Ebisu Études japonaises 52 | 2015 Patrimonialisation et identités en Asie orientale La glocalisation de la protection du patrimoine folklorique : l’exemple des coutumes liées à la riziculture dans le nord de la péninsule de Noto グローカル化する民俗文化財保護―奥能登の稲作民俗を事例として - The Glocalization of Folklore Heritage Preservation. A Case Study: Rice Growing Customs in the North of the Noto Peninsula Akira Kikuchi Traducteur : Jean-Michel Butel Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ebisu/1694 DOI : 10.4000/ebisu.1694 ISSN : 2189-1893 Éditeur : Institut français de recherche sur le Japon (UMIFRE 19 MAEE-CNRS), Maison franco-japonaise Édition imprimée Pagination : 233-289 ISSN : 1340-3656 Référence électronique Akira Kikuchi, « La glocalisation de la protection du patrimoine folklorique : l’exemple des coutumes liées à la riziculture dans le nord de la péninsule de Noto », Ebisu [En ligne], 52 | 2015, mis en ligne le 20 septembre 2015, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ebisu/1694 ; DOI : 10.4000/ebisu.1694 © Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise RÉSUMÉS | 要旨 | ABSTRACTS | La glocalisation de la protection du patrimoine folklorique L’exemple des coutumes liées à la riziculture dans le nord de la péninsule de Noto. K Akira グローカル化する民俗文化財保護 −奥能登の稲作民俗を事例として− 菊地 暁 The Glocalization of Folklore Heritage Preservation. A Case Study: Rice Growing Customs in the North of the Noto Peninsula K Akira 、 Mots-clés : Patrimoine, protection naise ». Nous prenons pour exemple le du patrimoine, Noto, riziculture, rizière cas de ce « paysage culturel » que sont les en terrasse, paysage culturel, Ae no koto, rizières en terrasses du nord de la pénin- Unesco, glocalisation. sule de Noto (département d’Ishikawa) et la fête « archaïque » de remerciement L’auteur : Kikuchi Akira est assistant de pour les récoltes qui s’est transmise dans recherche à l’Institute for Research in cette région (Ae no koto, ou « Fête de la ré- Humanities de l’université de Kyoto. Il ception »). L’analyse des changements ré- conduit ses recherches sur le « système cents permet d’observer les évolutions de ethnographique » japonais moderne. l’identité culturelle dans le Japon contem- http://www.zinbun.kyoto-u.ac.jp/zin- porain, évolutions auxquelles contribue le bun/members/private/kikuchi_list.htm système de préservation du patrimoine culturel, et la dynamique complexe – que Résumé : Dans cet article, nous envi- nous appellerons « glocalisation » dans ce sageons la question du patrimoine et texte – selon laquelle le « global » vient de sa protection en nous focalisant sur finement interférer pour finalement ame- certaines coutumes liées à la riziculture, ner le « local » sur le devant de la scène. « substrat de la culture de la nation japo- Ebisu 52 | | RÉSUMÉS | 要旨 | ABSTRACTS 、 キーワード 要旨 文化財、保護制度、能登半島、稲作、棚田、 本稿は、文化財とその保護制度を、日本の民 千枚田、文化的景観、アエノコト、ユネスコ、 族文化の根幹と称される「稲作民俗」を中心 グローカル化 として考察する。事例として取り上げるのは、 石川県奥能登地方の文化的景観である「棚田 著者 (千枚田)」、そしてその地に伝承された「ア 菊地暁は京都大学人文科学研究所助教。研究 ルカイックな」収穫感謝祭「アエノコト」で テーマは近代日本における民俗誌的実践の総 ある。こうした事例の検証から、現代日本に 合的研究。 おける文化的アイデンティティとその文化財 http://www.zinbun.kyoto-u.ac.jp/zinbun/ 保護制度上における展開、その「グローバル members/private/kikuchi_list.htm なるもの」が奇妙に交錯して結果的に「ロー カルなるもの」を前景化させるという複雑な ダイナミズム――これを本稿では「グローカ ル化」と称する――を展望することが課題で ある。 、 Keywords: Cultural property, Abstract: This paper will explore the Law for the Preservation of Cultural issue of heritage and its preservation Property Heritage, Heritage Protection, through an analysis of certain customs Noto, Rice Growing, Terraced Rice relating to rice growing, the “substrate Field, Cultural Landscape, Ae no koto, of Japanese culture”. It will focus on the UNESCO, Glocalization. “cultural landscape” formed by the ter- raced rice fields of the Noto Peninsula The Author: Kikuchi Akira is a re- (Ishikawa Prefecture), and the “archaic” search associate at the Institute for local thanksgiving festival (Ae no koto or Research in Humanities, Kyoto Uni- “receiving festival”). An analysis of recent versity. His main research interest lies changes will highlight the evolution in in the study of the modern Japanese contemporary Japan’s cultural identity. ethnographic system. These mutations are influenced by