CHRISTIANE BAILEY LE PARTAGE DU MONDE : HUSSERL ET LA CONSTITUTION DES ANIMAUX COMME « AUTRES MOI » Les animaux ne sont pas des machines, mais des êtres qui existent à la manière des personnes [personal seiende Wesen]. Ils sont mûs par des motifs et non par des force.1 Husserl (1930) Introduction : l’animal comme autrui, l’animal comme tout autre Deux conceptions de l’animal s’opposent en phénoménologie : la voie de la saisie empathisante, qui aborde l’animal comme un autre moi (un alter ego), et la voie de la complète altérité, qui considère l’animal comme absolument différent de « nous ». Ces deux voies distinguent fondamentalement l’approche husserlienne et l’approche heideggérienne. Pour Husserl, l’animal fait partie de la problématique de l’intersubjectivité parce que les animaux nous sont donnés comme des « autres Moi », des êtres qui ont eux aussi leur vie de conscience (Hua XV; tr. Alter, 194), tandis que, pour Heidegger, « l’animal n’a pas de monde [Welt], ni même de monde ambiant [Umwelt] » (GA 40, 54; tr. 56). Cette seconde interprétation fait valoir qu’un animal n’est pas une variante de nous-mêmes, mais un autre mode d’être. L’animal n’est pas un autre moi, un alter ego, puisque que l’animal n’a pas de Je2. Comme le soutient Heidegger dès le début de Sein und Zeit, l’animal n’est pas un Dasein, mais un être « simplement vivant » (nur lebenden), il n’existe pas, mais n’est « rien de plus que vie »3. La perspective n’est pas celle du plus ou du moins, de la différence de degré, mais de l’altérité complète : « l’animal est séparé par un abîme de notre essence ek-sistante »4. L’animal n’est pas une forme d’existence appauvrie par rapport à la nôtre, mais un autre mode d’être, une forme de vie à ce point différente qu’elle serait pour nous proprement impensable et ineffable. Cette altérité absolue, radicalement incompréhensible, fait de l’animal comme le dit Dastur, « l’Autre par excellence », « celui avec qui tout Mitsein est rigoureusement impossible »5. Cet « idéalisme antiphénoménologique »6 qui nous rend les dieux plus proches que les animaux a été critiqué par beaucoup de philosophes contemporains, dont Jacques Derrida, Merleau-Ponty, Didier Franck, Marc Richir, Michel Haar, Renaud Barbaras, Florence Burgat et Natalie Depraz qui y voient les relents de la métaphysique du propre de l’homme. La pensée husserlienne est à mille lieues de cet humanisme métaphysique qui nous mène à instituer un 219 abîme, une différence de nature, entre les hommes et les autres animaux. Chez Husserl comme chez Merleau-Ponty, l’animal est perçu et identifi é comme tel non par un raisonnement par analogie, mais par le biais d’une synthèse passive, d’un couplage (Paarung) motivé par l’analogisation entre mon corps et celui de l’animal. La corporéité de l’autre apparaît comme une sorte de variante ou une modifi cation de la mienne. Cette analogisation primordiale rend possible une couche commune sur laquelle s’édifi e notre compréhension empathique des autres, humains ou animaux. Malgré toutes les critiques envers la théorie husserlienne de l’intersubjectivité, nous verrons que c’est pourtant elle qui a su reconnaître l’existence d’une intersubjectivité interspécifi que, d’une appréhension d’autrui qui dépasse les limites de notre propre espèce. La constitution du monde commun dans l’empathie L’approche husserlienne de l’intersubjectivité nécessite un « monde un », plus ou moins identique en ses traits fondamentaux. L’aperception « réussie » d’autrui « implique nécessairement une expérience immédiate de l’identité entre le monde des autres […] et le monde de mon système de phénomènes » (Méditations cartésiennes, 106). Ce partage des phénomènes suppose cependant, comme l’admet Husserl dans le second tome des Idées, que tous aient la même sensibilité : Chaque personne a, au même endroit dans l’espace, “les mêmes” apparences des mêmes choses – si, comme nous pouvons le supposer, elles ont toutes la même sensibilité. […] Mais l’autre ne peut jamais exactement au même moment que moi […] avoir exactement les mêmes apparences que moi. Mes apparences m’appartiennent, les siennes lui appartiennent. (Ideen II, 168-9). Je peux remarquer que l’autre voit la même chose que moi, mais différemment. Autrui est un analogon de moi-même non parce qu’il voit les choses