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La parole confisquée: textes, dessins, peintures de prisonniers politiques marocains PDF

203 Pages·1982·3.962 MB·French
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Écritures arabes Collection dirigée par Marc Gontard La parole confisquée Textes, dessins, peintures de prisonniers politiques marocains Aferki A., Al Achaâri M., Bahi A., Bekraoui M., Saïd Benjelloun, Bouissef Rekah D., Chaoui A., Chi- chah M., Derkaoui A., El Bou H., Fakihani A., Hah- chi A., Laâhi A., Lahlafi A., Mdidech J., Mnebhi S., Mouatta B., Mouis B., Mourid A., Neflouss M., Oua- diâ A., Ouadiâ S., Oukacha F., Saber L., Saoudi N., Serfaty A.,Tsiousa A., Zeroual A., Zrika A. Éditions L'Harmattan 7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris Collection Écritures Arabes Cette collection se propose d'accueillir des textes arabes de langue française, qu'ils viennent du Maghreb ou du Machrek, ainsi que des textes traduits de l'arabe. Il s'agit avant tout de donner aux jeunes auteurs la possibilité de s'exprimer en con- tournant le pouvoir des groupes d'édition pour lesquels compte surtout l'impact com- mercial du texte littéraire. Dans cet esprit, nous nous attacherons à découvrir de nouvelles écritures, romanes- ques ou poétiques, de nouveaux modes d'expression capables d'ébranler les formes sclérosées du discours littéraire dominant. Aux auteurs plus connus ou déjà célèbres, nous donnerons la place qui leur revient dans la mesure où leur renom reste étranger à toute application de recettes à succès, som- , maires et démagogiques. Nous nous efforcerons enfin de faire entendre toute voix capable de transmettre une parole, une expérience, un vécu dont la force émotive excède l'écriture elle-même. Marc Gontard @ L'Harmattan, 1982 ISBN: 2-85802-254-2 Préface 1. Prenez un homme libre - dans l'accep- tion active du terme, donc un homme de par- tage et de don, qui refuse l'esclavage autant . pour lui que pour ses frères en espoir. Mettez cet homme dans une cellule humide, mal aérée et mal éclairée. Enfermez-le 23 h 30 sur 24 heu- res. Sortez-le un quart d'heure matin et après- midi dans une cour aride, entourée de hautes murailles que surplombe un rectangle de ciel se déployant comme un océan tumultueux de nostalgie. Permettez-lui quand même de s'y dérouiller les jambes et d'ouvrir les yeux dans le soleil. Accordez-lui un quart d'heure, cette fois-ci par semaine, pour aller à la rencontre de sa famille dans un lieu où il ne pourra la voir qu'à travers un double système de barreaux et de grilles et où le moindre de ses propos sera bu par des vampires de la parole. N'oubliez pas de lui donner à heures régulières la maigre pitance qui permettra à ses mécanismes biolo- giques de se maintenir en fonction. Une ou deux fois par semaine, venez le surprendre. dans son sommeil ou sa rêverie bienfaisante. Sortez-le de la cellule. Fouillez-la de fond en comble. Mettez tout sens dessus dessous. Assurez-vous qu'il n'y a là ni caches, ni objet contondant, ni cordes, ni ficelles, ni petit bout 5 de .papier suspect. Après cela, dénudez l'homme. Fouillez jusqu'à son larynx et ses par- ties intimes. Poussez-le dans la cellule et enfermez-le à nouveau. Soumettez-le nuit et jour à la plus haute des surveillances. Venez à chaque heure tirer la plaque du judas, assurez- vous de sa présence et même quand vous le voyez là, étendu sur sa paillasse, restez vigilant, tapez sur la porte jusqu'à ce qu'il donne signe de vie. Enfin, vous aurez compris que vous lui interdirez tous les moyens qui peuvent mainte- nir un homme en relation avec le monde exté- rieur, le mouvement de la vie. Vous lui aurez donc signifié qu'il n'a pas droit à la radio, aux journaux, à la musique, aux livres qui parlent des hommes libres, de l'esclavage, du partage et. du don. Ah oui, vous lui aurez retiré dès le premier jour ses habits personnels et sa mon- tre, et lui aurez fait endosser l'uniforme péni- tentiaire. Vous lui aurez communiqué un numéro qu'il lui faudra assimiler comme étant sa nouvelle et sèche identité. Maintenez l'homme à ce régime pendant quelques semaines, disons quelques mois. Au bout