et le jugement d’existence, l’affirmation «ceci est» qui, pour Aristote, prend une telle importance, a toute sa force grâce au toucher. C’est là que nous dépassons en premier lieu la connaissance univoque de la définition. Alors que la définition demeure logique, dans le toucher de l’intelligence qu’est le jugement « ceci est », il y a un dépassement de la logique parce qu’il y a un contact direct avec la réalité. Dans ce contact, nous respectons l’autre, ce qui implique son existence. Le point de départ de l’analogie est là, dans ce dépassement de l’avoir. Cela implique bien de distinguer deux mouvements de connaissance : l’appréhension, qui fait qu’on possède en soi la signification connue, et le jugement, qui nous fait atteindre l’autre. Le jugement est source du respect de l’autre. De fait, l’éthique ne peut vraiment exister qu’avec une connaissance analogique qui respecte l’autre comme autre. Car le bien est toujours une réalité existante que nous touchons. Nous la touchons sensiblement, nous la touchons spirituellement par le jugement d’existence : « Ceci est, ceci est bon ». Il est l’autre que nous ne pouvons pas posséder, qui s’impose à nous et que nous connaissons dans son altérité. L’éthique met donc en pleine lumière un type de connaissance où l’amour est présent. Nous connaissons le bien, mais nous le connaissons parce que nous l’aimons. Si nous ne l’aimons pas, nous n’avons pas la connaissance du bien. Et dans cette connaissance affective, volontaire, nous pouvons distinguer nettement ce que nous possédons et le respect de ce qui dépasse notre connaissance. Le début de la connaissance analogique se trouve donc dans la connaissance du bien et non pas au niveau de ce qui est en tant qu’il est. La connaissance du bien est réaliste, elle nous fait découvrir la parenté que nous avons avec l’autre et, en même temps, la diversité, car le bien implique toujours l’exister : il est réel. C’est en ce sens-là qu’Aristote critique Platon à propos du Bien en soi, concluant par des remarques ironiques et revenant au réalisme très simple de l’expérience pratique : Peut-être pourrait-on croire qu’il est préférable de connaître le Bien-en-soi, en vue de ces biens qui peuvent être acquis et atteints par nos opérations : ayant ainsi comme un modèle sous les yeux, nous connaîtrons plus aisément, dira-t-on, les biens qui sont à notre portée, et si nous les connaissons, nous les atteindrons. Cet argument n’est pas sans quelque apparence de raison mais il semble en désaccord avec la façon dont procèdent les sciences. (...) Que tous les gens de métier laissent de côté un secours d’une telle importance et ne cherchent même pas à l’acquérir, c’est invraisemblable ! On se demande quel avantage un tisserand ou un charpentier retirera pour son art de la connaissance de ce Bien-en-soi ou comment sera meilleur médecin ou meilleur général celui qui aura contemplé l’idée en elle-même. Il est manifeste que ce n’est pas de cette façon-là que le médecin observe la santé ; mais il observe la santé de l’homme ou même, plutôt, sans doute celle de tel homme car il soigne chacun dans son individualité propre 1. Au terme de ΓEthique à Nicomaque, on découvre aussi que, pour Aristote, la première connaissance analogique est celle de l’ami qui nous dépasse et que nous aimons. Ne dit-il pas de l’ami qu’il est « un autre soi- même 2 » ? Nous l’aimons mais nous ne pouvons ni ne voulons le posséder, le ramener à nous-même. Ce ne serait plus notre ami, nous le détruirions. L’ami nous dépasse, nous en avons une connaissance analogique. LA POLITIQUE Aristote en montre la conséquence du côté politique en affirmant que nous devons chercher le bien et non pas l’unité de la cité. C’est ce qui commande la critique virulente qu’il fait de la République de Platon et, en particulier, de son communisme intégral, dans le livre II de sa Politique 3. Ainsi, il affirme qu’en devenant plus une, la cité n’existera plus. La cité est, en effet, par nature une multitude. Devenue plus une, de cité, elle sera famille et de famille, homme. (...) S’il était possible que quelqu’un agisse ainsi, il ne faudrait pas qu’il le fasse ; car on détruirait la cité 4. C’est en raison de ce que « l’amour d’amitié est le plus grand bien pour les cités 5 » qu’Aristote refuse cette unité univoque qu’implique le communisme platonicien. Car dans une telle communauté, « à cause 1 Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 4, 1096 b 35 — 1097 a 13. Nhid., IX, 4, 1166 a 31 ; IX, 9, 1169 b 6. 