comme moi, mais parce qu’il ne voit pas les choses comme moi. C’est parce qu’il a sa propre perspective irréductible à la mienne qu’il est un autre, un autre moi (alter ego). Or, on ne peut manquer de voir que l’aperception ne réussit pas toujours d’emblée : il existe des anomalies. Il se produit des événements qui nous font réaliser que certains vivent dans un monde bien étranger au nôtre, le cas des sourds et des aveugles est manifeste. Par des « modifi cations intentionnelles », Husserl croit possible de raturer certaines couches pour atteindre ces appréhensions anormales du monde : il parle d’une technique de rature où il s’agit de « biffer d’un trait [Durchstreichung] » (Ideen I, 218) les éléments sonores afi n de reconstruire ce que pourrait être le monde des sourds. En raison des diffi cultés que nous avons déjà à atteindre un monde dépourvu de sonorité, et malgré le fait que cette méthode qui procède par soustractions et retranchements ne puisse pas rendre justice aux phénomènes de compensation 220 qui ont lieu chez les sourds, et en particulier chez les sourds de naissance, on se demande bien ce qu’il faudra soustraire pour atteindre la « couche animale ». On comprend que la méthodologie privative puisse avoir un sens dans le cas des sourds, mais il semble inadéquat de penser les animaux comme une forme d’humanité handicapée que nous pourrions atteindre en soustrayant certaines couches psychiques en nous. L’approche privative des anomalies : sens épistémologique ou ontologique ? L’approche privative des animaux en phénoménologie a plusieurs signifi cations. Il est possible de considérer que la méthodologie privative n’a qu’un sens épistémologique qui ne dit rien de la pauvreté des animaux eux- mêmes, mais ne fait que souligner la fi nitude de notre faculté de connaître. En ce sens, s’il faut aborder les animaux par interprétation privative, ce n’est pas tant parce qu’ils sont réellement des formes de sous-humains, mais simplement parce que nous ne pouvons nous représenter les animaux autrement que comme des formes privatives de nous-mêmes7. De toute évidence, cette voie contredit la foi inébranlable de Husserl en la raison puisque cela fait en quelque sorte de l’homme une espèce animale parmi d’autres : la raison ne serait pas un instrument permettant d’atteindre l’essence des choses, mais simplement la manière humaine de se rapporter à un monde humain. Suivant cette voie interprétative, nous ne disons jamais rien des animaux eux-mêmes, mais ne faisons jamais que nous heurter à la fi nitude de notre pouvoir de connaître. Il semble cependant plus plausible de penser que l’approche privative n’a pas, chez Husserl, un statut simplement épistémologique, mais réellement une portée ontologique : les animaux sont accessibles dans leur être par le biais de modifi cations de moi-même, ou plutôt des modifi cations de modifi cations de moi-même. En effet, les animaux (comme les autres anomalies que sont les enfants, les fous et les étrangers) ont un caractère doublement dérivé puisqu’ils sont des variations de cette variation de moi-même qu’est déjà autrui. Husserl suit en effet le principe selon lequel « l’anomalie se constitue comme telle et elle ne le peut que sur la base de la normalité qui, en soi, la précède » : Relève de la problématique des anormalités celui de l’animalité et de la classifi cation en animaux inférieurs et animaux supérieurs. Par rapport à l’animal, l’homme est, du point de vue de la constitution, la norme tout comme je suis moi-même, dans l’ordre constitutif, la norme première pour tous les hommes. Les animaux sont essentiellement constitués, pour moi, comme des variantes anormales de mon humanité, bien que je puisse encore distinguer chez eux aussi entre normalité et anormalité. Il s’agit toujours de modifi cations intentionnelles […]. (Méditations cartésiennes, §55, 175) Cette stratégie privative où il s’agit de retrancher certaines couches psychiques (Seelenschichten) pour atteindre autrui ne peut être comprise que sur le fond d’un continuisme aristotélicien. L’approche par modifi cations 221 privatives – si elle doit avoir un sens proprement ontologique et non simplement épistémologique – a en effet comme corrélat nécessaire une anthropologie additive. L’homme est en quelque sorte la récapitulation des êtres