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La Morale Anarchiste PDF

30 Pages·2011·0.18 MB·French
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LA MORALE ANARCHISTE Pierre Kropotkine PRÉFACE Quand les compagnons du Groupes Fresnes-Antony de la Fédération Anarchiste m'ont sollicitée pour écrire cette préface, j'ai songé aux heures de recherche et de lecture que m'avait demandées un article rédigé pour la revue Itinéraire sur Pierre Kropotkine et traitant justement de la morale. Car les discours sur la morale foisonnent. Il suffit de regarder plus près l'histoire des idées et l'on s'aperçoit de la multitude des études sur le sujet. Il existe autant de morales que de sociétés. Chaque groupement constitué crée des formes de vie, des usages, des moeurs qui, une fois reconnus utiles et devenus des procédés courants de la pensée, se transforment d'abord en habitudes instinctives, puis en règle de vie. Voici donc comment se constitue une éthique propre. La morale apparaît d'abord comme le système des règles que l'homme suit (ou doit suivre) dans sa vie aussi bien personnelle que sociale. Abordée sous cet angle, la question morale constitue le centre de toute réflexion, puisque toute entreprise humaine, si désintéressée soit- elle, est soumise à l'interrogation de savoir si elle est justifiée ou non, nécessaire, admissible ou répréhensible, en accord avec les valeurs reconnues ou en contradiction avec elles, c'est-à- dire si elle aide à la réalisation de ce qui est considéré comme souhaitable, à la prévention ou à l'élimination de ce qui est jugé mauvais. Ce qui peut se résumer à la notion du bien et du mal. Puisque les règles d'éthique ne sont pas toutes les mêmes pour différents individus, époques et civilisations, il est cependant intéressant et essentiel de noter qu'un facteur moral s'est imposé comme condition sine qua non de survivance et de progrès : l'entraide. Pierre Kropotkine a admirablement décrit ce trait substantiel dans son ouvrage : L'Entraide, un facteur d'évolution (1). Dès les temps les plus reculés, des penseurs ont cherché à comprendre l'origine des sentiments moraux et des idées morales qui empêchent les hommes de commettre des actes nuisant à leur congénère ou, en général, affaiblissent les liens sociaux. Il y a eu les écoles grecques : les unes ont fondé les notions de morales, non plus sur la seule crainte des dieux et des phénomène naturels, mais sur la compréhension par l'homme de sa propre nature; les autres se sont lancés dans les spéculations abstraites, la métaphysique. La morale chrétienne gèle la société et empêche tout essor moral. Il faudra quinze siècles pour que certains écrivains rompent avec la religion et se décident à reconnaître l'égalité des droits comme base de la société civile. Le monde bouge, la morale bouge et l'on voit que l'éthique, c'est-à-dire la science des idées et des doctrines morales, touche à une autre science, la sociologie, c'est-à- dire la science de la vie et de l'évolution des sociétés. Les Temps Modernes marquent l'avènement d'une morale rationaliste fondée sur des bases scientifiques. Là encore deux courants se font jour : Hobbes et ses disciples considèrent la morale comme prescrite par une puissance extérieure à l'homme. Ils remplacent l'Église par l'État, ce qui revient à dire que l'homme ne trouve son salut que dans un pouvoir central, strictement organisé, qui empêche la lutte incessante entre les individus. D'autres estiment que seule une large possibilité accordée aux hommes de former entre eux des accords de toutes sortes permettra d'établir dans la société un ordre des choses nouveau, fondé sur le principe d'une juste satisfaction de tous les besoins. Le XIXe siècle voit naître trois courants nouveaux : le positivisme, l'évolutionnisme et le socialisme. Ce dernier prône l'égalité politique et sociale des hommes. Il se subdivise en deux branches bien distinctes : le socialisme autoritaire (ou marxisme) et le socialisme libertaire (ou anarchisme). Le premier n'apporte rien à la morale : il applique les principes de Hobbes et donne à l'État tout la latitude de gestion des affaires. Le second renforce les notions de