Littérature : jeudi 7 novembre 2016 "ANTIGONE". Jean Anouilh. 1944 - L’AUTEUR - RÉSUMÉ - ÉTUDE DES PERSONNAGES - Antigone - Créon - Ismène - CLÉS DE LECTURE De Sophocle à Anouilh Antigone et la Résistance • Le point de vue de l’auteur • Devoir de conscience versus devoir de loi • Une polémique qui touche jusqu’aux détails • Portée politique - La postérité d’Antigone : Pièce régulièrement jouée Henry Bauchau, Sorj CHalandon. 1 Jean Anouilh Voir les ouvrages L'écrivain et dramaturge français, Jean Anouilh, est né à Bordeaux le 23 juin 1910. Son père est tailleur et sa mère musicienne. En 1921, Il entre au lycée Chaptal à Paris. En 1928, Il découvre la pièce de Cocteau "Les Mariés de la Tour Effel" et savoure la poésie dans le théâtre. Il éprouve « l’illumination >> en assistant à la pièce de Giraudoux, "Siegfried", à la Comédie des Champs Elysées. Anouilh travaille d'abord dans une agence de publicité, pendant deux ans. (anecdote) A ses côtés, Jean Aurenche, Jacques Prévert. En 1929 et 1930, Jean Anouilh devient secrétaire pour le comédien Louis Jouvet, alors que ce dernier officie à la Comédie des Champs-Elysées. Mais leur relation de travail est très tendue, d'autant que Jouvet sous-estime beaucoup les capacités et attentes littéraires de Jean Anouilh. En 1931, il se marie avec Monelle Valentin, qui incarnera notamment Antigone en 1944. Ils ont une fille en 1934, qui sera elle aussi comédienne, et créera la pièce que son père lui a tout spécialement écrite, Cécile ou l'Ecole des pères (1954). En 1953, Jean et Monelle divorcent. Anouilh se remarie avec Nicole Lançon, une autre comédienne. Non seulement ils travaillent ensemble, mais ils vont avoir trois enfants. En 1932, la première pièce d'Anouilh connaît un échec : il s'agit d'Humulus le muet. Quelques mois plus tard sort L'Hermine. Mais il faut attendre 1937 pour que Jean Anouilh connaisse son premier véritable succès littéraire, avec le triomphe du Voyageur sans bagage au théâtre des Mathurins. En 1938, le dramaturge connaît à nouveau le succès avec le Bal des voleurs. C'est le début d'une longue et prolifique collaboration avec André Barsacq, son metteur en scène et conseiller pendant plus de quinze ans. 2 Mais surtout, Anouilh crée Antigone le 4 février 1944, au théâtre de l'Atelier. Sa pièce majeure est inspirée par la situation de la seconde guerre mondiale et de l'Occupation allemande, et n'a jamais cessé d'être reprise depuis. Sans pour autant avoir de position officielle durant le conflit, Anouilh va déclarer la chose suivante : « L'Antigone de Sophocle, lue et relue, et que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre ». En effet, le mythe d'Antigone vient d'abord des Grecs antiques, et plus spécifiquement de la tragédie écrite par Sophocle. Mais en temps d'occupation, la jeune Antigone devient le symbole de la Résistance. Si la première représentation est un échec, la postérité en revanche va faire un triomphe à cette pièce, désormais la plus jouée de l'écrivain. Lorsque la guerre s'achève, Anouilh s'insurge contre l'épuration. Il se joint par exemple à de nombreux intellectuels et célébrités de l'époque (Camus, Mauriac, Colette...) pour sauver Brasillach, et écrit en 1945 : « J'avoue avoir une certaine compassion pour les vaincus et redoute les excès de l'épuration ». L'écrivain écrit beaucoup dans la période qui suit, et les succès vont s'enchaîner : L'Invitation au château, L'Alouette, Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes et Beckett ou l'Honneur de Dieu. Anouilh meurt le 3 octobre 1987 à Lausanne. • En plus de ses propres œuvres, l'écrivain a traduit et adapté plusieurs pièces d'auteurs étrangers, dont : (1952) Comme il vous plaira et Le Conte d'hiver de Shakespeare (1954), Il est important d'être aimé d'Oscar Wilde (1957) : La Nuit des Rois de Shakespeare (1962), L'Amant complaisant de Graham Greene (1965), Richard III de Shakespeare. • De même, Anouilh a travaillé en tant que scénariste et dialoguiste sur plusieurs projets : 1937 : Le Gagnant d'Yves Allégret 1937 : La Citadelle du silence de Marcel L'Herbier 1948 : Anna Karénine de Julien Duvivier ... • Il a de même participé à des opéras, soit parce que ses pièces étaient adaptés, soit pour le livret. 