3 « De tout ce qui peut être mis en commun, est-il mieux qu’une cité qui doit être bien administrée mette toutes choses en commun ou bien est-il mieux qu’elle mette certaines choses en commun et non d’autres ? On peut concevoir, en effet, que les citoyens mettent en commun aussi les enfants, les femmes et les biens, comme dans la République de Platon. (...) Pour atteindre la fin qui, selon lui, doit être celle de la cité, ce qui a été formulé maintenant est impossible à réaliser ; et la manière dont il faut l’analyser n’est déterminée en aucune façon. Je parle, certes, de ce que “la cité tout entière une au plus haut point est ce qui est le meilleur”. C’est, en effet, ce que Socrate prend comme base » (Aristote, Politique, II, 1-2, 1261 a 2-16). 4 Ibid., 1261 a 16-22. 5 Ibid., 4, 1262 b 8. 58 L’ANALOGIE d’une telle mise en commun, l’amour d’amitié se dilue nécessairement...1 ». La connaissance théorétique : LA philosophie première Aristote dépasse ensuite la connaissance pratique pour voir comment ce qui est en tant qu’il est réclame aussi, dans son intelligibilité propre, une connaissance analogique qui découvre la diversité avant l’unité 2. Et même s’il souligne que « le vivre est dit de multiples manières 3 », c’est surtout en philosophie première qu’Aristote développe les deux grandes orientations de l’analogie. Il commence par l’analogie dite d’attribution. L’attribution C’est en regardant les catégories et la substance que nous découvrons que la diversité des déterminations de ce qui est implique un ordre. Cet ordre implique une diversité et, dans la diversité, l’unité. Voilà le secret de l’analogie : la diversité et l’unité, donc l’ordre, ce qui suppose un premier. C’est par l’ordre que nous passons du pratique au spéculatif. Avec la diversité des attributions, nous avons cette affirmation, constante dans la philosophie d’Aristote : l’être n’est pas univoque, il n’est pas dans un genre, « ce qui est, est dit de multiples manières 4 5 ». Tout ce qui est sain est relatif à la santé. Il se dit de ce qui garde la santé, de ce qui la produit, de ce qui en est un signe, de ce qui en est affecté. De même, ce qui est, est dit de multiples manières mais est relatif à un principe un. Car tels êtres sont appelés ainsi parce qu’ils sont des substances, tels autres parce qu’ils affectent la substance, tels encore parce qu’ils sont un acheminement vers la substance, ou des corruptions ou des privations ou des qualités ou des agents productifs ou générateurs soit de la substance soit de ce qui est dénommé par relation avec la substance L ' Ibid., 4, 1262 b 16. ' « Chercher d’une manière générale les éléments de ce qui est sans avoir distingué qu’il est dit de multiples manières, c’est être incapable de trouver » (.Métaphysique, A, 9, 992 b 18-19). 3 «Nous disons donc, posant ainsi le point de départ de notre recherche, que l’animé diffère de l’inanimé par le vivre. Or le “vivre” étant dit de multiples manières, même si une seule d’entre elles se trouve dans une réalité, nous disons qu’elle vit ; par exemple, l’intelligence, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, et encore le mouvement selon la nutrition, enfin le dépérissement et la croissance » (De l'âme, II, 2, 413 a 20-25). 4 Voir, par exemple, Métaphysique, Γ, 2, 1003 a 33 ; Z, 1, 1028 a 10... 5 Met., Γ, 2, 1003 b 5-9. «Toujours la science est principalement la science du premier dont tout le reste dépend et à cause de quoi il est dénommé. Si donc c’est la substance, le Dans le livre Z, cherchant la substance comme principe et cause selon la forme de ce qui est, Aristote précise bien en quel sens la substance est première : selon la notion, selon la connaissance, selon le temps '. Aussi bien ce qui est recherché dans le passé, à présent et toujours, et ce qui est toujours mis en question, à savoir « qu’est-ce que l’être ? » revient à ceci : « qu’est-ce que la substance ? » C’est pourquoi nous aussi, par-dessus tout et en premier lieu et, pour ainsi dire uniquement, il nous faut examiner au sujet de ce qui est ainsi, ce que c’est1 2. L’analogie n’est donc pas une logique, puisque l’ordre est relatif à un premier existant, réel, principe et cause selon la forme de ce qui est3 : Vousia, la substance. L’analogie de proportion Il y a ensuite l’analogie de proportion, qu’Aristote découvre de la façon la plus profonde en cherchant la cause finale de ce qui est en tant qu’il est, Venergeia, l’être-en-acte. Nous avons traité de ce qui