justice de d'égalité. Pierre-Joseph Proudhon voit la justice comme base de la morale. Dans son écrit : Qu'est-ce que la propriété?, il dit : "Est juste ce qui est égal, est injuste ce qui est inégal". Contemporain de Kropotkine, M-J Guyau se propose, dans son ouvrage essentiel Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction de déterminer la portée, l'étendue et les limites d'une morale exclusivement scientifique. Il s'attache à dénoncer la confusion qui existe entre sanction morale et sanction sociale et rejoint en ce sens Kropotkine qui estime que la morale est une "science", celle qui dicte à l'individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner et à perfectionner le milieu dans lequel il vit. Contrairement aux affirmations les plus fallacieuses et aux oublis volontaires dans les ouvrages de philosophie, les anarchistes ont une morale : une morale libre de toute obligation oppressive et de toute saction répressive, se fondant sur l'entraide et la fraternisation de tous les groupes humains. Elle a ceci de particulier : elle n'ordonne rien, elle refuse absolument de modeler l'individu selon une idée abstraite, tout comme elle refuse de le mutiler par la religion, la loi ou le gouvernement. Elle veut laisser la liberté pleine et entière à l'individu. Cette morale est en accord parfait avec le type de socitété que souhaitent promouvoir les anarchistes : une société sans État, gérée directement par les individus et les groupements sociaux, dont la règle économique est la suivante : - l'égalité économique et sociale de tous les individus, - la possession collective ou individuelle des moyens de production et de distribution, excluant toute possibilité pour certains de vivre du travail des autres, - l'abolition du salariat et du système d'exploitation de l'homme par l'homme. Les anarchistes n'ont pas la prétention de changer la nature humaine. Il n'espèrent qu'une chose : une meilleure éducation de l'individu pour une conception plus saine des rapports entre lui et ses semblables. Rompre avec le milieu et se perfectionnant, telle est l'idée-force de Kropotkine, et j'ajouterai : lutter pour plus de justice, dans le sens où l'entend Proudhon : "Sentir, affirmer la dignité humaine, d'abord dans tout ce qui nous est propre, puis dans la personne du prochain, et cela, sans retour d'égoïsme comme sans considération aucune de divinité ou de communauté : voilà le droit. Etre prêt en toute circonstance à prendre, et au besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la justice". (2) Que cette phrase serve de réflexion et de pratique aux péroreurs multiples qui s'épanchent à force de discours et de littérature sur les Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Septembre 1989 Martine R. Liaison Bas-Rhin de la Fédération anarchiste (1) Éditions de l'entraide (2) De la Justice dans la Révolution et dans l'Église, édition 1871, tome I, page 216 I L’histoire de la pensée humaine rappelle les oscillations du pendule, et ces oscillations durent déjà depuis des siècles. Après une longue période de sommeil arrive un moment de réveil. Alors la pensée s’affranchit des chaînes dont tous les intéresses – gouvernants, hommes de loi, clergé – l’avaient soigneusement entortillée. Elle les brise. Elle soumet à une critique sévère tout ce qu’on lui avait enseigné et met à nu le vide des préjugés religieux, politiques, légaux et sociaux, au sein desquels elle avait végété. Elle lance la recherche dans des voies inconnues, enrichit notre savoir de découvertes imprévues ; elle crée des sciences nouvelles. Mais l’ennemi invétéré de la pensée, – le gouvernant, l’homme de loi, le religieux – se relève bientôt de la défaite. Ils rassemblent peu à peu leurs forces disséminées ; ils rajeunissent leur foi et leurs codes en les adaptant à quelques besoins nouveaux. Et, profitant de ce servilisme du caractère et de la pensée qu’ils avaient si bien cultivé eux- mêmes, profitant de la désorganisation momentanée de la société, exploitant le besoin de repos des uns, la soif de s’enrichir des autres, les espérances trompées des troisièmes, – surtout les espérances trompées – ils se remettent doucement à