vivants, il s’agit d’un être vivant rationnel (zōon logon ekhon), c’est-à-dire doué à la fois de la faculté nutritive des plantes, de la faculté sensori-motrice des animaux et de la faculté rationnelle. L’homme étant est « le plus parfait des animaux », il peut être légitimement pris comme la mesure de toutes les autres formes d’âmes8. Plusieurs passages laissent effectivement penser que Husserl épouse la théorie de l’homme comme animal rationnel puisqu’il semble concevoir les couches de conscience selon la tripartition aristotélicienne des âmes : [D]ans la sphère des choses vivantes, les choses animales, c’est-à-dire qui vivent non seulement selon une certaine “poussée” [ou pulsion : Trieb], mais aussi dans des actes égologiques, par opposition à celles qui vivent seulement dans cette “poussée” (comme les plantes). Parmi les choses animales se signalent les hommes, et ils signalent si bien, que c’est seulement à partir d’eux et comme leur modifi cation que les simples bêtes possèdent leur sens d’être. » (Husserl, Krisis §66, 255. Je souligne) Les animaux sont des êtres qui vivent non seulement selon la pulsion [Trieb], comme les plantes, mais aussi selon des « actes égologiques ». Les animaux cumulent donc en eux deux couches psychiques ou deux « âmes », tandis que les hommes ajoutent à l’âme pulsionnelle et l’âme égoïque la couche de pensée théorique9. Puisque l’homme est un animal rationnel, c’est- à-dire un être récapitulant toutes les formes d’âme, il s’ensuit dès lors que ces dernières peuvent légitimement être comprises à partir de lui par privations successives. Une telle compréhension de la phénoménologie husserlienne du vivant rendrait intelligible que ce soit « seulement à partir des humains » et « comme leur modifi cation que les simples bêtes possèdent leur sens d’être » (Husserl, Krisis §66, 255)10. La diversité des subjectivités et l’unité du monde Il ne faut pas être trop prompt à critiquer l’anthropocentrisme de Husserl puisqu’il faut bien admettre, avec Merleau-Ponty, que « nous ne pouvons penser l’animal qu’à partir du socle que nous sommes toujours nous- mêmes »11. Autrement dit, « nous ne pouvons pas ne pas comprendre l’animal à partir du monde qui est le nôtre »12. Nous comprenons les animaux sur la base de notre compréhension des hommes et nous reconnaissons « les bêtes dans notre monde grâce à une empathie qui est une modifi cation assimilatrice de l’empathie entre les hommes » (Hua XV; tr. Alter, 199). Le terme de « modifi cation assimilatrice » ne doit pas être compris comme une assimilation pure et simple de l’autre, puisque, comme y insiste Husserl, « l’assimilation exige sans cesse une modifi cation correctrice » (Hua XV; tr. Alter, 200) : « La 222 bête en question ne ressent pas exactement comme moi. Mais ce sont pourtant les mêmes choses qu’elle perçoit à sa façon. » (Hua XV; tr. Alter, 200). Cela est fondamental pour Husserl, malgré la diversité des appréhensions, le monde est un, le même pour tous. Husserl reconnaît que l’existence des enfants, des fous et des autres animaux pose des problèmes majeurs à l’idée d’un monde de l’esprit, d’une unité du monde de l’esprit13. Leurs différentes appréhensions du monde remettent en question la validité universelle de mon appréhension, de notre appréhension, du monde. L’anthropocentrisme ne peut apparaître comme problème qu’une fois que nous reconnaissons que ce n’est pas en tant qu’humains que nous sommes des êtres doués de conscience, mais en tant qu’animaux au sens large du terme (Animalien). Or, si la constitution d’un monde phénoménal (Umwelt) n’est pas une prérogative humaine, qu’est-ce qui assure la validité supérieure du monde environnant humain ? En ce qui concerne l’expérience que nous avons des bêtes : nous en faisons l’expérience dans leur mode égoïque-psychique : la bête a son monde environnant fi ni, son mode d’horizon mondain en raison de son genre psychique, à partir de sa façon d’apercevoir, de ses fonctions constitutives, et sa façon n’est la nôtre, notre monde environnant même considéré très étroitement, n’est pas celui du coléoptère, de l’abeille, du pigeon, ni non plus celui de l’animal domestique (qui, il est vrai, élevé humainement a vraiment reçu des traits d’humanité). Nous les comprenons, nous en faisons l’expérience pourtant, il doit y