Pierre SAMUEL HISTOIRE DES AMIS DE LA TERRE 1970 – 1989 : VINGT ANS AU COEUR DE L'ÉCOLOGIE AVANTPROPOS Les Amis de la Terre ont le plaisir de publier ici une Histoire des Amis de la Terre portant le soustitre 19701989 : vingt ans au coeur de l’écologie. Comme son auteur, Pierre Samuel, le rappelle luimême, le texte a été écrit en 1998, à la demande de "jeunes" membres, trentenaires ou presque, du Conseil National de l'époque. Pierre nous avait accompagné après le déménagement qui avait suivi l'Assemblée Générale de Revel de septembre 1997, réunion particulièrement tendue, comme l'était la situation de l'association à l'époque. Avec d'autres, il intervint lors de cette réunion pour calmer les esprits et rassembler les énergies disponibles et, quelques mois plus tard, répondit très favorablement à la demande des jeunes militants. Il se mit au travail en partant de ses archives pour écrire une brève (du moins le croyaitil) histoire de notre mouvement. C'est que Pierre, arrivé en 1973, en a été l’un des animateurs principaux. Mathématicien reconnu, normalien, Docteur en Philosophie et résistant pendant la seconde guerre mondiale au sein des FFI de Savoie, le combat écologiste est ancré chez lui dans la conviction que la science devait reconnaître et contribuer à maîtriser les dangers de la technique. Cette conviction, et sa morale d'inspiration stoïque et épicurienne ont nourri un immense travail, notamment d'expertise scientifique, pour notre association. La durée et la constance de sa présence en font naturellement l’un des principaux témoins de notre histoire. Avec le concours d’Alain Hervé, président fondateur, Pierre décrit donc ici les principaux combats de l’association, tout comme les débats qui ont enfanté une structure souple, correspondant aux aspirations des militants C’est contre le nucléaire, l'automobile, les marées noires, et pour d’autres choix énergétiques, agricoles et d'aménagement du territoire que s’engagèrent les principales luttes. A ces actions nombreuses, parfois violentes, vinrent s’ajouter, dès les années quatrevingts, la dénonciation des manipulations génétiques et de leurs effets. Le lecteur découvrira les rencontres qui sont à l'origine des Amis de la Terre, les premières actions et le développement du réseau. Il découvrira sans doute des aspects insolites et inattendus. Il pourra aussi être surpris par l’importance des actions électorales, car jusqu'en 1983 et en l’absence de partis politiques écologistes les associations soutenaient des candidats écologistes aux élections. Il sera sans doute moins étonné, hélas, par la permanence des conséquences et des questions posées par le « progrès » depuis les années soixantedix. Les militants actifs seront quant à eux témoins de la constance des débats internes à la structure entre sensibilités autogestionnaires, libertaires et plus jacobines, favorables, selon les tendances, à un certain centralisme, au fédéralisme ou à un fonctionnement en réseau. Nous sommes donc fiers de présenter au lecteur un document de première main qui raconte les deux premières décennies de notre mouvement. Connaissant les Amis de la Terre, il se pourrait que cette publication suscite des réactions, sur l’éclairage choisi, sur les événements retenus ou sur la période couverte par l'auteur et qui est celle de son plus grand engagement. Il est vrai qu'elle s'achève grosso modo sur la nomination de Brice Lalonde au Ministère de l’Environnement, dans le contexte d’une recomposition du mouvement écologiste qui ne s’achèvera que dans les années 2000. Cette recomposition n'a pas épargné les Amis de la Terre, qui ont alors connu, eux aussi, des années sombres. Nous n'avons pas vocation à produire une histoire officielle des Amis de la Terre, car il s’agit ici d’un témoignage. Nous accueillerons donc avec tout le respect auquel ils ont droit les autres témoignages qui pourraient se faire jour sur les trentecinq ans d'une histoire dont nous pouvons être fiers. Nous renvoyons