ÉTIENNE KLEIN «(cid:3)JE NE SUIS PAS MÉDECIN, MAIS JE…(cid:3)» N ° (cid:2)2 5 31 MARS 2020 / 10(cid:2)H / OFFERT EN PÉRIODE DE CONFINEMENT F aisons une expérience de pensée. Imaginons que dans une population donnée apparaisse une nouvelle maladie, qui affecte une personne sur mille. Les symptômes de cette pathologie n’étant ni visibles ni ressentis, nul ne sait dire qui est malade et qui ne l’est pas. Mais les chercheurs s’activent et finissent par mettre au point un test de dépistage dont la fiabilité est de 95 %. Cela signifie que toute personne malade est détectée positive, mais que sur cent personnes non malades, en moyenne quatre-vingt- quinze sont effectivement négatives au test mais cinq sont ce qu’on appelle des «(cid:2)faux positifs(cid:2)», c’est-à-dire sont positifs au test sans être malades. Soit maintenant une personne qui se révèle positive au test(cid:2): quelle est la probabilité qu’elle soit malade(cid:2)? Si vous réalisez un sondage dans votre entourage, vous constaterez que la proportion de ceux qui répondent «(cid:2)95 %(cid:2)» à cette question est très élevée. Or, la bonne réponse est… seulement de 2 %(cid:2)! Autrement dit, une personne positive au test a quatre- vingt-dix-huit chances sur cent de ne pas être malade ! Ce résultat violemment contre-intuitif s’obtient à l’issue d’un raisonnement qui est pourtant simple. Appliquons le test de dépistage à une cohorte de mille personnes. En vertu de notre hypothèse, cette population contiendra en moyenne une personne malade, qui sera à coup sûr posi- tive au test, et neuf cent quatre-vingt-dix-neuf personnes non-malades. Compte tenu de notre seconde hypothèse, cinq pour cent de ces dernières – soit cinquante per- sonnes – seront donc détectées positives par erreur. Au total, cinquante et une personnes se révéleront positives au test, alors qu’une seule parmi elles est malade. La pro- babilité qu’une personne soit malade si elle a été positive au test est donc égale à un divisé par cinquante et un, soit environ 2 %. Conclusion : pour le cas d’école ici envisagé, c’est-à- dire où la proportion de malades dans la population est faible (ce qui ne correspond nullement, je le précise afin d’éviter tout malentendu, à la situation actuelle), il appa- raît qu’un test fiable à 95 %, ce qui semble être un bon score, en réalité ne sert pas à grand-chose, contrairement à ce que nous tendons à croire spontanément. Pour qu’un test soit utile en l’occurrence, il faut que sa fiabilité soit encore plus proche de 100 % 1. 1. Dans le cas général, si l’on note p la proportion de malades dans la popula- tion et f la fiabilité du test telle que définie dans le texte, alors la probabilité qu’une personne positive au test soit malade est égale à p/[p + (1-p)(1-f)]. 3 Cette conclusion surprenante prouve que notre cer- veau peut être victime, ici ou ailleurs, de biais cognitifs. Elle illustre également le fait que la science ne se confond ni avec la déclinaison en roue libre de l’intuition, qu’elle prend souvent à contre-pied, ni avec le fameux « bon sens », qu’elle contredit presque toujours.Or, à l’occasion de cette épidémie de Covid-19, nous voyons se propa- ger, notamment sur les réseaux sociaux, une forme très intense et très contagieuse de « démagogisme cognitif », c’est-à-dire d’un type de discours qui promeut des points de vue intuitifs et souvent erronés sur toutes sortes de sujets. Par exemple, à propos de tel ou tel traitement dont l’efficacité éventuelle n’est pas encore formellement éta- blie – et pour cause, cela demande du temps et réclame un gros travail de recherche ! –, on a pu lire sous la plume de certains responsables politiques (qui, heureusement, ne sont pas – ou plus – aux affaires…) de courtes décla- rations commençant par : « Je ne suis pas médecin, mais je pense que… » Ainsi est-il devenu possible d’avoir suffisamment ressenti confiance dans son seul (sans doute dopé en intraveineuse par un surdimensionnement de l’ego) pour trancher d’un simple coup de phrase – en reconnaissant ne rien y connaître ! – des questions vertigineusement complexes. Par l’effet de quelque étrange paradoxe postmoderne, se tout savoir ignorant n’empêche donc plus de se considérer 4 de même comme un savant, et de très vite le faire savoir urbi et orbi surtout . Croire savoir alors même qu’on sait ne pas savoir, telle me semble être devenue la véritable pathologie du savoir. Les vrais sachants, les spécialistes, les experts n’ignorent pas le savoir, eux, et ils savent égale- ment dire ce qu’ils ignorent : ils savent ce qui est déjà éta- bli, mais aussi tout ce qui fait encore trou dans la connais- sance, tout ce que le savoir ne contient pas encore et qu’ils viennent inquiéter. C’est pourquoi j’ai été fort soulagé d’assister devant mon écran de télévision à la conférence de presse donnée le 28 mars 2020 par le Premier Ministre et le Ministre de la Santé : leurs propos étaient séquencés par les interven- tions de professeurs de médecine et de chercheurs, res- pectueusement accueillis, qui expliquèrent de façon lim- ce qu’ils savaient pide et argumentée, d’une part , d’autre ce qu’ils ne savaient pas part . À propos de tel ou