avoir quelque chose de commun dans les modes d’apparition des unités. Mais qu’en est-il de la tâche de comprendre la vie psychique des bêtes, de la conduire à une expérience de plus en plus complète, et même de se procurer ne serait-ce qu’une intuition de ses possibilités vitales, du monde en tant que tel qui est pour cette vie des bêtes, des intérêts vitaux, des buts et des objectifs etc., qui existent pour elle ? » (Hua XV; tr. Alter, 218. Je souligne) Il y a évidemment plusieurs éléments clés à souligner ici : 1) les animaux non-humains ont leur monde environnant fi ni, leur mode d’horizon mondain, ils sont des êtres égoïques-psychiques; 2) nous en faisons l’expérience, c’est- à-dire que leur vie de conscience fait partie de notre expérience; 3) leur façon d’apercevoir n’est pas la nôtre, c’est-à-dire que notre Umwelt n’est pas un Umwelt animal; 4) il faut faire une distinction entre les animaux domestiques et les autres; 5) puisque nous nous y comprenons avec eux, puisque nous faisons l’expérience de leur vie de conscience, il doit y avoir quelque chose de commun dans les modes d’apparition (sensibilité) qui rend possible cette communication et, enfi n, 6) comprendre la vie de conscience des animaux est une tâche. Selon Husserl, nous avons le devoir d’amener la vie psychique des animaux à une expérience de plus en plus complète, nous avons la tâche de comprendre le monde qui est là pour les animaux. La possibilité d’un monde un dépend de « la faculté que j’ai de faire l’expérience du monde » mais aussi de « la faculté de faire l’expérience des autres et de leur expérience du monde » (Hua XV; tr. Alter, 213). 223 Les animaux sont-ils des personnes ? Puisque nous faisons l’expérience des bêtes comme des alter ego, comme des autres sujets de conscience, d’où vient que nous les distinguons des hommes ? Husserl pose cette question fondamentale que peu de philosophes ont soulevée : « Pourquoi est-ce que je les nomme des bêtes et pourquoi est-ce que je les distingue des hommes ? » « Peut-être, enchaîne Husserl, est-ce à cause de leur type de corporéité charnelle complètement différente ? » (Hua XV; tr. Alter, 214). Or, la chair ne peut jamais être complètement différente, sinon elle ne serait pas une corporéité charnelle, un corps habité par un autre moi. Il doit y avoir une couche suffi samment commune qui permette les variations infi nies que l’on trouve chez les animaux (que l’on puisse, par exemple, avoir des antennes à la place des mains), Cette couche commune, partagée entre tous les Animalia, est la structure égoïque : La bête possède aussi quelque chose comme une structure du moi [Auch das Tier hat so etwas wie eine Ichstruktur] [...] Les bêtes, les êtres animaux sont comme nous sujets d’une vie de conscience en laquelle “le monde environnant” en tant que le leur, leur est aussi d’une certaine manière donné dans une certitude d’être. [Tiere, animalische Wesen, sind wie wir Subjekt eines Bewuβtseeinslebens, in dem ihnen in gewisser Weise auch ‚Umwelt‘ als die ihre in Seinsgewiβheit gegeben ist.] » (Hua XV; tr. Alter, 194). Il est donc tout à fait justifi é pour Husserl de parler de la vie de conscience des animaux puisqu’ils possèdent eux aussi une structure du moi. Mais qu’est-ce qui distingue cette Ichstruktur animale de celle des hommes ? Contrairement à Kant, Husserl reconnaît aux animaux la structure du Je : il reconnaît que la bête a son unité de l’aperception, son « ici et maintenant », ses synthèses passives et actives, ses habitudes, son horizon déterminé par ses possibilités pratiques, ses relations interpersonnelles et communautaires. Il insiste cependant pour dire que cette structure du Moi n’est pas un « moi personnel ». Or, comment penser un ego psychique qui ne soit pas un ego personnel ? Comment penser une vie psychologique qui ne soit pas celle de quelqu’un ? Les animaux, dit Husserl, ont des « particularisations égoïques », tandis que les hommes sont des personnes, des « personnes parmi les personnes » (Hua XV; tr. Alter, 194). Husserl considère en effet que nous ne sommes une personne que dans la mesure où nous avons des relations interpersonnelles, où nous sommes une personne parmi d’autres. Or, ce ne peut être cette essence communautaire de la personne qui exclut la possibilité que les animaux soient des personnes puisque Husserl reconnaît par ailleurs qu’un loup n’est un loup que parmi les loups. Remarquons cependant qu’il n’est pas tout à fait exact d’affi rmer que, pour Husserl, tous les hommes soient des personnes : les enfants et les malades mentaux ne sont pas non plus des personnes au sens strict (Hua XV; tr. Alter, 195). Les critères de la notion husserlienne de personne sont en effet très exigeants : la personne, chez Husserl, a les traits de la rationalité, de la maturité14, de l’historicité et de la normalité15. 