both http://www.zinbun.kyoto-u.ac.jp/zin- the system for preserving cultural heri- bun/members/private/kikuchi_list.htm tage and the complex dynamic—referred to here as “glocalization”—in which the “global” becomes entangled with, and ul- timately gives prominence to, the “local”. La glocalisation de la protection du patrimoine folklorique L’exemple des coutumes liées à la riziculture dans le nord de la péninsule de Noto KIKUCHI Akira 菊地暁* I. Le système japonais de protection du patrimoine et sa glocalisation L’histoire du système japonais de protection du patrimoine pourrait se résumer à l’histoire de l’extension de la déinition des objets à protéger (Bunkazai hogo iinkai 1960 ; Bunkachō 2001). Pour le régime de Meiji, obnubilé par l’idée de donner au pays l’allure d’un État moderne, il s’agis- sait en premier lieu, tout en cherchant avec avidité à acquérir les fruits de la civilisation occidentale, de proclamer haut et fort le caractère unique de la culture japonaise (Takagi 1997). Le développement progressif et impres- sionnant du système de protection du patrimoine s’est efectué dans le pro- longement de cette logique. Voyons rapidement les évolutions du cadre légal de protection du patri- moine et les objets auxquelles celle-ci s’est peu à peu appliquée1. Le premier * Université de Kyoto 京都大学. 1. La liste des lois et mesures évoquées ci-dessous est consultable dans Bunkachō (2001). Pour les mesures légales actuelles, voir la base de données en ligne des lois et ordonnances (Hōrei dēta teikyō shisutemu 法令(cid:963)ータ提供シス(cid:962)(cid:988), http://law.e-gov. go.jp/cgi-bin/idxsearch.cgi ; consultation le 2 septembre 2014). Voir également le texte d’Inada Takashi dans ce numéro. Ebisu 52 | 2015 | p. 233-289 234 | KIKUCHI Akira | La glocalisation de la protection du patrimoine folklorique dispositif légal (le décret pour la Conservation des antiquités2) date de 1871 (soit quatre ans après la Restauration impériale) et pointait des objets à protéger d’une grande diversité puisqu’ils relevaient de l’art, de l’artisanat, de l’architecture ou des pratiques populaires. Il se réduisait toutefois en réalité à l’énonciation d’une liste sans portée concrète. Le premier système réellement eicace fut mis en place par la loi de Conservation des anciens sanctuaires et temples3 de 1897. La protection du patrimoine commença donc au Japon par les biens culturels matériels4 que constituaient la sta- tuaire et l’architecture bouddhiques des anciens édiices religieux. En 1919, fut ajoutée à ce système la catégorie de « monument5 » ; en 1933, la loi de Conservation des trésors nationaux6 élargit la notion de bien culturel maté- riel pour pouvoir s’appliquer aux objets n’appartenant pas aux seuls édiices religieux, mais aussi à des particuliers ou à des personnalités juridiques7. Les diférents dispositifs mis en place avant-guerre furent uniiés avec la loi de Protection des biens culturels8 de 1950 qui, parallèlement aux « biens culturels matériels » (art, architecture…) et aux « monuments » (sites historiques, lieux célèbres, paysages, espèces naturelles…), introdui- sait la catégorie de « bien culturel immatériel9 » ain de prendre en compte les arts performatifs (danses, arts de la scène…). Cette loi fut régulière- ment révisée par la suite, chaque révision apportant une nouvelle catégo- rie : « document folklorique » en 1954 (renommée en 1975 « bien culturel 2. Koki kyūbutsu hozon-kata 古器旧物保存方. Voir note 1 du texte d’Inada Takashi dans ce numéro. 3. Koshaji hozon-hō 古社寺保存法. 4. Yūkei bunkazai 有形文化財. 5. Kinenbutsu 記念物. Loi de Conservation des sites et monuments historiques, des lieux célèbres et des monuments ou espèces naturels (Shiseki meishō tennen kinenbutsu hozonhō 史蹟名勝天然記念物保存法). Sur cette notion de « monument » compris au sens très large d’objet commémoratif ou représentatif, et pas uniquement architectural, voir la contribution d’Inada Takashi dans ce numéro. 6. Kokuhō hozon-hō 国宝保存法. 7. L’administration du patrimoine culturel se développa également à cette même époque pour couvrir les territoires colonisés ou administrés par l’Empire japonais, mais cette extension soulève des questions trop complexes pour pouvoir être traitée rapide- ment ici. On pourra se reporter à l’article d’Arnaud Nanta dans ce numéro. 