leur œuvre en s’emparant d’abord de l’enfance par l’éducation. L’esprit de l’enfant est faible. Il est si facile de le soumettre par la terreur ; c’est ce qu’ils font. Ils le rendent craintif, et alors ils lui parlent des tourments de l’enfer ; ils font miroiter devant lui les souffrances de l’âme damnée, la vengeance d’un dieu implacable. Un moment après, ils lui parleront des horreurs de la Révolution, ils exploiteront un excès des révolutionnaires pour faire de l’enfant " un ami de l’ordre ". Le religieux l’habituera à l’idée de loi pour le faire mieux obéir à ce qu’il appellera la loi divine, et l’avocat lui parlera de loi divine pour le faire mieux obéir à la loi du code. Et la pensée de la génération suivante prendra ce pli religieux, ce pli autoritaire et servile en même temps – autorité et servilisme marchent toujours la main dans la main – cette habitude de soumission que nous ne connaissons que trop chez nos contemporains. Pendant ces périodes de sommeil, on discute rarement les questions de morale. Les pratiques religieuses, l’hypocrisie judiciaire en tiennent lieu. On ne critique pas, on se laisse mener par l’habitude, par l’indifférence. On ne se passionne ni pour ni contre la morale établie. On fait ce que l’on peut pour accommoder extérieurement ses actes à ce que l’on dit professer. Et le niveau moral de la Société tombe de plus en plus. On arrive à la morale des Romains de la décadence, de l’ancien régime, de la fin du régime bourgeois. Tout ce qu’il y avait de bon, de grand, de généreux, d’indépendant chez l’homme s’émousse peu à peu, se rouille comme un couteau resté sans usage. Le mensonge devient vertu ; la platitude, un devoir. S’enrichir, jouir du moment, épuiser son intelligence, son ardeur, son énergie, n’importe comment, devient le mot d’ordre des classes aisées, aussi bien que de la multitude des pauvres gens dont l’idéal est de paraître bourgeois. Alors la dépravation des gouvernants – du juge, du clergé et des classes plus ou moins aisées – devient si révoltante que l’autre oscillation du pendule commence. La jeunesse s’affranchit peu à peu, elle jette les préjugés par-dessus bord, la critique revient. La pensée se réveille, chez quelques-uns d’abord ; mais insensiblement le réveil gagne le grand nombre. La poussée se fait, la révolution surgit. Et chaque fois, la question de la morale revient sur le tapis. – " Pourquoi suivrais-je les principes de cette morale hypocrite ? " se demande le cerveau qui s’affranchit des terreurs religieuses. – " Pourquoi n’importe quelle morale serait-elle obligatoire ? ". On cherche alors à se rendre compte de ce sentiment moral que l’on rencontre à chaque pas, sans l’avoir encore expliqué, et que l’on n’expliquera jamais tant qu’on le croira un privilège de la nature humaine, tant qu’on ne descendra pas jusqu’aux animaux, aux plan- tes, aux rochers pour le comprendre. On cherche cependant à se l’expliquer selon la science du moment. Et – faut-il le dire ? – plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de l’hypocrisie qui en tient lieu – plus le niveau moral se relève dans la société. C’est à ces époques surtout, précisément quand on le critique et le nie, que le sentiment moral fait les progrès les plus rapides ; c’est alors qu’il croît, s’élève, se raffine. On l’a vu au dix-huitième siècle. Dès 1723, Mandeville, l’auteur anonyme qui scandalisa l’Angleterre par sa " Fable des Abeilles " et les commentaires qu’il y ajouta, attaquait en face l’hypocrisie sociale connue sous le nom de morale. Il montrait comment les coutumes soi- disant morales ne sont qu’un masque hypocrite ; comment les passions, que l’on croit maîtriser par le code de morale courante, prennent au contraire une direction d’autant plus mauvaise, à cause des restrictions mêmes de ce code. Comme Fourrier le fit plus tard, il demandait place libre aux passions, sans quoi elles dégénèrent en autant de vices ; et, payant en cela un tribut au manque de connaissances zoologiques de son temps, c’est-à-dire oubliant la morale des animaux, il expliquait l’origine des idées morales de l’humanité par la flatterie intéressée des parents et des classes dirigeantes. On connaît