de ce délai, vous ouvrirez la cellule, pas pour lui intimer l'ordre de la prome- nade/fouille/pitance/visite, mais par curiosité professionnelle simplement, pour voir comment a P!l évoluer la relation contenu/contenant, comment l'ordre carcéral se développe comme une bosse sur le dos du prisonnier, comment le silence infini des citadelles d'exil finit par gom- . mer les traits du visage et creuser un trou jaune dans les pupilles, comment opère la vieille taupe de la mort lente. Mais que se passe-toil ? A peine votre regard 6 a-t-il croisé celui de l'homme que vous sentez quelque chose se détraquer dans votre banque des données et des exactions. Le computer de vos évidences et assurances ne répond plus à vos appels de plus en plus désespérés. Il y a, dans les yeux de l'homme, une lueur indéchif- frable. Elle vous suggère une force terrifiante, elle vouS' communique le pressentiment des affres de votre propre mort. Et vous êtes litté- ralement incapable d'en percer le secret. Mais voilà, je vous le révèle pour dissiper vos inquiétudes bornées afin de vous plonger dans une inquiétude plus désespérante encore. Je vous le dis tout net: l'homme que vous avez en face de vous, recroquevillé, les yeux perdus dans l'infini des interrogations, dans le Conti- nent de la tendresse humaine et de la création ,libre de la vie, eh bien cet homme-là est un poète, un peintre, un créateur quoi! Doit-on pour autant vous « remercier» du résultat obtenu, ennemis du soleil ? 2. Que s'est-il donc passé pour que cet homme auquel on a tout confisqué conçoive et développe un genre de discours aussi insoup- çonnable pour' ses geôliers? Comme le foie secrète la bile; le système carcéral doit pro- duire en 'toute logique l'aphasie, et une forme d'aphasie particulièrement grave car provoquée par une coupure brutale et sans appel d'avec la pratique sociale. Nous avons vu comment le système carcéral opère: lui aussi part de cette donnée que l'homme n'est homme, générique- ment parlant, que parce qu'il réalise un certain 7 nombre de relations qui le réalisent en retour: ainsi de la perception sensible à la perception rationnelle, de la main au cerveau, de la prati- que à la théorie, de l'homme à l'humanité en passant par des femmes et des hommes con- crets,de l'écoute àla parole, du particulier au général et vice versa depuis le début de la liste. Or, ces relations ne sont pas des opérations abstraites qu'on peut effectuer in vitro. Elles ne sont possibles, et par conséquent opératoires, que si l'homme baigne dans un milieu où coexistent dans un mouvement qui leur est pro- pre tous ces éléments dont la mise en relation dialectique permet à ce dernier de traduire en actes son identité humaine, d'agir donc selon ses capacités sur le vaste mouvement de la transformation en cours. La réalisation de l'homme ne peut se faire que dans le creuset social, in vivD. Le système carcéral agit selon les mêmes principes élaborés par les théoriciens et prati- ciens de la contre-guérilla (on serait tenté de dire qu'il fonde ces principes vu l'antériorité du système par rapport aux techniques moder- nes de la contre-insurrection): retirer l'homme du creuset, du bain de vie, couper le réseau des relations. Ce qui doit en résulter, c'est un homme réduit à ses plus simples expressions, un être déconnecté pour ce qui est de son rap- port au monde et à ses semblables, mais aussi un être fragmenté, mutilé à l'intérieur de lui- même, dans son corps et ses facultés. Les quelques techniques décrites plus haut (et qui ne donnent qu'une image sommaire de l'attirail des exactions carcérales) tiennent lieu d'une opération de lobotomie en douceur. Le 8 dressage se donne pour objectif sa propre fin. Ne plus avoir besoin de dresser, faire de l'homme un automate consentant, organisant, avec ce qui lui reste de facultés motrices, sa désintégration finale. l ' 3. Nous avons vu que, dans le cas qui nous préoccupe, le résultat a été tout autre. Que s'est-il passé? Est-ce la machine du système qui s'est détraquée cette fois-ci, ou bien est-ce le matériau humain sur lequel elle a opéré qui contenait un ingrédient rebelle, une sorte de noyau ins~able, un