est, pris au sens premier, auquel se rapportent toutes les autres catégories de ce qui est, c’est-à-dire de la substance. C’est, en effet, selon l’intelligibilité (logos) de la substance que toutes les autres choses sont dites des êtres : la quantité, la qualité et les autres réalités qui sont dites ainsi. Toutes impliqueront le logos de la substance, comme nous l’avons montré dans les traités antérieurs. Mais puisque ce qui est, est dit, d’une part, de ce qu’est la chose ou de la qualité ou de la quantité, d’autre part, de ce qui est selon la puissance et l’acte et selon l’œuvre, nous donnerons aussi des précisions au sujet de la puissance et de l’acte 4. philosophe devra connaître les principes et les causes des substances » (ibid., 1003 b 16- 19). 1 Cf. loc. cit., 1, 1028 a 31-33. 2 Ibid., 1028 b 2-7. 3 Cf. ibid., 17, 1041 a 9-10 ; 1041 b 27-28. 4 Mét., Θ, 1, 1045 b 27-35. « Après avoir traité de la puissance selon le mouvement, nous déterminerons à propos de l’acte ce qu’il est et quel il est. (...) L’acte c’est le fait pour la réalité d’être, mais non de cette manière que nous appelons en puissance - par exemple, nous disons qu’Hermès est en puissance dans le bois, la moitié dans le tout, parce qu’elle pourrait être retranchée, nous disons aussi que celui qui possède la science et ne contemple pas bien qu’il en soit capable, est en puissance - mais ainsi que nous disons “en acte”. Ce que nous voulons dire deviendra évident au moyen d’une induction à partir d’expériences singulières ; il ne faut pas chercher la définition de tout, mais saisir l’analogue dans une vue synoptique, voir que, [l’acte est] comme celui qui bâtit à celui qui a la faculté de bâtir, celui qui est éveillé à celui qui dort, celui qui voit à celui qui a les yeux fermés mais qui possède la vue, ce qui est séparé de la matière à la matière, ce qui 60 Dans l’analogie de proportion, nous dépassons complètement le langage pour regarder la réalité elle-même. Nous cherchons donc le fondement ontologique de l’analogie d’attribution. Et si l’analogie de proportion existe sous des formes différentes, le niveau le plus profond est celui de la distinction de la puissance et de l’acte : « Ce qui est en puissance est ordonné à ce qui est en acte », et on ne saisit la puissance qu’à partir de l’acte. On peut établir par là des analogies multiples qui reposent sur l’ordre réel de tout ce qui est imparfait vers le parfait. C’est donc toujours l’ordre qui conduit à la découverte du premier et permet de saisir l’analogie. Car si l’analogie implique la diversité et l’unité, celle-ci est soit extérieure (une mesure), soit dans celui qui est ordonné à partir d’une cause. Dans la philosophie d’Aristote, on a donc ce mouvement : l’analogie se découvre d’abord par rapport au bien humain, cause de mes activités volontaires ; puis on essaie de la découvrir au niveau de ce qui est en tant qu’il est, relativement à la substance et, en définitive, dans la découverte inductive de l’être-en-acte, cause finale de ce qui est en tant qu’il est. C’est l’ordre de la puissance vers l’acte qui permet à Aristote de préciser le principe de finalité, qui permettra de découvrir l’existence de l’Être premier. C’est là où la pensée analogique prend toute sa force : ce qui est imparfait dans l’ordre de l’être et dans l’ordre du bien appelle, par tout ce qu’il est, l’existence d’un premier. Nous le découvrons par son existence et non pas par son essence, ce qui permet de dire que l’existence et la bonté sont gardiennes d’une pensée analogique. Et celle- ci permet à notre contemplation d’être beaucoup plus rigoureuse et beaucoup plus profonde. C’est ce qui nous permet de comprendre la proximité de Dieu du point de vue de l’exister et sa transcendance absolue du point de vue de l’intelligibilité : nous pouvons affirmer qu’il existe et chercher à préciser sa manière d’exister. Mais nous ne pouvons pas saisir ce qu’il est, nous ne pouvons pas l’assimiler ni l’analyser. Les enjeux d’une pensée analogique Pourquoi Aristote a-t-il développé ce type de pensée philosophique ? Parce qu’il s’agit pour lui de la pensée humaine, l’homme impliquant est élaboré à ce qui ne l’est pas. Que l’acte soit déterminé par l’une des parties de cette opposition et le possible, par l’autre. Cependant, toute chose n’est pas dite de la même manière en acte, mais d’une façon analogique : comme cette chose-ci est dans celle-ci (ev) ou relativement à celle-ci (πρός) ainsi, celle-là est dans celle-là ou relativement