par ailleurs les lecteurs qui voudraient aller plus loin sur l'histoire du mouvement écologiste en France aux excellents ouvrages existant sur la question. Il ne nous reste donc qu’à remercier très chaleureusement Pierre Samuel, notre Président d’Honneur, et (en quelque sorte) notre doyen, pour avoir bien voulu relire les dernières épreuves de son texte, mais surtout, une fois encore, pour son apport considérable à la cause. Qu'il reçoive ici le témoignage de notre profonde reconnaissance et nos plus terrestres amitiés. Le Conseil Fédéral des Amis de la Terre, 23 septembre 2006. INTRODUCTION Les jeunes membres des Conseils des Amis de la Terre, connaissant l'âge de l'association et ayant eu vent de sa réputation, m'ont demandé de leur parler de son histoire, d’évoquer son passé. Sensible à la nécessité de conserver la mémoire de l’association et disposant de souvenirs et d'archives bien classés, j'ai volontiers accepté de le faire. Mais je ne me rendais pas compte alors de la longueur du texte qui en résulterait. Je me suis en effet efforcé de ne rien omettre d'essentiel, de décrire les motivations et le contexte des actions qui ont été menées et de donner les détails matériels qui m'ont paru frappants ou amusants. Il s'agit d'un travail sur documents – notamment des notes et des coupures de presse extraites du Courrier de la Baleine et des Bulletins de liaison – que j'avais accumulés et classés. C'est moins vivant qu'un récit issu d'interviews des acteurs, mais c'est plus complet et plus précis. J'ai été, bien sûr, guidé par les souvenirs, souvent vivaces, que je garde des actions des Amis de la Terre. Ayant réduit mes activités à la fin de 1989, c'est là que j'ai arrêté mon récit : il aurait, sinon, manqué d'homogénéité. Malgré l'exactitude des faits, des dates et des lieux, certains trouveront peutêtre ma présentation un peu personnelle. Je me suis pourtant efforcé d'exposer de mon mieux les diverses positions des Amis de la Terre face aux décisions qu'ils ont eues à prendre. Mais, ayant souvent participé à ces décisions, il se peut que mes propres points de vue soient parfois mieux exposés que d'autres. L'importance des actions antinucléaires et électorales, dans les années 70, m'a conduit à traiter ces questions dans des chapitres séparés (Chap. II et III). Une séparation du même genre n'a pas été jugée utile pour les années 80. Trois appendices traitent des groupes locaux, des publications et des locaux des Amis de la Terre. On trouvera, dans le premier, quelques mots sur des militants qui m'ont frappé par leur importance dans le mouvement. Une annexe reproduit quelques textes de la période couverte. En guise de conclusion figurent mes commentaires sur la grande oeuvre des Amis de la Terre durant leurs vingt premières années, et sur la situation actuelle dans les secteurs où ils ont été les plus actifs. J'y ajoute deux avis très personnels sur l'orientation des campagnes à mener1. Quelques abréviations utilisées. AT = Amis de la Terre. ATLandes = groupe Amis de la terre des Landes (idem autres groupes). RAT = Réseau des Amis de la Terre. FOE = Friends of the Earth, Amis de la Terre dans les pays des langue Anglaise. FOEI = Friends of the Earth International, Réseau International des Amis de la Terre. CEAT = Coordination Européenne des Amis de la Terre. BEE = Bureau Européen de l'Environnement. BL ou Béhel = Bulletin de Liaison des AT (voir Chap.I et App.II). Baleine = "Courrier de la Baleine", périodique des AT; Chatodo = local du 72, rue du Château d'Eau, 75010. Les locaux des AT sont souvent désignés par le nom de leur rue : L'Arbalète, Gambey, etc. 1 Ce texte a été rédigé en 1998. Je ne vois rien de vraiment nouveau à ajouter. CHAPITRE I LA PREMIÈRE DÉCENNIE (hors nucléaire et élections) Fondations et premiers pas En 1969, l'écologiste Américain David Brower quittait la présidence du Sierra Club, une association quelque peu analogue à notre Club Alpin et qui oeuvrait pour la préservation de la