8. Bunkazai hogo-hō 文化財保護法. 9. Mukei bunkazai 無形文化財. PATRIMONIALISATION ET IDENTITÉS EN ASIE ORIENTALE NUMÉRO THÉMATIQUE | 235 folklorique »), « ensemble de bâtiments traditionnels » et « techniques de restauration et de conservation des biens culturels » en 1975, « bien culturel matériel classé » en 1996, « paysage culturel » et « savoir-faire populaire » en 200410. Patrimoine tangible ou intangible, fait naturel ou artéfact pro- duit par l’homme, tous les phénomènes qui prennent place sur le territoire japonais entrent désormais, potentiellement en tout cas, dans le champ du système de protection du patrimoine. C’est ainsi qu’une grande diversité de mesures de protection ont été prises – je ne discuterai pas ici de leur eica- cité pratique – par le gouvernement japonais11. L’élargissement de la déinition du patrimoine à préserver relète certes les circonstances historiques et les inquiétudes du siècle : attention portée à un territoire dévasté par la guerre, sentiment de danger face à la disparition des coutumes durant la période de la haute croissance économique… On peut toutefois y ajouter une nouvelle cause depuis peu : l’inluence d’un système de protection mondialisé. « Patrimoine mondial12 » et « Patrimoine culturel immatériel » de l’Unesco13, « Systèmes ingénieux du patrimoine 10. 1954 : Minzoku shiryō 民俗資料 (1975 : Minzoku bunkazai 民俗文化財). 1975 : Dentōteki kenzōbutsu-gun 伝統的建造物群, Bunkazai hozon shūfuku gijutsu 文化財保存 修復技術. 1996 : Yūkei tōroku bunkazai 有形登録文化財. 2004 : Bunkateki keikan 文化的景観, Minzoku gijutsu 民俗技術. La catégorie « ensemble de bâtiments tradi- tionnels » veut permettre de désigner, au-delà d’édiices particuliers, tout un ensemble de bâtiments dans un environnement remarquable de par son caractère historique. « Techniques de restauration et de conservation des biens culturels » a pour objectif la préservation de techniques et de savoir-faire nécessaires à la restauration du patrimoine culturel artistique, artisanal ou architectural. « Bien culturel matériel classé » permet de prendre en compte du patrimoine tangible (en particulier architectural) qui était mal couvert par les dispositions précédentes. Il vise à faciliter l’enregistrement du patrimoine et sa conservation par le propriétaire lui-même. « Savoir-faire populaire » s’applique à des techniques uniques transmises au sein du peuple, des procédés autochtones de forage de puits par exemple. Pour la notion de « paysage culturel », voir la section II-2 ci- dessous. Sur toutes ces déinitions, voir les explications très complètes d’Inada Takashi dans ce numéro. 11. C’est aujourd’hui l’agence de la Culture qui gère le système de protection du patri- moine culturel. Voir son site, www.bunka.go.jp. 12. Pour ce que renferme la notion de « World Heritage » voir le site de l’Unesco, http://whc.unesco.org. 13. Voir la section III-2 de cet article. Ebisu 52 | 236 | KIKUCHI Akira | La glocalisation de la protection du patrimoine folklorique agricole mondial » de la FAO14, « Géoparc mondial15 »… L’intérêt pour les diférents systèmes de protection du patrimoine qui chapeautent le « monde » va grandissant, et la tendance est de plus en plus forte, chez les citoyens comme chez les administratifs, à chercher à faire connaître son patrimoine particulier au monde entier. Il y a sans doute lieu de se féliciter de l’intérêt accru que suscite le patri- moine. Pourtant, si cet intérêt se résume inalement au développement du tourisme à l’occasion d’un classement, il y a alors un dévoiement des objec- tifs fondamentaux du système de conservation du patrimoine dont on a déjà pu constater des exemples (Iwamoto 2013, Sataki 2009, Nakamura 2006). Les motivations pour la reconnaissance comme patrimoine connaissent par ailleurs des degrés variables, les diférences suscitant souvent des conlits au sein de la société. Comment répartir les bénéices symboliques et inanciers suscités par le classement au titre de patrimoine ? Sur qui faire reposer les coûts liés à la conservation et de quelle manière ? Cet ancien nouveau pro- blème de la gestion du patrimoine rencontre de nouveaux développements sur la scène de la mondialisation. Dans