3 Antigone : tragédie de Jean Anouilh (1944), mais d’abord une légende thébaine. Jean Anouilh a écrit cette pièce en 1942. Celle-ci fut créée le 4 février 1944 au théâtre de l'Atelier à Paris, dans une mise en scène d'André Barsacq. Elle a été publiée en 1946, aux éditions de la table Ronde et figure dans les Nouvelles pièces noires parues la même année. De l'Antigone de Sophocle (441 avant Jésus-Christ) à celle de Jean Anouilh Antigone appartient aux légendes attachées à la ville de Thèbes. Elle est l'une des enfants nés de l'union incestueuse du roi de Thèbes Œdipe et de sa propre mère, Jocaste. Antigone est la sœur d'Ismène, d'Etéocle et de Polynice. Elle fait preuve d'un dévouement et d'une grandeur d'âme sans pareils dans la mythologie. Quand son père est chassé de Thèbes par ses frères et quand, les yeux crevés, il doit mendier sa nourriture sur les routes, Antigone lui sert de guide. Elle veille sur lui jusqu'à la fin de son existence et l'assiste dans ses derniers moments. Puis Antigone revient à Thèbes. Elle y connaît une nouvelle et cruelle épreuve. Ses frères Etéocle et Polynice se disputent le pouvoir. Ce dernier fait appel à une armée étrangère pour assiéger la ville et combattre son frère Etéocle. Après la mort des deux frères, Créon, leur oncle prend le pouvoir. Il ordonne des funérailles solennelles pour Etéocle et interdit qu'il soit donné une sépulture à Polynice, coupable à ses yeux d'avoir porté les armes contre sa patrie avec le concours d'étrangers. Ainsi l'âme de Polynice ne connaîtra jamais de repos. (cid:1) La pièce de Sophocle (441 avant Jésus-Christ) commence lorsqu'Antigone décide de braver l'interdiction de son oncle Créon et d'ensevelir le corps de son frère Polynice. C'est de ce texte de Sophocle que va s'inspirer Anouilh pour écrire Antigone en 1942 : " l'Antigone de Sophocle, lue et relue et que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre". 4 Résumé de la pièce Antigone est une tragédie moderne en prose « adaptée » du texte antique de Sophocle. Parue en 1944 sous l'Occupation, la pièce est agréée par la censure hitlérienne, qui voit dans la victoire de Créon la justification de l’ordre établi. Après un premier accueil glacial, elle connait un immense succès, probablement parce que la jeunesse, à l’inverse de l’occupant nazi, voit davantage dans le message de l’auteur une héroïne admirable qui ose se lever face à l’autorité qu’une acceptation du pouvoir en place. Les nombreux anachronismes de la pièce et le fait qu’elle se présente sous forme d’une suite ininterrompue de dialogues sans aucune division formelle l’éloignent du théâtre traditionnel français. Aujourd’hui encore, la pièce suscite un intérêt extraordinaire, tout idéaliste pouvant trouver en Antigone un écho à sa quête de pureté et d’absolu. Quatre parties : LA TRANSGRESSION Nièce de Créon, le roi de Thèbes, Antigone rentre au palais à l’aube, après avoir enterré son frère, Polynice, malgré l’interdiction promulguée dans l’édit de son oncle, qui a promis la mort à quiconque enfreindrait cette loi. La jeune fille rassure sa nourrice, inquiète du comportement de sa petite préférée, en lui cachant la vérité. Celle-ci tente quant à elle de consoler Antigone qui, fragilisée, cherche une forme de réconfort enfantin. Antigone cache également son acte à sa sœur ainée, Ismène, mais celle-ci s’inquiète quand elle comprend que sa sœur ira enterrer son frère contre l’avis royal : elle ne sait pas encore qu’Antigone a déjà commis l’irréparable. Malgré leur dialogue non dénué de tendresse, la rivalité entre les deux jeunes femmes apparait au grand jour. Antigone fait par ailleurs jurer à Hémon, son fiancé et le fils de Créon, de ne lui poser aucune question sur son refus de l’épouser, après quoi elle le congédie. Lorsque la jeune femme revient auprès de sa sœur, celle-ci tente de la convaincre