à celle-là. Certaines, en effet, sont comme le mouvement relativement à la puissance, d’autres comme la substance relativement à la matière » (Ibid., 6, 1048 a 25 - 1048 b 9). cette unité de vie et d’être de l’âme et du corps. Cela lui permet de comprendre le sérieux de toute expérience sensible. Nous vivons dans un monde qui est mû. Toutes nos expériences portent sur des réalités mobiles, mues, ou sont l’expérience d’opérations vitales. Par nos sens, nous touchons ce qui est en devenir ou ce qui se meut, ce qui nous conduit à chercher ce qu’est le devenir et ce qu’est le vivant. Mais toutes nos expériences nous conduisent à découvrir quelque chose que l’intelligence seule peut toucher : ce-qui-est, au delà du mouvement. Ce- qui-est est donné dans le mouvement mais il est au delà du mouvement. N’est-ce pas cela qui a été la grande intuition d’Aristote ? Prendre ce qui est vrai dans la philosophie d’Héraclite (le devenir de la réalité que nous expérimentons, car nous vivons dans le mouvement) et chercher ce qui est vrai dans la pensée de Parménide, et même de Platon. Pour Aristote, l’expérience nous permet de connaître le monde dans lequel nous sommes, avant d’avoir la connaissance de nous-même. Le monde dans lequel nous sommes est autre que nous ; et pourtant, ce monde est pour nous. Les hommes qui sont autour de nous sont autres que nous ; et pourtant, nous pouvons les aimer - Aristote a compris l’importance de la philia. La philia, l’amour d’amitié entre les personnes humaines, représente une première finalité humaine. L’homme, qui est âme et corps, se finalise dans l’amitié. Et tant qu’il n’a pas découvert cette amitié, il est errant. Cette première connaissance de la finalité permet d’aller plus loin par la métaphysique, puisque l’homme ne peut pas être la fin ultime, dernière, de l’homme. Par l’amitié, nous pouvons entrer plus profondément dans la recherche de la vérité et chercher à découvrir notre véritable fin. L’induction La philosophie d’Aristote repose vraiment sur le désir de montrer qu’on peut assumer le réalisme de l’expérience sensible, du toucher, en comprenant que ce réalisme éveille notre intelligence à découvrir autre chose. C’est pourquoi la pensée analogique repose entièrement sur ce qu’Aristote appelle l’épagôgè, l’induction. L’induction est en quelque sorte la « méthode » de l’analogie : par elle, nous passons des diverses connaissances sensibles, des expériences immédiates, à la découverte de la cause, du « pourquoi ». Toute cause est un principe. Par l’induction, nous cherchons un premier, pour découvrir par là un certain ordre entre les réalités physiques du monde dans lequel nous sommes et, plus profondément, pour découvrir dans l’homme lui-même sa propre fin : l’ami et la recherche de la vérité. 62 L’ANALOC Quant à la philosophie première, elle repose sur l’induction de la substance (pusia), principe et cause selon la forme de ce qui est, et sur l’induction, la découverte de l’être-en-acte (energeia), cause finale de ce qui est, principe de toutes nos opérations bonnes. Ces deux grandes inductions permettent l’achèvement de toute la philosophie d’Aristote. Sa philosophie commence par l’expérience du toucher et se termine dans la découverte d’un Etre premier par la finalité, grâce à la découverte de l’être-en-acte en philosophie première. Aristote est très net sur ce point : seule la finalité peut nous permettre de découvrir Dieu '. Seul l’amour ouvre notre intelligence et lui permet de se dépasser. Toute la pensée analogique d’Aristote repose donc sur l’induction, passage du sensible au principe. La diversité du sensible, des réalités existant autour de nous, doit s’achever dans la saisie des principes 1 2, dans la découverte des diverses causes que seule l’intelligence atteint, saisit. L’induction, la découverte des causes, est bien le secret de la pensée d’Aristote. C’est sa propre découverte philosophique. L’induction aristotélicienne montre qu’il y a une certaine continuité, que l'intelligence peut saisir, entre ce qui est immédiatement sensible et ce que l’intelligence cherche et atteint en propre. L’induction nous fait donc découvrir quelque chose qui est au delà de. la logique ; dépasser la connaissance univoque par genre, différence spécifique, espèce, propriété et accident, pour découvrir une pensée analogique qui saisisse les principes et les causes. 