nature sauvage. Dans le bouillonnement des idées écologistes qui agitait alors les ETATSUNIS1 depuis la publication du Printemps Silencieux de Rachel Carson2, il voulait qu'une association sache remonter aux causes des atteintes portées à l'environnement pour les combattre – comme par exemple la politique de l'énergie. Il fonda donc une nouvelle association, Friends of the Earth (FOE), dont le comité de soutien rassemblait des noms illustres. Conscient du caractère international des problèmes écologiques, David Brower fit appel aux nombreux amis qu'il avait de par le monde, ce qui aboutit à la création des associations les Amis de la Terre à Paris (1970) et Friends of the Earth – England à Londres (1971). En France, ses principaux fondateurs étaient Edwin Matthews, un avocat américain travaillant à Paris, marié à une Française et Alain Hervé, un normandbreton, issu d’une famille de marins, écrivain et journaliste. Il avait navigué à la voile, trois ans de 1964 à 1967 autour du monde et travaillé en 1968 pour les Nations unies à la FAO à Rome, en tant que rédacteur en chef de l’édition française de la revue Céres. Il sera le premier président de l’association française. Il avait rencontré Gary Soucié de Friends of the Earth à NewYork en 1969 lors d’un reportage sur la campagne de Bob Kennedy pour les primaires démocrates à l’investiture présidentielle, à laquelle était mêlé le mouvement écologique naissant aux EtatsUnis. Soucié, membre de la rédaction de National Geographic, lui révéla les problèmes écologiques dont une partie de la gauche américaine commençait de débattre et pour lesquels il se passionna immédiatement. Soucié le mit en contact avec Edwin Matthews, qui s’était illustré aux EtatsUnis pour avoir sauvé la vie d’un Noir américain injustement accusé de meurtre, et Brower, en déplacement à Paris, vint soutenir la gestation des Amis de la Terre – France. A la fin de 1969, l’association, nantie d’un local 25 quai Voltaire dans le septième arrondissement de Paris, prêté par Philippe Viannay, fondateur de l’école de voile des Glénans, de France Observateur et de l’Ecole de Journalisme CFJ, put rapidement compter sur quelques dizaines de membres bénévoles recrutés essentiellement de bouche à oreille. Un Comité de Parrainage fut recruté dont faisaient notamment partie Jean Dorst, Pierre Gascar, Claude LéviStrauss, Théodore Monod, Marguerite Yourcenar et Jean Rostand, attestait le sérieux de l’entreprise. La première mission de l’association fut donc d’informer et d’alerter sur les questions d’environnement et sur les enjeux sociaux et politiques de la remise en cause du modèle occidental de développement. On hésitait alors à employer le mot « écologie » qui était inconnu du grand public. Le fait que quelques uns des premiers membres étaient journalistes facilita cette mission fondamentale des Amis de la Terre : un appel fut publié dans la presse, et l’association nationale enregistra un grand nombre de demandes d’adhésions. 1 C'est alors que je passai l'année 19691970 aux ÉtatsUnis, à Harvard University, que je fus converti à l'écologie. La lecture des nombreux ouvrages qui traitaient du sujet de l'écologie et le percement des vieux quartiers de Boston, que j'adorais, par des voies express m'y incitèrent. De retour en France, j'adhérai à Survivre et Vivre, puis, vers 1973, aux AT. 2 Dénonçant l'extermination des oiseaux et les autres méfaits des pesticides. Les statuts furent déposés en préfecture le 11 juillet 1970 et la naissance de l’association se traduisit logiquement par la naissance en juillet 1971 d’un nouveau journal, Le Courrier de la Baleine, rédigé par Alain Hervé, avant même l’arrivée des mensuels Le Sauvage (1973) et La Gueule Ouverte (1972), principaux périodiques écologistes durant la même période. A une époque à laquelle les grands médias ne s’intéressaient pas aux problèmes d’environnement, les Amis de la Terre purent y poser dès le départ les grandes questions de l’écologie : limites