@ Marcel GRANET LA PENSÉE CHINOISE La pensée chinoise à partir de : LA PENSÉE CHINOISE par Marcel GRANET (1884-1940) Première édition, 1934. Albin Michel, Paris, 1968, 568 pages. Édition en format texte par Pierre Palpant www.chineancienne.fr 2 La pensée chinoise TABLE DES MATIÈRES Notes — Bibliographie — Index Introduction Livre premier : L’expression de la pensée Chapitre I. La langue et l’écriture I. Les emblèmes vocaux II. Les emblèmes graphiques Chapitre II. Le style I. Les sentences II. Les rythmes Livre deuxième : Les idées directrices Chapitre I. Le temps et l’espace Chapitre II. Le Yin et le Yang Chapitre III. Les nombres I. Nombres, Signes cycliques, Éléments II. Nombres, Sites, Emblèmes divinatoires III. Nombres et rapports musicaux IV. Nombres et proportions architecturales V. Fonctions classificatoire et protocolaire des Nombres Chapitre IV. Le Tao Livre troisième : Le système du monde Chapitre I. Le macrocosme Chapitre II. Le microcosme Chapitre III. L’étiquette Livre quatrième : Sectes et écoles Chapitre I. Les recettes du gouvernement I. L’art de réussir II. L’art de convaincre III. L’art de qualifier IV. L’art de légiférer Chapitre II. Les recettes du bien public I. Confucius et l’esprit humaniste II. Mö tseu et le devoir social Chapitre III. Les recettes de sainteté I. L’art de la longue vie II. La mystique de l’autonomie 3 La pensée chinoise Chapitre IV. L’orthodoxie confucéenne I. Mencius : le gouvernement par la bienfaisance II. Siun tseu : le gouvernement par les rites III. Tong tchong-chou : le gouvernement par l’histoire Conclusion 4 La pensée chinoise INTRODUCTION @ J’ai déjà, en analysant le système d’attitudes et de p.009 conduites qui commande la vie publique et privée des Chinois, essayé de donner une idée de leur civilisation. Je vais tenter, pour préciser l’esquisse, de décrire le système de partis pris, de conceptions, de symboles, qui régit en Chine la vie de l’esprit. Je ne prétends offrir au lecteur de ce livre qu’un complément de La Civilisation chinoise (1). Quand j’ai présenté celle-ci, j’ai indiqué que je ne voyais (pour le moment) aucun moyen d’écrire un Manuel d’Antiquités chinoises. Cette opinion a dicté le plan de mon premier volume. Un sentiment analogue inspire le second : je n’aurais pas accepté la tâche de rédiger un Manuel de Littérature ou de Philosophie de la Chine. Beaucoup d’ouvrages ont été publiés qui peuvent prétendre à un pareil titre. Je renvoie tout de suite à ces livres excellents (2) ceux qui désirent être renseignés à tout prix sur le classement des Œuvres ou la filiation des Doctrines. Même si l’inventaire des documents ne m’avait point montré que vouloir restituer dans le détail l’histoire des « théories philosophiques » était une entreprise pour le moins prématurée, je me serais encore proposé de faire entrevoir les règles essentielles auxquelles, dans son ensemble, obéit la pensée chinoise. Il n’est pas inutile de le signaler : pour découvrir ce qui constitue, si je puis dire, le fond institutionnel p.010 de la pensée chinoise, on dispose de renseignements assez bons, mais ils ne pourraient guère autoriser à composer une Histoire de la Philosophie comparable à celles qu’il a été possible d’écrire pour d’autres pays que la Chine. * 5 La pensée chinoise La Chine ancienne, plutôt qu’une Philosophie, a possédé une Sagesse. Celle-ci s’est exprimée dans des œuvres de caractères très divers. Elle s’est très rarement traduite sous la forme d’exposés dogmatiques. Il ne nous est parvenu qu’un petit nombre d’ouvrages attribués à l’Antiquité. Leur histoire est obscure, leur texte incertain, leur langue mal connue et leur interprétation commandée par des gloses tardives, tendancieuses, scolastiques. Nous ne savons d’ailleurs à peu près rien de positif sur l’histoire ancienne de la Chine. Qu’il s’agisse de Confucius, de Mö tseu, de Tchouang tseu,... la personnalité des penseurs les plus illustres se laisse à peine entrevoir. Nous n’avons, le plus souvent, sur leur vie, aucun renseignement, ou presque, qui soit utile ou concret. En général, nous ne connaissons que des dates, parfois contestées : au reste, elles se rapportent à des temps pour lesquels l’histoire est particulièrement vide de faits. Certains « auteurs », Tchouang tseu, par exemple, ou Lie tseu, n’ont pas même une légende. Sur les enseignements, nous ne possédons que rarement des témoignages directs. La tradition orthodoxe attribue à Confucius la rédaction d’un grand nombre d’œuvres : presque tous les classiques. Dès qu’ils échappent