de ne pas aller enterrer Polynice, arguant que son frère ne l’aimait pas : Antigone lui avoue alors que c’est déjà fait. L'AVEU Un garde apprend à Créon que le corps de Polynice a été en partie recouvert de terre. Le roi choisit d’éviter le scandale en faisant promettre au garde et à ses compagnons de garder sous silence cet acte de rébellion Mais Antigone est surprise en train de recouvrir le corps de Polynice, qu’elle n’avait pu complètement ensevelir la nuit. Les gardes l’amènent donc chez le roi qui, stupéfait, découvre sa nièce, menottes aux poignets. Créon va dès lors tout tenter pour lui éviter la mort. Il lui propose d’abord d’étouffer l’affaire et de prétendre à un caprice d’enfant, mais Antigone lui rétorque qu’elle a agi en toute connaissance de cause et qu’elle recommencera si Créon la libère. Il lui prouve ensuite l’absurdité des rites religieux, mais elle lui répond qu’elle ne l’a fait que« pour elle ». Créon lui explique alors la difficulté de gouverner et les raisons politiques et sociales pour lesquelles il a été obligé d’éditer ce décret. Il lui demande de le comprendre. Mais Antigone refuse de l’écouter : « Je ne veux pas comprendre… Je suis là pour vous dire non et pour mourir. » 5 LA MOÏRA Alors, Créon, comme ultime argument, lui dévoile la véritable histoire de ses deux frères indignes, « qui se sont égorgés comme deux petits voyous qu’ils étaient, pour un règlement de comptes… ». Antigone, cette fois, vacille en apprenant que Polynice n’était qu’« un petit fêtard imbécile, un petit carnassier dur et sans âme », y compris à l’égard de son père, Oedipe, qu’elle vénérait. Créon, voulant asseoir sa victoire, lui donne alors sa définition du bonheur, mais, à ce mot, Antigone redevient la petite fille rebelle qu’elle n’a jamais cessé d’être et met en pièces le raisonnement de Créon : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur. » « Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! », s’exclame-t-elle alors, faisant preuve d’une logique obstinée, voire aveugle, sans aucun compromis. C’est à ce moment qu’arrive Ismène qui se propose de mourir avec sa sœur. Celle-ci refuse, prétextant qu’il est trop tard : « Tu ne te figures pas que tu vas mourir avec moi maintenant. Ce serait trop facile », assène-t- elle, faisant allusion à un de leurs échanges, alors qu’Ismène refusait de souffrir. Excédé par le comportement provocant d’Antigone, Créon renonce à la sauver et appelle ses gardes. « Enfin », s’écrie-t-elle : elle mourra en accomplissant son destin, la moïra. Créon doit alors subir les reproches du chœur, qu’il rejette : « C’est elle qui voulait mourir. Aucun de nous n’était assez fort pour la décider à vivre. » Il reste ensuite inflexible devant la tentative désespérée d’Hémon de sauver sa fiancée, en se rangeant derrière le légalisme de sa fonction de roi : « Je suis le maitre avant la loi. Plus après. » De son côté, seule avec un garde, Antigone lui dicte une lettre qu’il devra remettre à Hémon, lettre dans laquelle elle avoue : « Je ne sais plus pourquoi je meurs… » LA MORT D'ANTIGONE C’est le messager qui viendra annoncer l’effroyable nouvelle. Antigone, condamnée à être emmurée vivante afin qu’elle ne souille pas la ville de son sang, a préféré se pendre dans son tombeau, avec sa ceinture. Arrivé trop tard, Hémon s’est jeté dans les bras sans vie de sa fiancée. Parvenu à son tour sur les lieux du drame, Créon tente de relever son fils qui ne l’entend plus. Hémon se redresse et lui crache au visage, puis « le regarde avec ses yeux d’enfant, lourds de mépris », avant de se plonger l’épée dans le ventre. Le messager annonce enfin la mort d’Eurydice, la femme de Créon, qui s’est tranché la gorge en silence quand elle a appris la mort de son fils. Créon reste donc seul, avec son petit page. Il va se rendre au conseil puisqu’il est le roi. Quant aux gardes, eux, « c’est pas leurs oignons, ils continuent à jouer aux cartes ». 