de l’adaptabilité du monde vivant à la société industrielle, dangers du nucléaire, politique de protection de la nature, surpopulation, transports, agriculture. Ils prirent l’initiative de publier chez Fayard La fin du ciel bleu par Catherine Delsol, un réquisitoire anti Concorde (on nous accusa aussitôt de travailler pour la CIA) et une traduction du livre de Paul Erhlich sur la surpopulation, intitulé La Bombe P. En posant clairement ces problèmes, ils affirmaient les grands principes et l’identité propre du mouvement écologique. Mais les constats d’ensemble et la mise en alerte de l’opinion voisinaient avec les luttes concrètes et locales : ainsi, révulsés par le projet de Georges Pompidou « d'adapter la ville à la voiture » par la construction de voies express, les AT se sont très tôt penchés sur le problème des voitures en ville et avaient réalisé une affiche représentant NotreDame traversée par un flot de voitures et portant le panneau « Défense de klaxonner pendant les offices ! ». C'est précisément cette affiche, collée sur la vitrine d'une boulangerie, qui amena en 1972 Brice Olivier Lalonde, correcteur et rédacteur de métier, à se présenter au petit local des AT, 25 quai Voltaire. Né en 1946, il était le fils d'un négociant en tissus et d'une Écossaise, née Forbes, grande cavalière et amoureuse de la nature, qui s'étaient rencontrés à Londres pendant la guerre et qui y fréquentaient un restaurant nommé « Chez Brice ». Les articles signés Olivier Forbes sont de lui et son bilinguisme était un grand atout dans les réunions internationales. Après de brillantes études au lycée Pasteur de Neuilly, où il disputait la première place à Laurent Fabius, puis à la Sorbonne, il se retrouva parmi les leaders des étudiants en lettres en mai 68 avant d’adhérer au Parti Socialiste Unifié ; mais, foncièrement libertarien, il était peu à l’aise dans l’atmosphère du gauchisme des multiples groupes issus des mouvements du mois de mai. Beaucoup plus en phase avec les combats qui s’opposaient à la société industrielle, et étant, contrairement aux principaux fondateurs, le seul à savoir militer (il avait l’expérience de la tenue de réunions, de la rédaction, du dessin et du tirage de tracts et d’autres textes), il devint très vite la tête politique et l'élément moteur des AT. Sous son impulsion, les AT menèrent simultanément des actions antinucléaires, des actions sur les transports en ville et d'autres campagnes. Ce fut l'époque d'une visite critique du salon de l'automobile et de plusieurs « Manifs à Vélo » dont le slogan était « Bagnoles, raslebol. Ca pue, ça pollue et ça rend nerveux ! ». Ces manifs rassemblaient des milliers de cyclistes et attirèrent beaucoup de jeunes vers les AT René Dumont participa à l'une d'elles, fin 1973 : c'est à cette occasion que nous fîmes sa connaissance. Un faisceau d’influences Comme les autres composantes du mouvement écologiste, les AT furent soumis à des influences plus ou moins convergentes. Chacune s'est reflétée dans les pratiques et dans les comportements des membres actifs. 1) Il y eut d'abord les cris d'alarme, les constats des terribles dégradations de l'environnement dont Le Printemps Silencieux de Rachel Carson fut le premier exemple. Les livres de Jean Dorst et de René Dubos évoquaient surtout les atteintes à la nature provoquées par la civilisation industrielle, du fait que l'homme dépassait sa niche écologique, et affirmaient que ce mode de fonctionnement ne pourrait durer. Paul Ehrlich mettait l'accent sur l'épuisement des ressources et sur la surpopulation. Plus social, plus soucieux du sort des hommes, Barry Commoner mettait en cause les erreurs dans les choix techniques. Après un constat catastrophiste, le francobritannique Teddy Goldsmith, frère aîné du financier Jimmy, prônait dès 1968 dans The Ecologist (qui n’avait pas encore de version française) une société dont la stabilité de ses rapports à son environnement serait assurée par des institutions assez conservatrices ; on le voyait souvent aux AT. Il publia Changer ou disparaître (Fayard) Plus nuancé, Pierre Samuel faisait appel à une modération d'inspiration épicurostoïcienne. Alain Hervé qui avait passé la direction des Amis à Brice Lalonde retournait à son métier de journaliste et publiait en 1972 un numéro spécial du Nouvel Observateur intitulé La dernière Chance de la Terre, il s’en vendit 300000 exemplaires. Ce succès permit le lancement du Sauvage, un mensuel qui s’adressait au grand public plutôt qu’aux militants et faisait la promotion d’une culture écologique globale. Il durera jusqu’en 1981 et sera fermé pour n’avoir pas voulu soutenir la campagne présidentielle de François Mitterrand. (Brice Lalonde, membre de la rédaction du Sauvage était également candidat). En 1979, Alain Hervé publiait chez Stock l’Homme sauvage qui reprenait tous les thèmes du Sauvage et des AT. La question de la croissance jouait à cette époque un rôle central. Pour les milieux dirigeants, elle devait rester exponentielle, avec des accroissements de x% par an. Il fut facile au Club de Rome de montrer, dans un livre sur Les Limites de la Croissance (Fayard), que c'était rigoureusement impossible. Cette démonstration eut d'autant plus d'effet qu'elle se fondait sur des calculs faits sur ordinateur à partir d'un modèle simplifié du monde mettant en jeu cinq variables principales (population, ressources, pollutions...) et leurs interactions. Cette critique de la croissance était relayée en France par le Groupe Diogène, un groupe de scientifiques Rhônealpins animé par Philippe Lebreton, professeur de Biologie et d'Environnement à l'Université de LyonI3. Les vieux écolos qui ont vécu cette époque en ont gardé une méfiance viscérale de la croissance ; même le mot développement provoque leurs réticences, qui s'atténuent lorsqu'on ajoute durable. Les slogans et affiches sur le thème « Nous allons tous crever » abondaient. La Gueule Ouverte, un périodique écologiste mensuel puis hebdomadaire, était « Le Journal qui annonce la fin du Monde ». 2) La tendance libertaire était issue de Mai 68. Sa forme la plus extrême et la plus raisonnée, la critique dévastatrice par les Situationnistes de la société du Pouvoir, de la Marchandise et du Spectacle, influençait quelques écologistes comme ceux qui, paraphrasant un célèbre télégramme situationniste de Mai 68, promettaient « de pendre le dernier pollueur avec les tripes du dernier technocrate ». La tendance libertaire se concrétisait dans des travaux qui, comme le Post Scarcity Anarchism (1971) de Murray Bookchin montraient les possibilités qu'offraient les technologies douces, c'estàdire des technologies décentralisées et respectueuses de l'environnement, pour servir de support à une société libre et autogérée. De son côté, Ivan Illich démontrait les faiblesses des grands appareils (voiture, santé, école). E.G. Schumacher proclamait que « Small is Beautiful » et le Groupe ADRET4 montrait qu'on pourrait vivre décemment en travaillant deux heures par jour. Cet utopisme libertaire, relayé par Pierre Fournier dans Charlie Hebdo et théorisé par Michel Bosquet, alias André Gorz, dans Écologie et Liberté (Ed. Galilée, 1977) se traduisit concrètement par la formation de communautés plus ou moins autarciques et par des démonstrations des applications permises par les techniques douces (maisons solaires, compostages variés, recyclages, agriculture biologique, éoliennes...). Des groupes et des militants des AT y ont été impliqués et sont toujours présents au sein de ces communautés. 3 Voir L'excroissance, Denoël, 1978, préfacé par Brice Lalonde. 