à des préoccupations apologétiques ou scolaires, les critiques avouent qu’il reste tout au plus du Maître un Recueil d’Entretiens (le Louen yu). On n’est pas sûr que ce recueil, dans sa forme originale, ait été l’œuvre des premiers disciples ; en tout cas, nous ne possédons pas cette compilation, sans doute tardive ; il ne nous est parvenu qu’une édition remaniée, postérieure d’environ cinq cents ans à la mort du Sage (3). Tous les interprètes s’accordent à reconnaître des sages ou p.011 des chapitres interpolés dans les œuvres les plus authentiques et le 6 La pensée chinoise mieux éditées. L’accord cesse dès qu’il s’agit de faire le tri. Tchouang tseu (4) est un vigoureux penseur et le plus original des écrivains chinois : tel critique reconnaîtra la manière et le style de Tchouang tseu dans le chapitre sur les spadassins, mais non dans le chapitre sur le brigand Che, cependant qu’un autre érudit éliminera les Spadassins pour conserver le Brigand (5). Le Han Fei tseu est l’ouvrage d’un des auteurs dont la vie est la mieux connue ; il fut écrit peu de temps avant la formation de l’Empire, et sa transmission première s’est opérée sans grands à-coups. Cependant l’un des meilleurs critiques contemporains, sur les 55 sections de l’ouvrage, n’en veut conserver que 7. Ceci, du reste, ne l’empêche pas, quand il analyse la doctrine, de se référer aux sections condamnées (6). Après s’être donné beaucoup de peine pour attribuer une date aux œuvres et pour fixer leur aspect original, on aboutit d’ordinaire à des conclusions aussi vagues et décevantes que celles-ci : « Dans l’ensemble, l’ouvrage paraît dater de la seconde moitié du IIIe siècle (av. J.-C.), mais il n’est pas entièrement de la main de Han Fei ; comme pour Tchouang tseu, Mö tseu et la plupart des philosophes de cette époque, une partie importante est due aux disciples du Maître... Il n’est que rarement possible de distinguer entre les parties qui peuvent remonter au Maître et celles qui doivent être attribuées à son école (7). » Depuis le IVe siècle, tout au moins, considérable a été le rôle joué par des Écoles (Kia) ou plutôt l’importance accordée aux polémiques entre Écoles. Les plus âpres de ces polémiques sont celles qu’entretenaient les disciples d’un même patron : tel fut le cas, au dire du Tchouang tseu (8), pour les disciples de Mö tseu ; tel aussi paraît avoir été le cas pour les disciples de Confucius (9). Mais (c’est un fait significatif) jusqu’à l’époque des Han, on confond toujours, lorsqu’on pense aux doctrines, l’ensemble des tenants de Mö tseu (mö) et l’ensemble des tenants de Confucius (jou) sous une désignation commune (jou-mö) : cette expression se trouve 7 La pensée chinoise très rarement dédoublée. Les polémiques entre Écoles p.012 traduisent des conflits de prestige. Elles n’entraînent pas la preuve d’une opposition proprement doctrinale. Au reste, si l’usage veut qu’on traduise le mot Kia par École, il importe d’avertir que les Chinois lui donnent une acceptation très large. Ils l’emploient à propos des différents Arts [les corps de recettes que détiennent par exemple les maîtres en mathématiques, astronomie, divination, médecine...] (10), tout aussi bien qu’à propos des diverses Méthodes de conduite [les recettes de vie patronnées par tel ou tel maître de Sagesse]. Ces méthodes, qui ont pour objet de régler les conduites, s’enseignent à l’aide d’attitudes. Chacune suppose, assurément, une certaine conception de la vie et du monde, mais aucune ne vise d’abord à se traduire en un système dogmatique. L’idée d’opposer des Écoles, comme si celles-ci avaient eu pour premier objet de donner un enseignement théorique, est une idée relativement tardive. Elle est née de préoccupations pratiques, si même elle n’est pas d’inspiration mnémotechnique. La répartition des Œuvres et des Auteurs entre les Écoles, qui est à l’origine de tous les classements proposés, est empruntée au Traité sur la Littérature qu’on trouve inséré dans l’Histoire des Premiers Han. Or, ce traité est une œuvre de bibliothécaire, et le classement qu’il a réussi à imposer n’est qu’un classement de catalogue. Après avoir rangé par catégories les Œuvres que l’on conservait, on a admis que chaque lot correspondait à l’enseignement d’une École ou d’Écoles apparentées dont on a alors songé à définir l’originalité dogmatique. Même si nous pouvions supposer que les Écoles ou les Auteurs dont nous avons à nous occuper sont surtout intéressants par leurs conceptions théoriques, le projet d’exposer le détail et les rapports des théories devrait être considéré comme extraordinairement aventureux, car l’étude du « vocabulaire philosophique » présente, en Chine, des difficultés singulières. 