la critique vigoureuse des idées morales faites plus tard par les philosophes écossais et les encyclopédistes. On connaît les anarchistes de 1793 et l’on sait chez qui l’on trouve le plus haut développe- ment du sentiment moral : chez les légistes, les patriotes, les jacobins qui chantaient l’obligation et la sanction morale par l’Être suprême, ou chez les athéistes hébertistes qui niaient, comme l’a fait récemment Guyau, et l’obligation et la sanction de la morale. – " Pourquoi serai-je moral ? " Voilà donc la question que se posèrent les rationalistes du douzième siècle, les philosophes du seizième siècle, les philosophes et les révolutionnaires du dix-huitième siècle. Plus tard, cette question revint de nouveau chez les utilitariens anglais (Bentham et Mill), chez les matérialistes allemands tels que Bochner, chez les nihilistes russes des années 1860-70, chez ce jeune fondateur de l’éthique anarchiste (la science de la morale des sociétés) – Guyau – mort malheureusement trop tôt ; voilà, enfin, la question que se posent en ce moment les jeunes anarchistes français. Pourquoi, en effet ? Il y a trente ans, cette même question passionna la jeunesse russe. – " Je serai immoral ", venait dire un jeune nihiliste à son ami, traduisant en un acte quelconque les pensées qui le tourmentaient. – " Je serai immoral ", venait dire un jeune nihiliste à son ami, traduisant en un acte quelconque les pensées qui le tourmentaient. – " Je serai immoral et pourquoi ne le serai-je pas ? " – " Parce que la Bible le veut ? Mais la Bible n’est qu’une collection de traditions babyloniennes et judaïques – traditions collectionnées comme le furent les chants d’Homère ou comme on le fait encore pour les chants basques ou les légendes mongoles ! Dois-je donc revenir à l’état d’esprit des peuples à demi barbares de l’Orient ? " Le serai-je parce que Kant me parle d’un catégorique impératif, d’un ordre mystérieux qui me vient du fond de moi-même et qui m’ordonne d’être moral ? Mais pourquoi ce " catégorique impératif " aurait-il plus de droits sur mes actes que cet autre impératif qui, de temps en temps, me donnera l’ordre de me saouler ? Un mot, rien qu’un mot, tout comme celui de Providence ou de Destin, invente pour couvrir notre ignorance! – " Ou bien serai-je moral pour faire plaisir à Bantham qui veut me faire croire que je serai plus heureux si je me noie pour sauver un passant tombé dans la rivière que si je le regarde se noyer ? – " Ou bien encore, parce que mon éducation est telle ? parce que ma mère m’a enseigne la morale ? Mais alors, devrai-je aussi m’agenouiller devant la peinture d’un christ ou d’une madone, respecter le roi ou l’empereur, m’incliner devant le juge que je sais être un coquin, seulement parce que ma mère – nos mères à nous tous – très bonnes, mais très ignorantes, nous ont enseigné un tas de bêtises ? " Préjugés, comme tout le reste, je travaillerai à m’en défaire. S’il me répugne d’être immoral, je me forcerai de l’être, comme, adolescent, je me forçais à ne pas craindre l’obscurité, le cimetière, les fantômes et les morts, dont on m’avait inspiré la crainte. Je le ferai pour briser une arme exploitée par les religions ; je le ferai, enfin, ne serait-ce que pour protester contre l’hypocrisie que l’on prétend nous imposer au nom d’un mot, auquel on a donne le nom de moralité. " Voilà le raisonnement que la jeunesse russe se faisait au moment où elle rompait avec les préjugés du " vieux monde " et arborait ce drapeau du nihilisme, ou plutôt de la philosophie anarchiste : " Ne se courber devant aucune autorité, si respectée qu’elle soit ; n’accepter aucun principe, tant qu’il n’est pas établi par la raison." Faut-il ajouter qu’après avoir jeté au panier l’enseignement moral de leurs pères et brûlé tous les systèmes de morale, la jeunesse nihiliste a développé dans son sein un noyau de coutumes morales, infiniment supérieures à tout ce que leurs pères avaient jamais pratiqué sous la tutelle de l'Évangile, de la " conscience ", du " catégorique impératif ", ou de " l’intérêt bien compris " des utilitaires? Mais avant de répondre à cette question : " Pourquoi serais-je moral ? ", voyons d’abord