224 La défi nition husserlienne de la personne est donc très stricte puisqu’elle exclut non seulement les enfants et les anormaux16, mais aussi les « hommes primitifs », faisant partie des « peuples sans histoire ». Afi n d’être historique, une personne doit non seulement faire partie d’un enchaînement de générations, mais doit avoir conscience de cette multitude de générations qui se succèdent. « L’animal ne vit pas (en se connaissant) dans un monde culturel. Ressortit manifestement à cela que l’homme est un être historique, il vit dans une ‘humanité’ » (Hua XV; tr. Alter, 197). Husserl contraste les comportements apparemment stéréotypés des animaux non-humains avec la variabilité des comportements et des civilisations humaines : « Chaque génération animale répète son monde environnant spécifi que avec la typique propre à cette espèce. Un monde culturel humain est en perpétuel développement » (Hua XV; tr. Alter, 198). On pourrait se demander ce que de telles analyses ont encore de phénoménologique, puisqu’il semble ici que nous travaillons avec des conceptions toutes faites bien plus qu’avec les choses mêmes. Pourtant, Husserl s’en défend : il présente cette différence comme « une évidence qui saute aux yeux », comme si le manque de culture des animaux était une donnée de l’expérience, comme si les animaux nous apparaissent sous la fi gure de privation d’humanité. Les analyses de Husserl se trouvent ici très près de celles de Heidegger : « la bête n’a pas de monde génératif dans lequel elle vive consciemment […] elle n’a pas d’existence dans un monde environnant authentique que nous, hommes, lui attribuons en l’humanisant » (Hua XV; tr. Alter, 199. Je souligne). Qu’est-ce qu’un monde environnant authentique ? Il faut être très prudent avec cette distinction puisque nous sommes à une époque où plusieurs Européens clamaient que les peuples indigènes n’étaient pas authentiquement humains17. Bien qu’il soit possible d’interpréter cette distinction entre un monde environnant authentique et monde environnant inauthentique sur le modèle de la distinction entre l’authentique et l’inauthentique dans Être et temps, il semble plutôt que Husserl entende « monde environnant authentique » au sens de monde « objectif » : « La bête n’a pas la faculté qui lui permettrait d’avoir une conscience, la connaissance d’un monde étant, d’un monde de choses persistantes, persistantes dans le temps et dans les changements. » (Hua XV; tr. Alter, 202). La pauvreté de sa conscience temporelle lui « interdit la véritable saisie de ‘choses’ […] d’un monde de choses persistantes » (Hua XV; tr. Alter, 195) et, a fortiori, des générations qui se succèdent. La position husserlienne rejoindrait ici moins celle de Heidegger que celle de Bergson pour qui l’animal vit dans la durée, dans un temps vécu et non représenté. Il n’aurait pas la rationalité nécessaire pour constituer un monde objectif, existant indépendamment du sens qu’il a pour lui. Chaque bête isolée possède son développement ‘spirituel’, depuis le commencement embryonnaire jusqu’à la maturité, et en elle se construit le monde environnant dont elle a conscience, ‘existant’ pour elle. Mais elle ne mûrit pas jusqu’à devenir une personne, et […] un monde environnant humain n’est pas 225 simplement un monde environnant animal particulier, simplement différencié, comme existent en général de telles différences entre les animaux inférieurs et supérieurs. On peut seulement aller jusqu’à dire que dans le monde environnant humain […] il y a une couche que l’on peut distinguer de façon abstraite, qui peut peut-être être détachée en tant que proprement animale, en l’occurrence en tant que commune avec l’animal (ce qui requiert une analyse plus précise). » (Hua XV; tr. Alter, 197). La prudence de Husserl est