principe irréductible? Devons-nous croire dans ce cas à la génération spontanée? Non, il n'y a pas eu génération spontanée. Le dérèglement de la machine n'est pas un acci- dent technique. Relisons-nous. J'ai posé dès le début que nous avions affaire à un «homme libre ». Je vous fais grâce de la définition. Or, un homme de cette espèce porte en lui un patrimoine indéracinable de qualités humaines génériques qui fait de lui un miracle d'adapta- tion, qui le relie comme un cordon ombilical et en permanence à tous les vieux/nouveaux rêves, à toutes les passions, à toutes les visions pré- monitoires de son espèce,. et plus particulière- ment des humiliés et des dépossédés, ses frè- res. La lutte pour laquelle il a consenti la tor- ture, l'exil, toutes les variations de la sépara- tion, a inscrit dans son cœur une intelligence et une tendresse autres du monde nôtre, des rela- tions humaines, de la communication et du par- tage. C'est un peu l'histoire de l'aveugle avec 9 les couleurs. les manifestations de la beauté plastique, ou celle du sourd-muet avec la vas- que, affolante de l'haqnonie musicale, ou encore celle du paralytique avec la grâce ailée de la ballerine évoluant sur scène. Gardons- nous de nous attarder aux facultés recensées, arrêtées de l'homme, car celui-ci est infini dans le sens, des petitesses' comme dans celui des grandeurs. Et c'est cela qui fait que la vie est belle malgré et ,contre tout car elle est le théâ- tre de cette course éperdue entre ces deux extrêmes. Vivre (intensément, comme seul l'homme peut vivre) est cette marche vers la reconnaissance de' notre infinitude. 4. Le propos de cet ouvrage est donc bien celui de la création en prison. J'ai indiqué com- ment la réalisation de ce paradoxe était, théori- quement possible. Il me faut dire maintenant un mot de son fonctionnement et de ses , caractéristiques. Qu'est-ce qui distingue un texte, une pein- ture, un dessin réalisés en prison d'un texte/peinture/dessin réalisés à l'air libre? Je ne crois pas m'aventurer en répondant: tout. Mais ce n'est pas le statut de la littérature ou de la peinture qui change. On verra que les tex- 'tes, peintures et dessins présentés ici observent les règles des genres admis, n'ont pas la préten- 'tion de fonder une écriture nouvelle ou des genres nouveaux. Nous n'avons pas affaire à un mouvement de création artistique' qui remet en cause la validité des instruments d'expression existants. Le bouleversement ne s'opère sûre- 10 ment pas à ce niveau. Et puisque bouleverse- ment il y a, je peux dire qu'il n'est même pas conscient, volontaire. Le prisonnier ne s'empê- tre pas de ce genre de préoccupations. Il lui suffit d'ecrire, de peindre, pour que nous soyons en présence d'un fait artistique nou- veau. Le bouleversement est donc objectif. Il tient à la situation de prisonnier et aux condi- tions particulières dans lesquelles l'acte créa- teur s'opère. Si nous voulons comparer pour mieux comprendre, référons-nous par exemple aux écrits des femmes de ces vingt dernières années. Je ne parle pas des écrits de ces fem- mes qui reproduisent de la spécificité féminine, telle que la réclame et la commande l'idéologie dominante et à dominance masculine, mais de ceux qui ont exprimé avec force le sursaut de . la conscience féminine dans la foulée du mou- - vement de libération des femmes quels que soient d'ailleurs les contradictions et les points aveugles de ce mouvement. Les femmes boule- versent le discours littéraire parce qu'elles sont d'abord femmes, opprimées, dépossédées et parce que leurs voix sont chargées du poids de leur tragédie millénaire et de leur drame quoti- dien. C'est une sensibilité, une expérience inédi- tes, un pan entier de l'histoire de l'humanité qui se libère dans le cri des femmes qui ont enfin eu l'audace de prendre la parole. Il en est de même pour la création en prison. Dès qu'un prisonnier écrit, peint, c'est d'abord une attitude vis-à-vis de l'écriture ou du discours imagé qui change. Écrire, peindre est un acte de résistance et de dissidence. Il ne s'agit pas tellement de s'exprimer dans sa sin- 11

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