6 Étude des personnages. (cid:2) Antigone : Dans le prologue, Anouilh la décrit : • physiquement, comme étant une « jeune fille noiraude », « petite [et] maigre » aux « yeux graves » et au « sourire triste », « ses bras entourant ses genoux » ; • moralement, c'est une rêveuse, elle est « renfermée » : « Personne ne [la prend] au sérieux dans la famille. » Ainsi, Antigone n’est pas ce que l’on peut appeler une belle femme, à l’inverse de sa sœur. Celle-ci lui dit d’ailleurs : « Pas belle comme nous, mais autrement », ce qui sous-entend qu’Antigone a une beauté bien à elle. Même sa nourrice qui l’adore dit d'elle : « Mon Dieu, cette petite, elle n’est pas assez coquette. » Sa beauté est donc intérieure. Son physique ingrat, de « moineau », comme lui assène Créon, se double de gravité et de tristesse qui transparaissent à travers ses yeux et son sourire. La position fœtale accentue encore son malaise physico-moral, caractéristique d’un isolement, d’un repli sur soi et d’un besoin de sécurité. Cette position est un prélude à sa véritable naissance : elle la quittera pour « se dresser seule en face du monde ». La véritable Antigone accroche donc par sa personnalité, que Créon décrit comme « l’orgueil d’Oedipe », en ajoutant que « le malheur humain, c’était trop peu ». Et de fait, Antigone avouera, à court d’arguments devant son oncle, que cet acte d’ensevelir son frère, elle ne l’a fait « pour personne », sinon pour elle. Par cette affirmation, elle revendique dès lors sa liberté totale même si, face à la mort, elle prend conscience de sa solitude (« toute seule ») et de ses peurs (« je ne sais plus pourquoi je meurs. J’ai peur… »). La mort l’attire comme la conclusion sublime d’un idéal démesuré, mais, finalement, l’angoisse. Antigone est également une rebelle, une révoltée, et ce depuis son enfance. Elle pousse cette rébellion à son paroxysme dans son dialogue avec Créon : « Je ne veux pas comprendre… Je suis là pour vous dire non et pour mourir » ; « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur » ; « Moi, je veux tout, tout de suite, ou alors je refuse ! » Ces trois phrases prononcées par Antigone sont de véritables provocations qui pousseront Créon à maintenir la sentence de mort. Le dernier extrait est peut-être celui qui caractérise le mieux la jeune fille : entière, refusant le moindre compromis et confondant malheureusement par la même occasion compromis et compromission. Entière et idéaliste donc, mais un idéalisme démesuré qu’elle paiera de sa vie. Et pourtant, Antigone est une vraie passionnée de la vie, de la vraie vie. Elle adore se lever tôt à l’aube : « C’est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes » ; « Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l’air froid sur sa peau nue ? » Mais, comme tous les passionnés, elle est éternellement insatisfaite. Elle ne sait pas apprécier le bonheur parce que l’instant suivant l’effraie. Ainsi, elle dit à Hémon : « Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt ? 7 Cette phrase peut également trouver son sens dans l’acceptation par Antigone de son destin tragique. Héritière des Labdacides, elle sait que sa moïra (son destin) ne se réalisera que dans l’accomplissement de la malédiction qui frappe sa famille. Elle restera donc fidèle à Oedipe, son père, par fidélité filiale : « Oui, je suis laide !... Papa n’est devenu beau qu’après, quand il a été bien sûr, enfin, qu’il avait tué son père, que c’était bien avec sa mère qu’il avait couché, et que rien, plus rien, ne pouvait le sauver. » On retrouve également cette fidélité dans son acte désespéré d’ensevelir son frère - « les Labdacides » : Ceux-ci furent voués à un destin tragique à cause d'une malédiction qui frappa Laïos, fils de Labdacos et père d'Oedipe. Avant de devenir roi de Thèbes, Laïos, en exil au royaume de Pise, tomba amoureux du jeune fils de son hôte, le roi Pélops, et l'enlèva. Cet acte provoqua la colère d'Héra et entraîna une longue série de drames, qui marqueront le destin Oedipe et de toute la . lignée des Thébains (cid:2) Créon : Dans le prologue, Anouilh le décrit : • physiquement, comme étant un « homme robuste » aux « cheveux blancs ». « [I]l a [également] des rides » et « [...] est fatigué » ; • moralement, il est le roi. « Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, il aimait la musique, les belles reliures », mais depuis qu’il est roi, « il a retroussé ses manches. Au matin, il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée ». Anouilh présente Créon comme un homme usé et fatigué qui ne s’attendait pas à régner. Il aura fallu la mort d’Oedipe et de ses deux fils pour qu’il accède au pouvoir royal, tâche pour laquelle il n’était pas préparé, mais dont il va s’acquitter du mieux qu’il peut : « Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j’aimais autre chose dans la vie que d’être puissant. » Consciencieux certes, il est toutefois plus besogneux qu’ambitieux : « Moi, je m’appelle seulement Créon, Dieu merci. J’ai mes deux pieds sur terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches, et, puisque je suis roi, j’ai résolu, avec moins d’ambition que ton père, de m’employer tout simplement à rendre l’ordre de ce monde un peu moins absurde, si c’est possible. » Par cette phrase, il reconnait son manque d’audace. Au nom du bon sens, il prône l’accommodement tout en avouant avoir entretenu d’autres idéaux : « J’écoutais du fond du temps un petit Créon maigre et pâle comme toi et qui ne pensait qu’à tout donner lui aussi. » Ainsi, il se considère un peu comme une Antigone qui ne serait pas allée jusqu’au bout de son destin, ce que sa nièce lui reproche par ailleurs durant leur long entretien. Cette longue discussion entre l’oncle et sa nièce, véritable clé de voute de la tragédie d’Anouilh, symbolise l’impossible rencontre entre deux visions du monde diamétralement opposées, celle de la loi et celle de la conscience. Durant ce dialogue, Créon fait preuve de beaucoup de patience et de compréhension bienveillante, voire paternelle. Toutefois, devant les provocations répétées d’Antigone et repris par son besoin du devoir, il la condamne à mort. Le « petit Créon maigre [...] qui ne pensait qu’à donner lui aussi » est complètement rattrapé par son devoir de roi. Il redevient l’ouvrier du pouvoir, une sorte d’antihéros au service de la loi humaine. Seul durant toute la pièce, en tant que décideur unique du sort d’Antigone, sa solitude apparait plus grande encore lors du dénouement. Le chœur lui fait d’ailleurs remarquer : « Et tu es tout seul maintenant, Créon. » Et de fait, sa famille décimée suite aux suicides d’Hémon, son fils, et d’Eurydice, sa femme, il se retrouve plus seul que jamais. 8 (cid:2) Ismène : Dans le prologue, Anouilh la décrit : • physiquement, comme étant « blonde », « belle », « heureuse » et « sensuelle » ; • moralement, elle « bavarde et rit », possède le « goût de la danse et des jeux » et le « goût du bonheur et de la réussite ». Ce qui est surprenant dans le prologue, c’est qu’Ismène est le seul personnage à ne pas être présenté individuellement. Elle n’est évoquée que par rapport à Antigone et à Hémon. Ainsi, Ismène est un personnage que l’on définit par comparaison, soit par affinité, avec Hémon, mais, surtout, par contraste, avec Antigone. En fait, tout oppose les deux soeurs, tant le physique que le moral. La réflexion et la prudence de l’ainée, détonnent face à la passion et l’audace impudente de la cadette. Au « je comprends un peu notre oncle » d’Ismène, succède le « moi je ne veux pas comprendre un peu » d’Antigone. Et lorsqu’Ismène lui dit : « Ecoute-moi, j’ai raison plus souvent que toi », Antigone lui rétorque un « je ne veux pas avoir raison », qui en dit long sur sa détermination et son entêtement. Les deux caractères féminins de la pièce s’excluent donc complètement. Ismène est une belle jeune femme sensuelle qui recherche un bonheur simple et matériel, « goût de la danse et des jeux, goût du bonheur et de la réussite », un type de félicité que précisément Antigone rejette avec toute sa force de garçon manqué. Le passage le plus révélateur de la personnalité d’Ismène apparait dans son dialogue avec Antigone. Dès le début