palpable : il reconnaît ailleurs que les animaux habitent aussi le monde de l’esprit, au sens où leurs comportements ne sont pas seulement régis par les lois de la causalité psycho-physique, mais qu’ils sont également le résultat de motivations et de relations signifi antes qu’ils entretiennent avec les choses et les autres, mais il prend soin ici de tenir « spirituel » entre guillemets. Serait-ce parce que nous avons affaire ici à deux différents niveaux de spiritualité, un qui serait partagé par certains animaux non-humains et un autre qui serait l’apanage exclusif de l’homme – du moins, de certains hommes (de ceux qui sont précisément rationnels, normaux, historiques et matures) ? Cette sous-distinction à l’intérieur du monde de l’esprit nous mène à nous questionner sur la possibilité qu’il y ait non pas un, mais bien deux concepts de personne dans la pensée husserlienne. De la nécessité de distinguer deux concepts de personne chez Husserl Si nous cherchons à comprendre la notion husserlienne de personne, il semble en effet que nous devrions distinguer deux sens du concept de personne. Prenons un exemple. Husserl affi rme que « seuls les hommes mûrs sont les sujets du monde qui est le leur » (Hua XV; tr. Alter, 195) et pourtant, il soutient par ailleurs que « les animaux sont comme nous sujets d’une vie de conscience en laquelle le monde environnant en tant que le leur, leur est aussi d’une certaine manière donné dans une certitude d’être » (Hua XV; tr. Alter, 194). Comment concilier ces affi rmations à moins de distinguer deux sens de personne ? Il semble en effet qu’en un sens strict seuls certains humains soient des personnes; tandis que, en un sens large, tous les êtres humains, mais aussi beaucoup d’animaux en soient également. Au sens strict, une personne est rationnelle, normale, mature et historique. Elle peut envisager sa place dans l’enchaînement des générations et épouser ce que Husserl appelle dans les Idées II et dans la Krisis une vocation18. Au sens large cependant, il n’est pas nécessaire d’être en mesure d’avoir conscience de soi en ce sens réfl exif pour être une personne puisqu’il est raisonnable de penser que cette conception très exigeante n’est en réalité qu’un idéal de la notion de personne – et, qui plus est, un idéal fortement marqué par la culture occidentale. Au sens le plus fondamental du terme, « la personne est le centre d‘un monde environnant » (Ideen II, §50, 186) et d’un monde environnant commun. 226 La constitution intersubjective de la personne dans l’empathie Husserl insiste fortement sur la constitution intersubjective de la subjectivité : l’être en communauté est une condition nécessaire pour être une personne puisqu’un ego psychique ne devient réellement une personne que dans sa relation communautaire avec d’autres personnes. Il s’agit donc ici de déterminer si les animaux ont eux aussi un monde commun (Mitwelt). Puisque « le monde commun naît dans l’empathie [Einfühlung] » (356), la question est donc de savoir si les animaux sont capables d’empathie. Qu’entendons-nous par empathie ? Selon les distinctions établies par Natalie Depraz, il y aurait (au moins) quatre sens d’empathie chez Husserl : (1) une association passive (Paarung) entre mon corps et celui d’autrui; (2) une transposition (Versetzung) en imagination dans les vécus psychiques d’autrui; (3) une compréhension ou une interprétation des expressions d’autrui dans la communication; (4) une compassion éthique qui nous se traduit par une responsabilité à l’égard d’une personne qui éprouve des émotions19. Bien qu’il ne soit pas tout à fait certain que le dernier stade soit proprement humain20, nous allons supposer ici que les animaux ne sont pas des agents moraux (même s’ils peuvent, assurément, être des « patients moraux », pour emprunter une terminologie un peu désuète). Il va de soi que les animaux sont capables d’empathie au premier sens et il est probable que la majorité sont aussi capables d’empathie au second sens : « Les relations entre les animaux dépassent le niveau purement organique. Ils se connaissent et se reconnaissent […] » (Hua XV; tr. Alter, 193). Puisque les animaux s’y comprennent les uns avec les autres, qu’ils interprètent les expressions des autres et communiquent entre eux, il semble que nous devions aller jusqu’à