4 Cf Travailler deux heures par jour, Seuil, 1977. La tendance antiautoritaire prenait parfois des formes qui, aujourd'hui, laissent songeur. Après la marée noire de l'Amoco Cadiz en mars 1978, certains AT dirent que l'association outrepassait son rôle en demandant une plus stricte réglementation de la navigation. Yves Lenoir voyait quant à lui dans l'alcootest une atteinte aux libertés individuelles.5 3) Moins connue peutêtre est l'influence de Jacques Ellul et de Bernard Charbonneau. J. Ellul (19121994), professeur de Droit à l'Université de Bordeaux, grand résistant, a publié en 1954 le livre prémonitoire La technique ou l'enjeu du siècle6, une analyse impitoyable des techniques naissantes qui montrait à quel point cellesci façonnent les sociétés. Il dénonçait le mensonge véhiculé par le mythe de la protection de la nature par voie technocratique. Se refusant à fréquenter les cercles parisiens, il est mieux connu à l'étranger qu'en France. Après de brillantes études d'histoire à Bordeaux et l’obtention de l’agrégation, B. Charbonneau (19111996) renonce à la carrière universitaire et urbaine pour enseigner à l'École Normale de Lescar, près de Pau, et se retrouver ainsi au cœur de la campagne béarnaise qu'il affectionnait tant, y savourant en gourmet les produits les plus simples et les moins frelatés de ce terroir. Il a publié une douzaine de livres, dont Le Jardin de Babylone7 et Tristes Campagnes8, deux brillantes défenses de la campagne, cet ensemble d'écosystèmes productifs lentement façonnés par des générations de moines et de paysans et fonctionnant de façon durable (la nature sauvage, défendue par R. Hainard, l'intéressait peu, car presque absente du territoire français). Il a aussi écrit de très nombreux articles de réflexion écologiste dans Combat Nature, où les relations dialectiques entre Nature et Liberté étaient souvent analysées. Ellul et Charbonneau, tous deux Protestants, étaient de grands amis. Vers 1937, ils avaient appartenu au courant personnaliste et collaboré à la revue Esprit de E. Mounier. Tous deux mettaient l'accent sur les problèmes qui étaient ignorés par les principaux intellectuels, de gauche comme de droite. En 1972 et en 1973, ils organisèrent, dans la propriété de B. Charbonneau sur le Gave d'Oloron, au lieu dit Le Boucau, des « Entretiens du Boucau » réunissant écologistes, scientifiques critiques et sociologues peu conventionnels. À partir de 1973, ils animèrent le Comité de Défense de la Côte Aquitaine qui s'opposait au gigantisme des projets technocratiques d'aménagement touristique de cette côte. 4) Il y eut enfin la critique du scientisme et des experts. La critique du scientisme, c'estàdire d'un culte de la science vue comme unique source de connaissance et comme unique fondement des décisions, fut, en France, le fait de groupes soixantehuitards comme Survivre et Vivre9 et Impasciences. Elle se porta aussitôt sur les certitudes scientifiques des experts en énergie nucléaire qui affirmaient que « toutes les précautions étaient prises » et « qu'il n'y avait rien à craindre », puis sur celles des économistes qui estimaient que la consommation d'électricité doublait tous les dix ans. Le relais de ces mouvements assez temporaires fut pris de diverses façons. 5 Voir "La Baleine", n°39, Nov. 1978. 6 Voir A. Colin, 1954. 7 Voir Gallimard, 1969. 8 Voir Denoël, 1973. 9 Plusieurs membres de ce groupe de scientifiques fondé autour d’Alexandre Grothendieck, mathématicien,.vinrent rejoindre les Amis de la Terre, dont Pierre Samuel, chercheur en algèbre, auteur de ce livre. Certains écolos, très rares chez les AT, se mirent à rejeter toute la science constituée et à être tentés par des sciences parallèles, pourtant beaucoup moins fondées. Les AT, en général, accordaient beaucoup d'attention aux questions scientifiques, peutêtre à cause de la présence parmi eux d'animateurs de formation scientifique comme Yves Lenoir, Pierre Samuel ou Yves Cochet. Il s'agissait de dénoncer les lacunes de l'information officielle, de mettre l'accent sur les données qu'elle ne prenait pas en compte, de révéler les glissements sémantiques qui, à la place de « il n'est pas prouvé que c'est mauvais », l'amenaient à dire « il est prouvé que ce n'est pas mauvais ». C'était là un travail mené en parallèle avec les groupes de « scientifiques critiques » qui mettaient