8 La pensée chinoise Je montrerai plus loin que la langue chinoise ne paraît point organisée pour exprimer des concepts. Aux signes abstraits qui peuvent aider à spécifier les idées, elle préfère des symboles riches de suggestions pratiques ; au lieu d’une acception définie, ils p.013 possèdent une efficacité indéterminée : celle-ci tend à procurer, — non pas, succédant à une analyse, un acquiescement à de simples jugements qui visent à permettre des identifications précises, — mais, accompagnant une adhésion d’ensemble de la pensée, une sorte de conversion totale de la conduite. Il convient donc de rompre avec la tendance, qui prévaut encore, de rendre ces emblèmes, lourds de jugements de valeur où s’exprime une civilisation originale, par des termes empruntés (après une assimilation rapide et qui ne tient point compte de la divergence des mentalités) au vocabulaire — conventionnel lui aussi mais visant expressément à une précision impersonnelle et objective — des philosophes d’Occident. Sinon on s’exposerait aux pires anachronismes, comme c’est le cas, par exemple, quand on traduit par « altruisme » (11) le terme jen (caractéristique de la position confucéenne, ou par « amour universel », l’expression kien ngai (12) (significative de l’attitude de Mö tseu). On s’exposerait encore — conséquence autrement grave — à trahir, si je puis dire, dans son esprit même (c’est le cas, par exemple, quand on prête aux Chinois une distinction entre « substances » et « forces »), une mentalité philosophique qui se détourne des conceptions définies, car elle est commandée par un idéal d’efficacité. D’autre part, même si nous pouvions supposer que les Sages chinois ont constitué un vocabulaire destiné à permettre l’expression conceptuelle de « théories », tout essai pour restituer une histoire des Doctrines se heurterait (pour l’instant) à une autre difficulté. Nous dépendons, pour la lecture des textes anciens, des commentaires dont toutes les œuvres ont été dotées. Les plus anciens de ces commentaires datent des environs de l’ère chrétienne. Ils ne sont pas antérieurs au mouvement de pensée qui, 9 La pensée chinoise au temps des Han, orienta définitivement la Chine vers les voies de l’orthodoxie. Ils donnent « l’interprétation correcte », c’est-à-dire l’interprétation exigée des candidats dans les examens qui ouvraient accès aux honneurs et aux carrières officielles. Aucun lecteur (un Chinois moins que tout autre) ne lit un texte librement. Il est sollicité par les gloses, même s’il les sait inspirées par un système d’interprétation qu’imprègnent des préoccupations scolaires, morales, politiques. Nul, en effet, n’accède au texte, écrit dans p.014 une langue archaïque, que par la glose. Le travail qui consiste à dépasser le commentaire doit être accompli sans que (pour le moment) on puisse s’aider d’un manuel, de stylistique ou même de philologie chinoises. Ce travail, d’ailleurs, est dominé par l’incertitude la plus grave : l’esprit orthodoxe, qui inspire tout le détail des gloses, oscille entre deux passions : une passion de polémique qui incline à prêter une valeur irréductible aux interprétations opposées, une passion de conciliation qui empêche toujours de définir rigoureusement. Il n’est guère facile, dans le détail des cas, de distinguer dans les formules orthodoxes l’aspect original des idées. Il faudrait un bonheur constant de divination pour restituer dans leur pureté les « théories » et se mettre ainsi en mesure de définir idéologiquement leurs relations. Quelle chance y a-t-il de reconstituer, par surcroît, l’histoire de leurs rapports réels ? Aucun accord n’existe pour le moment entre spécialistes sur les grandes lignes de l’histoire ancienne de la Chine. Tant qu’on n’avait pas pris conscience du caractère dogmatique des traditions chinoises, et, tout particulièrement, des traditions relatives à l’histoire littéraire, on pouvait se risquer à conter l’histoire des « Doctrines ». On admettait, en effet, que les Œuvres conservées, si elles se trouvaient peu nombreuses, étaient cependant les plus importantes ; on ne s’avisait pas de penser qu’elles étaient devenues classiques parce qu’elles étaient les seules conservées. Comme la tradition les échelonnait sur quelques bons siècles (de Yu le Grand à Confucius en passant par le duc de 10
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