si la question est bien posée ; analysons les motifs des actes humains. II Lorsque nos aïeux voulaient se rendre compte de ce qui pousse l’homme à agir d’une façon ou d’une autre, ils y arrivaient d’une façon bien simple. On peut voir jusqu’à présent les images catholiques qui représentent leur explication. Un homme marche à travers champs et, sans s’en douter le moins du monde, il porte le diable sur son épaule gauche et un ange sur son épaule droite. Le diable le pousse à faire le mal, l’ange cherche à l’en retenir. Et si l’ange a eu le dessus, et l’homme est resté vertueux, trois autres anges s’emparent de lui et l’emportent vers les cieux. Tout s’explique ainsi à merveille. Nos vieilles bonnes d’enfants, bien renseignées sur ce chapitre, vous diront qu’il ne faut jamais mettre un enfant au lit sans déboutonner le col de sa chemise. Il faut laisser ouverte, à la base du cou, une place bien chaude, où l’ange gardien puisse se capitonner. Sans cela, le diable tourmenterait l’enfant jusque dans son sommeil. Ces conceptions naïves s’en vont. Mais si les vieux mots disparaissent, l’essence reste toujours la même. La gent éduquée ne croit plus au diable ; mais comme ses idées ne sont pas plus rationnelles que celles de nos bonnes d’enfants, elle déguise le diable et l’ange sous un verbiage scolastique, honore du nom de philosophie. Au lieu de " diable ", on dira aujourd’hui " la chair, les passions". " L’ange " sera remplace par les mots " conscience " ou " âme ". – " reflet de la pensée d’un Dieu créateur " ou du " grand architecte ", – comme disent les francs- maçons. Mais les actes de l’homme sont toujours représentés comme le résultat d’une lutte entre deux éléments hostiles. Et toujours l’homme est considéré d’autant plus vertueux que l’un de ces deux éléments – l’âme ou la conscience – aura remporte plus de victoires sur l’autre élément – la chair ou les passions. On comprend facilement l’étonnement de nos grands-pères lorsque les philosophes anglais, et plus tard les encyclopédistes, vinrent affirmer, contrairement à ces conceptions primitives, que le diable et l’ange n’ont rien à voir dans les actions humaines, mais que toutes les actions de l’homme, bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles, dérivent d’un seul motif : la recherche du plaisir. Toute la confrérie religieuse et surtout la tribu nombreuse des pharisiens crièrent à l’immoralité. On couvrit les penseurs d’invectives, on les excommunia. Et lorsque plus tard, dans le courant de notre siècle, les mêmes idées furent reprises par Bentham, John Stuart Mill, Tchernychevsky, et tant d’autres et que ces penseurs vinrent affirmer et prouver que l’égoïsme ou la recherche du plaisir est le vrai motif de toutes nos actions, les malédictions redoublèrent. On fit contre leurs livres la conspiration du silence, on en traita les auteurs d’ignares. Et cependant, que peut-il y avoir de plus vrai que cette affirmation ? Voilà un homme qui enlève le dernier morceau de pain à l’enfant. Tout. le monde s’accorde à dire qu’il est un affreux égoïste, qu’il est guidé exclusivement par l’amour de soi-même. Mais voici un autre homme, que l’on s’accorde à reconnaître vertueux. Il partage son dernier morceau de pain avec celui qui a faim. Il ôte son vêtement pour le donner à celui qui a froid. Et les moralistes, parlant toujours le jargon religieux, s’empressent de dire que cet homme pousse l’amour du prochain jusqu’à l’abnégation de soi- même, qu’il obéit à une passion tout autre que celle de l’égoïste. Et cependant, en y réfléchissant un peu, on découvre bien vite que, si différentes que soient les deux actions comme résultat pour l’humanité, le mobile a toujours été le même. C’est la recherche du plaisir. Si l’homme qui donne sa dernière chemise n’y trouvait pas du plaisir, il ne le ferait pas. S’il trouvait plaisir à enlever le pain à l’enfant, il le ferait ; mais cela le répugne, il trouve plaisir à donner son pain ; et il le donne. S’il n’y avait pas inconvénient à créer à la confusion, en employant des mots qui ont une signification établie pour leur donner un sens nouveau, on dirait que l’un et l’autre agissent sous l’impulsion de