l'accent sur les faiblesses et les erreurs des experts officiels et qui fournissaient une information indépendante : Concerned Scientists aux ETATSUNIS, GSIEN et CRIIRAD en France (Voir Chap. II). Les luttes menées contre les secrets d’État, contre les secrets industriels et pour le droit d'accès aux documents publics relèvent de cette même sensibilité. Une rapide prise de conscience des problèmes À la lecture des premiers textes des AT on trouve, outre des informations sur les problèmes écologiques qui étaient classiques à l'époque, des informations sur des questions qui n'ont retenu l'attention que bien plus tard, comme le caractère particulièrement polluant des moteurs Diesel (1971), la viande aux hormones (1971), le réchauffement climatique (1974), l'attaque de la couche d'ozone par les CFC (dits alors fréons ; 1975), la baisse des nappes phréatiques (1976), les manipulations génétiques, en particulier celles qui cherchaient à permettre aux céréales de fixer l'azote de l'air (1977), le courrier électronique et la disparition des facteurs (1978) et la division internationale du travail (1978). Premières actions (hors nucléaire et élections). La sauvegarde des baleines, mise en exergue par le titre du journal des AT, était le but du groupe appelé Projet Jonah qui suscita la sympathie du public pour ces admirables animaux en organisant des conférences, des expositions de photos et de dessins d'enfants et en réalisant des disques faisant entendre le chant des baleines. Fort de cette sympathie, il fit pression pour que le gouvernement prenne, à la Commission Baleinière Internationale, une position favorable à la protection de plusieurs espèces. Ce sont des membres de ce groupe qui fondèrent, en 19761977, l'antenne française de Greenpeace. En 1973, Brice Lalonde participa sur le "Fri", avec le Général de Bollardière, J.M. Müller et l'abbé Toulat, à une navigation de protestation contre les essais nucléaires dans l'atmosphère à Mururoa. Valéry Giscard d’Estaing les transforma en essais souterrains lors de son arrivée au pouvoir, en 1974. Brice Lalonde recommença à la fin de 1981, cette fois sur un navire de Greenpeace : il obtint l'envoi de missions scientifiques dirigées par H. Tazieff, puis par le Néozélandais Atkinson. Si ces missions trouvèrent un niveau normal de radioactivité, elles s'inquiétèrent des risques géologiques. Les AT appuyèrent dès le début la lutte des paysans du Larzac contre la réquisition de leurs terres destinée à permettre l’extension d’un camp militaire. Ils vinrent nombreux aux réunions qui s'y tenaient, prirent des parts dans le Groupement Foncier Agricole destiné à retarder les expropriations, et furent de la manifestation conduite, moutons en tête, par les paysans du Larzac sur les boulevards extérieurs de Paris (« Des moutons, pas de canons ! »). Ils lancèrent une souscription qui aboutit à la construction d'une éolienne sur le Larzac. Déjà révulsés par les épandages de défoliants dans le Morvan, les AT étaient prêts à se mobiliser lors de l'accident de l'usine de Seveso le 10 juillet 1976 qui répandit dans l'atmosphère une dioxine contenue dans le défoliant 245T, qui avait été utilisé au Vietnam. Les AT firent campagne pour un boycott des défoliants et pour la réduction de l'usage des produits chimiques de jardinage. Ils obtinrent enfin qu'on mette fin à la construction d'habitations près de l'usine La Littorale, à Béziers, analogue à celle de Seveso. Ayant réalisé que la récupération des vieux papiers ne s'organisait pas faute de débouchés, les AT suscitèrent la formation d'une Association pour la Promotion du Papier Recyclé (APPR). Celleci s'installa à l'Arbalète (Voir App. III), non sans conflits d'espace avec ceux qui menaient la lutte antinucléaire. La pompe amorcée, on obtint, en 1980, la récupération, dans les postes, des vieux annuaires téléphoniques. En mars 1978, le naufrage du pétrolier Amoco Cadix et la marée noire qui s'ensuivit sur les côtes bretonnes provoquèrent une