cet article, nous envisagerons ces questions en nous focalisant sur certaines coutumes liées à la riziculture, dont on a généralement fait le subs- trat de la culture nationale japonaise. Nous prendrons comme exemple le cas de ce « paysage culturel » que sont les rizières en terrasses16 du nord de la péninsule de Noto17, dans le département d’Ishikawa (ig. 1 et 2), et la fête « archaïque » de remerciement pour les récoltes qui s’est transmise dans cette région (Ae no koto ou « Fête de la réception ») (ig. 3). Nous nous appuierons sur cette analyse pour observer les évolutions de l’identité 14. « Globally Important Agricultural Heritage System », http://www.fao.org/giahs/en/. 15. À propos du Réseau mondial des géoparcs (Geopark Global Network), voir par exemple www.unesco.org/new/fr/natural-sciences/environment/earth-sciences/global-geoparks/. 16. Tanada 棚田 (« rizières en étagère ») ou senmaida 千枚田 (« mille rizières ») ; voir photographie 2. « Mille rizières » est une expression qui insiste sur le caractère fractionné de ce type de paysage. Le nombre n’est bien sûr pas à prendre au pied de la lettre. 17. Voir la carte (ig. 1). Cette péninsule, un cul-de-sac dans une région relativement éloignée des grands centres de production de la culture nationale, a régulièrement attiré l’intérêt des ethnologues japonais, qui y ont vu – éloignement géographique valant pour distance temporelle – un réservoir à reliquats permettant de remonter à des stades anciens de la culture japonaise. PATRIMONIALISATION ET IDENTITÉS EN ASIE ORIENTALE NUMÉRO THÉMATIQUE | 237 culturelle dans le Japon contemporain, évolutions auxquelles contribue le système de conservation du patrimoine culturel, et la dynamique complexe – que nous appellerons « glocalisation » dans ce texte – selon laquelle le « global » vient inement interférer pour amener le « local » sur le devant de la scène18. II. Les enjeux de la labellisation en « paysage culturel » : l’exemple des rizières en terrasses de Shiroyone II-1 Autour de l’engouement pour les rizières en terrasses Les années 1990 virent l’émergence d’un véritable engouement pour les rizières en terrasses19. « Paysage primordial des villages agricoles japonais », « monument à la mémoire du labeur des paysans japonais », « pyramides paysannes », « champs sacrés20 »… les rizières en terrasses, afublées de jolies formules, irent soudain leur apparition dans les médias, les revues ou les albums de photographies (ig. 4). De nombreuses institutions se créèrent dans ce mouvement et l’on eut droit à un « Sommet des rizières en ter- rasses21 », étayé par l’institution d’une « Société d’étude des rizières en ter- rasses22 ». Emportées dans le courant de la mode pour les thérapies et les spiritualités douces (healing) que l’on connaissait depuis les années 1980, les rizières en terrasses apparurent comme un lieu symptomatique de la rencontre entre une « nature » généreuse et la « tradition ». 18. Nous nous inspirons sur le plan théorique plus particulièrement d’Appadurai (1996), Bhabha (1994), Cliford (1997) et Urry (1990). 19. Sur ce type de rizières au Japon voir Nakajima (1999). 20. Sacred ield, en anglais dans le texte. 21. Tanada samitto 棚田サ(cid:987)ッ(cid:964), sommet organisé par la Conférence nationale des ri- zières en terrasses (mille rizières) (Zenkoku tanada (senmaida) renraku kyōgikai 全国棚田 (cid:674)千枚田(cid:675)連絡協議会), active à partir de 1995 et dont l’objectif est de réunir les respon- sables des municipalités possédant des rizières en terrasses ainsi que de favoriser leurs échanges dans le but d’en assurer la conservation et l’activité. Voir leur site (en japonais uniquement) : http://www.yukidaruma.or.jp/tanada/zt_presen.htm. 22. Fondée en 1999, la Rice Terrace Research Association (jap. Tanada gakkai 棚田学会) réunit des chercheurs issus de diférentes disciplines et possédant un intérêt pour ce type de rizières ; http://www.tanadagakkai.com (en japonais). Ebisu 52 | 238 | Fig. 1 Localisation des Mille rizières de Shiroyone, région de Noto, département d’Ishikawa. | 239 Fig. 2 Le paysage des Mille rizières de Shiroyone (septembre 2003, photo de l’auteur). Ebisu 52 |
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