leur égoïsme. D’aucuns l’ont dit réellement, afin de mieux faire ressortir la pensée, de préciser l’idée en la présentant sous une forme qui frappe l’imagination – et de détruire en même temps la légende qui consiste à dire que ces deux actes ont deux motifs différents – ils ont le même motif de rechercher le plaisir, ou bien d’éviter une peine, ce qui revient au même. Prenez le dernier des coquins : un Thiers, qui massacre trente-cinq mille Parisiens ; prenez l’assassin qui égorge toute une famille pour se vautrer dans la débauche. Ils le font, parce que, en ce moment, le désir de gloire, ou bien celui de l’argent priment chez eux tous les autres désirs : la pitié, la compassion même, sont éteintes en ce moment par cet autre désir, cette autre soif. Ils agissent presque en automates, pour satisfaire un besoin de leur nature. Ou bien, laissant de côté les fortes passions, prenez l’homme petit, qui trompe ses amis, qui ment à chaque pas, soit pour soutirer à quelqu’un la valeur d’une chose, soit par vantardise, soit par ruse. Prenez le bourgeois qui vole sou à sou ses ouvriers pour acheter une parure à sa femme ou à sa maîtresse. Prenez n’importe quel petit coquin. Celui-là encore ne fait qu’obéir à un penchant ; il cherche la satisfaction d’un besoin, il cherche à éviter ce qui, pour lui, serait une peine. On a presque honte de comparer ce petit coquin à quelqu’un qui sacrifie toute son existence pour la libération des opprimés, et monte à l’échafaud, comme une nihiliste russe, tant les résultats de ces deux existences sont différents pour l’humanité ; tant nous nous sentons attirés vers l’un et repoussés par l’autre. Et cependant, si vous parliez à ce martyr, à la femme que l’on va pendre, lors même qu’elle va monter à l’échafaud, elle vous dirait qu’elle ne donnerait ni sa vie de bête traquée par les chiens du tsar, ni sa mort, en échange de la vie du petit coquin qui vit de sous volés aux travailleurs. Dans son existence, dans la lutte contre les monstres puissants, elle trouve ses plus hautes jouissances. Tout le reste, en dehors de cette lutte, toutes les petites joies du bourgeois et ses petites misères lui semblent si mesquines, si ennuyeuses, si tristes ! – " Vous ne vivez pas, vous végétez, répondrait-elle ; moi, j’ai vécu ! " Nous parlons évidemment des actes réfléchis, conscients de l’homme, en nous réservant de parler plus tard de cette immense série d’actes inconscients, presque machinaux, lui remplissent une part si immense de notre vie. Eh bien ! dans ses actes conscients ou réfléchis, l’homme recherche toujours ce qui lui fait plaisir. Un tel se saoule et se réduit chaque jour à. l’état de brute, parce qu’il cherche dans le vin l’excitation nerveuse qu’il ne trouve pas dans son système nerveux. Tel autre ne se saoule pas, il renonce au vin, lors même qu’il y trouve plaisir, pour conserver la fraîcheur de la pensée et la plénitude de ses forces, afin de pouvoir goûter d’autres plaisirs qu’il préfère à ceux du vin. Mais, que fait-il, si on agit comme le gourmet qui, après avoir parcouru le menu d’un grand dîner, renonce à un plat qu’il aime cependant, pour se gorger d’un autre plat qu’il lui préfère ? Quoi qu’il fasse, l’homme recherche toujours un plaisir, ou bien il évite une peine. Lorsqu’une femme se prive du dernier morceau de pain pour le donner au premier venu, lorsqu’elle ôte sa dernière loque pour en couvrir une autre femme qui a froid, et grelotte elle- même sur le pont du navire, elle le fait parce qu’elle souffrirait infiniment plus de voir un homme qui a faim ou une femme qui a froid, que de grelotter elle- même ou de souffrir elle- même de faim. Elle évite une peine, dont ceux-là seuls qui l’ont sentie eux-mêmes peuvent apprécier l’intensité. Quand cet Australien, cité par Guyau, dépérit à l’idée qu’il n’a pas encore vengé la mort de son parent ; quand il s’étiole, rongé par la conscience de sa lâcheté, et ne revient à la vie qu’après avoir accompli l’acte de vengeance, il fait un acte, parfois héroïque, pour se débarrasser d’un sentiment qui l’obsède, pour reconquérir la paix intérieure qui est le suprême plaisir. Quand une troupe de singes a vu l’un des siens tomber