puissante mobilisation. L'occupation des bureaux de Shell à Paris, le 28 mars, fut le prélude d'une campagne pour le boycott de Shell intitulée « Shell doit payer ! ». Comme M. d’Ornano, alors ministre de l’environnement, avait affirmé que la pollution disparaîtrait rapidement, le n °36 de la Baleine daté de mai 1978 fit sa couverture avec une photo du ministre déclarant dans une bulle « C’est Shell que j’aime ! », en référence à un slogan publicitaire de l’époque. En 1979, les AT firent partie des Comités du Soleil qui visaient au développement de l'énergie solaire. Lors d'un Jour du Soleil, le 23 juin 1979, à l'occasion du solstice d'été, ils organisèrent diverses actions, dont la tenue à Montpellier d'un Forum Agriculture et Soleil. Il y eut également des campagnes contre la voiture en ville, pour les pistes cyclables, contre les barrages « hydronucléaires » installés sur la Loire et destinés à permettre, en période de basses eaux, le refroidissement des centrales nucléaires situées le long du fleuve, sur les dangers des lignes à haute tension, etc. Sous l'influence de René Dumont, les AT prirent position sur le TiersMonde et l'immigration. La condition féminine fut l'objet du n° 41 de La Baleine, daté de janvier 1979, et de beaucoup d'articles dans les suivants. La perspective de la révision, au bout de 5 ans, de la Loi Veil de 1975 sur l'avortement fit dire aux AT qu'ils ne toléreraient aucun recul et qu'il fallait au contraire élargir l'accès des femmes à la contraception et à l'avortement : les arguments de liberté et de surpopulation convergeaient. Les AT étaient aussi partisans des référendums d'initiative populaire, de la représentation proportionnelle, du noncumul des mandats, des 35 heures, des radios libres et de l'objection de conscience. Ils organisèrent le colloque « Le fond de l'air est vert », les 18 et 19 février 1978 et bien d'autres débats. Les relations internationales Dés le début, les AT ont noué des liens étroits avec les Friends of the Earth de San Francisco et de Londres. C’est avec eux, en 1971 à Rambouillet, qu’on décida de mener des actions communes pour un moratoire nucléaire. L'aide technique apportée par A. Lovins et W. Patterson était précieuse. En 1972, avec les groupes nationaux alors existants aux ETATSUNIS, au RoyaumeUni, en Suède, en Australie et en NouvelleZélande, l'esquisse du réseau Friends of the Earth International (FOEI) fut mise en place. Une réunion du FOEI, durant laquelle Richard Sandbrooke, des FOEUK, nous impressionna beaucoup Brice Lalonde et moi, se tint à Londres en février 1975. En 1976, nous aidâmes à la création des Amis de la Terre de Belgique, puis participâmes à celle du Bureau Européen de l'Environnement (BEE), destiné à regrouper les associations d'environnement de la CEE, alors « l'Europe des neuf », et de les représenter auprès du Parlement Européen, du Conseil et de la Commission de Bruxelles. Au départ, le BEE comprenait 80 associations qui se réunirent les 26 et 27 mai 1976 à Londres et désignèrent leur conseil d'administration ; Vincent Richet nous y représentait. FOEI se développait. Ses groupes moteurs, Anglais, Américain, Français et Néerlandais, se réunirent les 10 et 11 septembre 1976 à Londres pour préparer la réunion annuelle des 15 groupes nationaux qui eut lieu les 8 et 9 février 1977, encore à Amsterdam, où s'installa d'ailleurs le secrétariat de FOEI. Puis c'est le jeune groupe belge qui accueillit à Bruxelles, les 25 et 27 novembre 1977, les 15 membres de FOEI. Un texte commun, hostile à tous les aspects du nucléaire, y fut adopté. À la réunion de Francfort, fin octobre 1978, 14 groupes de FOEI sur 19 étaient représentés et, malgré la barrière des langues, neuf résolutions furent adoptées, l'une d’elles demandant à l'Australie de cesser toutes ses activités concernant l'uranium. On y nota une sensibilité plus politique chez les Latins, plus pragmatique chez les AngloSaxons.
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