de l’entrevue, Ismène signale à deux reprises qu’elle a « bien pensé » avant de faire remarquer par trois fois qu’elle « réfléchit ». Cette insistance signale qu’Ismène s’appuie sur la raison, à l’inverse d’Antigone, guidée par sa passion, mais peut également signaler un manque de confiance dans la mesure où Ismène trouve nécessaire de placer à cinq reprises son sens de la réflexion et de l’appuyer par trois fois à l’aide de l’adverbe d’intensité « bien ». Ensuite, Ismène fait preuve d’une parfaite maitrise de la dialectique en alternant arguments logiques et psychologiques. Désirant convaincre sa sœur de l’absurdité de son geste, elle tente d’abord de la raisonner, puis, ses arguments n’ayant aucun effet, elle change de stratégie en essayant de la toucher par le biais du cœur. La construction de son discours est donc la preuve qu’elle est une personne réfléchie. Nous pouvons par ailleurs constater qu’Antigone, à aucun moment, ne réfute ses arguments, elle ne lui répond qu’à l’aide de phrases négatives refusant ainsi de s’ouvrir à une véritable discussion. (cid:2) Hémon : Le "jeune homme", "fiancé d'Antigone", est le fils de Créon, c'est un personnage secondaire qui n'apparaît qu'en deux occasions, soumis à Antigone et révolté contre Créon ; ses propos sont courts et simples ("Oui, Antigone."), ou témoignent d'une naïveté encore enfantine. La peur de grandir se résume chez lui à l'angoisse de se retrouver seul, de regarder les choses en face : "Père, ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas toi, ce n'est pas aujourd'hui ! Nous ne sommes pas tous les deux au pied de ce mur où il faut seulement dire oui. Tu es encore puissant, toi, comme lorsque j'étais petit. Ah ! Je t'en supplie, père, que je t'admire, que je t'admire encore ! Je suis trop seul et le monde est trop nu si je ne peux plus t'admirer." (p. 104) Fiancé amoureux, enfant révolté, il est par son caractère davantage proche d'Ismène, à qui le Prologue l'associe, que d'Antigone 9 (cid:2) La Nourrice : Personnage traditionnel du théâtre grec, mais inexistant dans la pièce de Sophocle, elle a été créée par Anouilh pour donner une assise familière à la pièce, et davantage montrer l'étrangeté du monde tragique. Avec elle, ni drame ni tragédie, juste une scène de la vie courante, où la vieille femme, affectueuse et grondante, est une "nounou" rassurante, qui ne comprend rien à sa protégée : "Tu te moques de moi, alors ? Tu vois, je suis trop vieille. Tu étais ma préférée, malgré ton sale caractère." (p. 20). Elle "a élevé les deux petites". (cid:2) Le Chœur Ce personnage joue aussi le rôle de messager de mort, mais son origine le rend plus complexe. Dans les tragédies grecques, le chœur est un groupe de plus d'une dizaine de personnes, guidé par le personnage du Coryphée. Il chante, danse peut-être, et se retrouve le plus souvent en marge d'une action qu'il commente. Dans Antigone, le Chœur est réduit à une seule personne, mais a gardé de son origine une fonction collective, représentant un groupe indéterminé, celui des habitants de Thèbes, ou celui des spectateurs émus. Face à Créon, il fait des suggestions, qui toutes se révèlent inutiles. "Ne laisse pas mourir Antigone, Créon ! Nous allons tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles. [...] C'est une enfant Créon. [...] Est-ce qu'on ne peut pas imaginer quelque chose, dire qu'elle est folle, l'enfermer ? [...] Est-ce qu'on ne peut pas gagner du temps, la faire fuir demain ?" (pages 99 à 102) Comme dans le théâtre antique, le chœur garde également une fonction de commentateur. Isolé des autres personnages, il se rapproche du Prologue : il scande l'action pratiquement dans les mêmes termes. "Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul." (p. 53) "Et voilà. Sans la petite Antigone, c'est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles. Mais maintenant, c'est fini." (p. 122) Son "voilà" bat la mesure d'un mouvement que le "Voilà" du Prologue avait mis en branle. 10
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