sous la balle du chasseur, et vient assiéger sa tente pour lui réclamer le cadavre, malgré les menaces du fusil, 1orsque enfin le vieux de la bande entre carrément, menace d’abord le chasseur, le supplie ensuite et le force enfin par ses lamentations à lui restituer le cadavre, et que la troupe l’emporte avec gémissements dans la forêt, les singes obéissent à un sentiment de condoléances plus fort que toutes les considérations de sécurité personnelle. Ce sentiment prime en eux tous les autres. La vie même perd pour eux ses attraits, tant qu’ils ne se sont pas assurés qu’ils ne peuvent plus ramener leur camarade à la vie. Ce sentiment devient si oppressif que les pauvres bêtes risquent tout pour s’en débarrasser. Lorsque les fourmis se jettent par milliers dans les flammes d’une fourmilière que cette bête méchante – l’homme – a allumée, et périssent par centaines pour sauver leurs larves, Elles obéissent encore à un besoin, celui de sauver leur progéniture. Elles risquent tout pour avoir le plaisir d’emporter ces larves qu’elles ont élevées avec plus de soins que mainte bourgeoise n’a élevé ses enfants. Enfin, lorsqu’un infusoire évite un rayon trop fort de chaleur, et va rechercher un rayon tiède, ou lorsqu’une plante tourne ses fleurs vers le soleil, ou referme ses feuilles à l’approche de la nuit – ces êtres obéissent encore au besoin d’éviter la peine et de rechercher le plaisir – tout comme la fourmi, le singe, l’Australien, le martyr chrétien ou le martyr anarchiste. Rechercher le plaisir, éviter la peine, c’est le fait général (d’autres diraient la loi) du monde organique. C’est l’essence même de la vie. Sans cette recherche de l’agréable, la vie même serait impossible, l’organisme se désagrégerait, la vie cesserait. Ainsi, quelle que soit l’action de l’homme, quelle que soit sa ligne de conduite, il le fait toujours pour obéir à un besoin de sa nature. L’acte le plus répugnant, comme l’acte indifférent ou le plus attrayant, sont tous également dictés par un besoin de l’individu. En agissant d’une manière ou d’une autre, l’individu agit ainsi parce qu’il y trouve un plaisir, parce qu’il évite de cette manière ou croit éviter une peine. Voilà un fait parfaitement établi ; voilà l’essence de ce que l’on a appelé la théorie de l'égoïsme. Eh bien, sommes-nous plus avancés après être arrives à cette conclusion générale ? – Oui, certes, nous le sommes. Nous avons conquis une vérité et détruit un préjugé qui est la racine de tous les préjugés. Toute la philosophie matérialiste, dans ses rapports avec l’homme, est dans cette conclusion. Mais, s’ensuit-il que tous les actes de l’individu soient indifférents, ainsi qu’on s’est empressé d’en conclure? – C’est ce que nous allons voir. III Nous avons vu que les actions de l’homme, réfléchies ou conscientes, – plus tard nous parlerons des habitudes inconscientes – ont toutes la même origine. Celles que l’on appelle vertueuses et celles que l’on dénomme vicieuses, les grands dévouements comme les petites escroqueries, les actes attrayants aussi bien que les actes répulsifs dérivent tous de la même source. Tous sont faits pour répondre à un besoin de la nature de l’individu. Tous ont pour but la recherche du plaisir, le désir d’éviter une peine. Nous l’avons vu dans le chapitre précédent qui n’est qu’un résumé très succinct d’une masse de faits qui pourraient être cités à l’appui. On comprend que cette explication fasse pousser des cris à ceux qui sont encore imbus de principes religieux. Elle ne laisse pas de place au surnaturel ; elle abandonne l’idée de l’âme immortelle. Si l’homme n’agit toujours qu’en obéissant aux besoins de sa nature, s’il n’est, pour ainsi dire, qu’un " automate conscient ", que devient l’âme immortelle ? Que devient l’immortalité, – ce dernier refuge de ceux qui n’ont connu que peu de plaisirs et trop de souffrances et qui rêvent de trouver une compensation dans l’autre monde ? On comprend que, grandis dans les préjugés, peu confiants dans la science qui les a si souvent trompés, guidés par le sentiment plutôt que par la pensée, ils repoussent une explication qui leur ôte le dernier espoir. Mais que dire de ces révolutionnaires