reconnaître qu’ils sont capables d’empathie au troisième sens. Il est cependant possible d’argumenter que les animaux n’ont pas de « théorie de l’esprit » et ne sont donc pas capables de reconnaître l’autre animal comme un autre, c’est-à-dire comme un être ayant ses propres représentations, ses propres croyances et ses propres désirs21. Il faudrait alors ici distinguer entre deux niveaux de compréhension d’autrui : un premier sens qui capture la manière dont les animaux s’y comprennent les uns avec les autres et un second sens qui capture la possibilité de comprendre l’autre animal comme un autre animal, comme un être ayant sa propre vie de conscience (possibilité qui serait, peut-être, proprement humaine). Quoiqu’il en soit, il ne fait aucun doute que les animaux sont, au minimum, capables d’empathie en un sens suffi sant pour être reconnus comme des êtres sociaux, des êtres capables de nouer des relations interpersonnelles et de partager un monde commun : Les bêtes d’une espèce ont leur propre être-pour-l’autre et être-avec-l’autre […]. Elles sont dans des relations empathiques et se comprennent d’après leur espèce, elles sont les unes pour les autres connues par instinct et expérience – ainsi, 227 nous les comprenons, en faisons l’expérience, du moins quand il s’agit de bêtes ‘supérieures’. (Hua XV; tr. Alter, 215) Afi n d’illustrer cette compréhension interpersonnelle, Husserl donne l’exemple des grands singes de Kölher qui « se saluent avec courtoisie » et « jouent ensemble »22. Il y a déjà chez les animaux une compréhension mutuelle, ils comprennent « les souhaits et les volontés de l’autre moi », ils « sont dirigés l’un vers l’autre et, de façon déjà consciente, sont portés à s’exprimer vis- à-vis de l’autre en communiquant » (De l’intersubjectivité, 372). Comme le dira Husserl dans la Krisis, « il y a déjà chez les animaux la structure d’un monde-commun animal (et non seulement celui de l’espèce considérée, mais encore la compréhension des autres animaux et de leur socialité spécifi que) » (Appendice XXIII §65, 534). Du fait que les animaux non-humains sont dans des relations empathiques, donc des relations interpersonnelles, il faut bien admettre qu’ils sont aussi des personnes au sens fondamental du terme. L’animal comme personne : l’approche personnaliste Il ne fait aucun doute que les bêtes ne sont pas des personnes si être une personne signifi e être une personne rationnelle, mature, normale et historique, mais en son sens premier la notion de personne n’inclut pas cette possibilité de distanciation et de réfl exivité. Au sens le plus primordial – et le plus décisif puisque c’est celui sur lequel s’élèvent les implications politiques, juridiques et éthiques – une personne est un être chez qui l’on constate une constitution de monde. Afi n d’être une personne, il suffi t d’être 1) le sujet d’un monde environnant23; 2) le sujet d’un monde commun et 3) d’une existence biographique. Or, Husserl reconnaît, dans la Krisis et ailleurs, que les animaux ont « part à la transcendantalité, à une transcendantalité qui leur soit propre », même si elle n’est jamais découverte que « par ‘analogie’ avec la nôtre »24. Tous ces sujets-de-conscience « ont, de façon aussi indirecte qu’on voudra, mais cependant de manière confi rmable, quelque chose comme une ‘vie’ [so etwas wie ‘Leben’ […] haben], y compris une vie en communauté au sens spirituel. » (Hua VI, tr. 213). Depraz modifi e la traduction de Granel : ils ont une vie, dit bien Husserl25. Comme le remarque Barbaras, il existe deux sens du verbe vivre : vivre au sens d’être en vie et vivre au sens d’éprouver, vivre au sens de végéter et vivre au sens de vivre quelque chose, faire l’épreuve de quelque chose. S’il y a une fi ssure dans l’être, elle ne passe pas entre les humains et tous les autres êtres vivants, mais entre les êtres vivants qui ont des « expériences vécues » (Erlebnisse) et ceux qui n’en ont pas. Cette ligne de partage, on ne sait pas exactement où elle passe (peut-être ne le saurons-nous jamais, comme le pensait le jeune Dilthey26 ou peut-être ne passe-t-elle pas à un seul endroit, comme le soupçonne Derrida), mais on sait qu’elle ne passe pas entre les tous hommes, d’une part, et tous les autres animaux, de l’autre. 228
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