1 « Puisque ce qui est à la fois mobile et moteur n’est qu’un terme intermédiaire, on doit supposer qu’il existe quelque chose d’ultime qui meut sans être mû, être étemel, substance et acte. Or, c’est de cette façon que meuvent le désirable et l’intelligible : ils meuvent sans être mus. (...) Il existe donc de toute nécessité, et en tant qu’il est nécessaire, il est bon, et c’est de cette manière qu’il est principe. Car le nécessaire présente tous les sens suivants : il y a la nécessité qui résulte de la contrainte, en ce qu’elle force notre inclination naturelle ; puis, c’est ce sans quoi le Bien est impossible ; enfin, c’est ce qui n’est pas susceptible d’être autrement, mais qui existe seulement d’une seule manière. A un tel principe sont suspendus le ciel et la nature » (Aristote, Mél., A, 7, 1072 a 24-26 (...) 1072 b 10-14). 2 « Le cheminement va ainsi naturellement de ce qui est plus connaissable et plus évident pour nous jusqu’à ce qui est plus évident et plus connaissable par nature ; car ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connaissables pour nous et absolument. C’est pourquoi il est nécessaire de procéder de cette manière : des choses moins évidentes par nature mais plus évidentes pour nous jusqu’à celles qui sont plus évidentes par nature et plus connaissables. Or ce qui pour nous est d’abord visible et évident, ce sont les choses les plus mêlées ; ensuite, à partir de celles-ci, les éléments deviennent plus connaissables, et les principes les divisent. C’est pourquoi il faut aller des choses prises selon le tout jusqu’à celles prises selon le singulier. En effet, le tout est plus connaissable selon la sensation... » (Aristote, Physique, 1, 1, 184 a 16-26). Intelligence et amour Par la découverte des principes et des causes propres de ce qui est, Aristote montre le dépassement que nous pouvons réaliser au plus intime de notre vie d’amour et de notre vie intellectuelle. Et si nous ne voyons pas qu’avant toute connaissance intellectuelle qui analyse, il y a une connaissance amoureuse, un appétit qui nous pousse à aimer (à la fois sensible et spirituel), il est très difficile pour nous de comprendre ce qu’est l’analogie. En effet, c’est l’amour qui nous montre de la manière la plus nette le primat de l’autre sur nous-même. Nous ne pouvons découvrir le monde que par la connaissance de l’autre, puisque le monde n’est pas nous. Et c’est ce monde premier, qui n’est pas nous, qui nous permet continuellement de grandir et de nous dépasser par la finalité. Intelligence et raison Cela implique, et Aristote l’a bien compris, qu’on distingue très nettement l’intelligence raisonnable (logismos) soumise à la logique qui définit, et l’intelligence comme telle (nous), qui est faite pour la découverte des principes. Logismos et noûs, ce sont deux orientations différentes, deux activités différentes de la connaissance. Si nous avons une connaissance logique par le genre et la différence spécifique qui aboutit aux définitions, la connaissance analogique repose sur la découverte des principes : la nature (physis), principe du mouvement ; l’âme (psyché), principe de nos opérations vitales ; la substance (ousia) et l’être-en-acte (energeia), principes propres de ce qui est en tant qu’il est, découverte qui nous donne l’ultime connaissance des réalités. Le grand tournant de la pensée européenne a été le moment où on n’a plus distingué ces deux orientations de l’intelligence, au XIVeme siècle avec Occam. Le tournant de la pensée s’est fait avec Occam, et il ne faut pas oublier que Descartes dépend d’Occam. Pour Occam, la première connaissance n’est plus le toucher, donc la réalité autre que nous. Pour lui, la première réalité connue est nous-même : « Je pense » ‘. A partir 1 « Il est patent que notre intellect, dans notre état actuel, ne connaît pas seulement les sensibles, mais aussi en particulier et intuitivement certains intelligibles, qui ne tombent nullement sous le sens, pas plus que la substance séparée ne tombe sous le sens. (...) Et qu’en effet d’autres choses [que les sensibles] soient connues de nous en particulier et intuitivement, cela est patent, parce que cette [proposition] m’est connue avec évidence : “j’intellige”. (...) Entre les [propositions] contingentes, celle-ci est première absolument et elle ne peut être connue avec évidence par une proposition antérieure » (OCCAM, Prologue des Sentences, q. 1, 1, trad. par A. DeMuralt in « La connaissance intuitive du néant et l’évidence du “je pense” », Studia philosophica, XXXV1, Bâle, 1976, p. 125-126). 64

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