qui, depuis le siècle passé jusqu’à nos jours, chaque fois qu’ils entendent pour la première fois une explication naturelle des actions humaines (la théorie de l’égoïsme si l’on veut) s’empressent d’en tirer la même conclusion que le jeune nihiliste dont nous parlions au début et qui s’empressent de crier : " A bas la morale ! " Que dire de ceux qui après s’être persuadés que l’homme n’agit d’une manière ou d’une autre que pour répondre à un besoin de sa nature, s’empressent d’en conclure que tous les actes sont indifférents ; qu’il n’y a plus ni bien, ni mal ; que sauver, au risque de sa vie, un homme qui se noie, ou le noyer pour s’emparer de sa montre, sont deux actes qui se valent ; que le martyr mourant sur l’échafaud pour avoir travaille à affranchir l'humanité, et le petit coquin volant ses camarades, se valent l’un et l’autre – puisque tous les deux cherchent à se procurer un plaisir? Si encore ils ajoutaient qu’il ne doit y avoir ni bonne ni mauvaise odeur ; ni parfum de la rose ni puanteur de l’assa foetida, parce que l’un et l’autre ne sont que des vibrations de molécules ; qu’il n’y a ni bon ni mauvais goût parce que l’amertume de la quinine et la douceur d’une goyave ne sont encore que des vibrations moléculaires ; qu’il n’y a ni beauté, ni laideur physiques, ni intelligences, ni imbécillité, parce que beauté et laideur, intelligence ou imbécillité ne sont encore que des résultats de vibrations chimiques et physiques s’opérant dans les cellules de l’organisme ; s’ils ajoutaient cela, on pourrait encore dire qu’ils radotent, mais qu’ils ont, au moins, la logique du fou. Mais puisqu’ils ne le disent pas, – que pouvons-nous en conclure ? Notre réponse est simple. Mandeville qui raisonnait de cette façon en 1723 dans la " Fable des Abeilles ", le nihiliste russe des années 1S68-70, tel anarchiste parisien de nos jours raisonnent ainsi parce que, sans s’en rendre compte, ils restent toujours embourbes dans les préjuges de leur éducation chrétienne. Si athéistes, si matérialistes ou si anarchistes qu’ils se croient, ils raisonnent exactement comme raisonnaient les pères de l'Église ou les fondateurs du bouddhisme. Ces bons vieux nous disaient en effet : " L’acte sera bon s’il représente une victoire de l’âme sur la chair ; il sera mauvais si c’est la chair qui a pris le dessus sur l’âme ; il sera indifférent si ce n’est ni l’un ni l’autre. Il n’y a que cela pour juger si l’acte est bon ou mauvais. " Les pères de l'Église disaient : " Voyez les bêtes ; elles n’ont pas d’âme immortelle : leurs actes sont simplement faits pour répondre à un des besoins de la nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir chez les bêtes ni bons ni mauvais actes ; tous sont indifférents ; et c’est pourquoi il n’y aura pour les bêtes ni paradis ni enfer – ni récompense ni châtiment " et nos jeunes amis de reprendre le refrain de Saint- Augustin et de Saint-Çakyamouni et de dire : " L’homme n’est qu’une bête, ses actes sont simplement faits pour répondre à un besoin de sa nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir pour l’homme ni bons ni mauvais actes. Ils sont tous indifférents. " C’est toujours cette maudite idée de punition et de châtiment qui se met en travers de la raison ; c’est toujours .cet héritage absurde de l’enseignement religieux professant qu’un acte est bon s’il vient d’une inspiration surnaturelle et indifférent si l’origine surnaturelle lui manque. C’est encore et toujours chez ceux mêmes qui en rient le plus fort, l’idée de l’ange sur l’épaule droite et du diable sur l’épaule gauche. " Chassez le diable et l’ange et je ne saurai plus vous dire si tel acte est bon ou mauvais, car je ne connais pas d’autre raison pour le juger. " Le curé est toujours là avec son diable et son ange et tout le vernis matérialiste ne suffit pas pour le cacher. Et, ce qui est pire encore, la juge, avec ses distribution de fouet aux uns et ses

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la pensée, se transforment d'abord en habitudes instinctives, puis en règle de vie. Voici donc comment se constitue une éthique propre. La morale
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