tel sujet dont ils sont spécialistes, ils explicitèrent leurs certitudes, leurs lacunes, leurs doutes, les espoirs qu’ils mettent dans les recherches cliniques en cours. Leur humilité compé- tente détonnait par rapport à l’aplomb arrogant et laco- je ne suis pas médecin, mais nique des innombrables . Pour une fois, grâce à cette mise en scène peu ordinaire, le savoir sembla faire jeu égal avec le pouvoir. Vérité et véracité Dans (Gallimard, 2006), le philosophe Bernard Williams avait fort justement étayé l’idée que notre société se trouve parcourue par deux courants de 5 pensée qui sont à la fois contradictoires et associés. D’une véracité part, il existe un attachement intense à la , qui s’exprime par le souci de ne pas se laisser tromper, par une détermination à crever les apparences pour détecter d’éventuelles motivations cachées derrière les discours officiels. Mais, d’autre part, à côté de ce refus – parfai- tement légitime – d’être dupe, il existe une défiance tout aussi grande à l’égard de la vérité elle-même : la vérité existe-t-elle vraiment, se demande-t-on ? Si oui, peut-elle être autrement que relative, subjective, temporaire, instru- mentalisée, culturelle, corporatiste, contextuelle ? La chose étonnante, expliquait Bernard Williams, est que ces deux attitudes – le désir de véracité et la suspicion à l’égard de vérité la – qui devraient normalement se combattre et même s’exclure mutuellement, se révèlent en pratique par- faitement compatibles. Elles sont même mécaniquement liées puisque le désir de véracité enclenche un processus critique généralisé qui vient ensuite fragiliser l’assurance qu’il y aurait, sinon des vérités accessibles, du moins des contre-vérités démontrables, en tant que telles. Chacun l’a d’ailleurs bien vu : depuis quelques décen- nies, ce phénomène dynamiquement très efficace a contribué à affaiblir le crédit des scientifiques, en même temps qu’il a universalisé la suspicion à l’endroit de toutes les formes d’expressions institutionnelles. En la matière, la catastrophe sanitaire que nous tra- versons pourrait-elle changer la donne ? Cela n’a rien de 6 certain, mais par son ampleur et sa radicalité, la pandé- mie en cours éclairera sans doute d’une lumière neuve les relations ambivalentes que notre société entretient avec Le Théâtre et son double les sciences et la recherche. Dans , Antonin Artaud faisait remarquer que la peste a ceci de commun avec le théâtre qu’elle pousse les humains à se sic voir tels qu’ils sont : « Elle fait tomber le masque ( !), écrivait-il, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bas- sesse, la tartufferie. » En marge des ravages qu’il a déjà faits et qu’il va continuer à répandre, le petit corona- virus nous poussera-t-il à relativiser notre relativisme ? À considérer que tous les discours ne se valent pas, que certains sont moins vrais que d’autres ? Allons-nous finir grâce à lui par gommer en nos esprits l’idée que les connaissances scientifiques seraient toujours superficielles et arbitraires, de simples opinions collectives d’une com- munauté particulière, sans le moindre lien avec la réalité ? ÉTIENNE KLEIN 7 Àil’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle de la idésillusion et du renoncement, d’une part, nourrie par le constat que le temps de la réflexion et celui de la décision n’ont plus rien en commun ; celle d’un regain d’attention, d’autre part, dont témoignent le retour des cahiers de doléances et la réactivation d’un débat d’am- pleur nationale. Notre liberté de penser, comme au vrai toutes nos libertés, ne peut s’exercer en dehors de notre volonté de comprendre. Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les femmes et les hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en prise avec leur temps mais riches de la distance propre à leur singularité. Ces voix doivent se faire entendre en tous lieux, comme ce fut le cas des grands « tracts de la NRF » qui parurent dans les années 1930, signés par André Gide, Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono – lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont justes. » Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle exigence. antoine gallimard Cela n’a rien de certain, mais par son ampleur et sa radicalité, la pandémie en cours éclairera sans doute d’une lumière neuve les relations ambivalentes que notre société entretient avec les sciences et la recherche. étienne klein ÉTIENNE KLEIN EST PHILOSOPHE DES SCIENCES ET DIRECTEUR DE RE- CHERCHE AU COMMISSARIAT À L’ÉNERGIE ATOMIQUE (CEA). PRODUCTEUR DE L’ÉMISSION «(cid:2)LA CONVERSATION SCIENTIFIQUE(cid:2)» SUR FRANCE CULTURE, IL A ÉCRIT PLUS D’UNE TRENTAINE D’OUVRAGES. TRACTS.GALLIMARD.FR DIRECTEUR DE LA PUBLICATION(cid:2): ANTOINE GALLIMARD DIRECTION ÉDITORIALE(cid:2): ALBAN CERISIER [email protected] GALLIMARD • 5 RUE GASTON-GALLIMARD 75007 PARIS • FRANCE • GALLIMARD.FR 31 MARS 2020 DÉPOT LÉGAL(cid:2): MARS 2020 © ÉDITIONS GALLIMARD, 2020 Je ne suis pas médecin, mais… Étienne Klein Cette édition électronique du livre Je ne suis pas médecin, mais… d’Étienne Klein a été réalisée le 06 avril 2020 par les Éditions Gallimard. ISBN : 9782072911019