HÉRITAGES D’ANDRÉ NEHER Héritages d’André Neher Contributions de Françoise Alvarez-Pereyre • David Banon • Massimo Cacciari Catherine Chalier• Joseph Cohen • Joseph Elkouby Marc Faessler • Joë Friedemann • Roland Goetschel Nelly Hansson • Francine Kaufmann• Sophie Kessler-Mesguich René Samuel Sirat • Claude Vigée • Georges Weill Raphael Zagury-Orly avec un inédit d’André Neher «La Lutte avec l’Ange» sous la direction de David Banon Éditions de l’éclat Renée (Rina) et André Neher à Jérusalem © – Éditions de l’éclat, Paris, 2011 www.lyber-eclat.net Prologue L APLUPARTDESTEXTESrassemblés dans ce volume ont été prononcés par leurs auteurs respectifs au cours de différents colloques autour de la pensée d’André Neher – un des maîtres du renouveau de la pensée juive en France au lendemain de la Shoah et jusqu’à la fin des années 1970. Ces colloques ont eu lieu à Strasbourg, à Paris et à Jérusa- lem en 1997-1998 à l’occasion du dixième anniversaire de la mort d’An- dré Neher – que son souvenir soit une bénédiction. Ils ont fait l’objet le plus souvent d’une révision et d’une mise à jour par les auteurs eux- mêmes.S’y ajoute une contribution de Massimo Cacciari, philosophe ita- lien d’importance, parue en italien à l’occasion de la récente nouvelle traduction de L’Exil de la parole aux éditions Medusa de Milan. Ces études tournent autour de diverses facettes de l’œuvre de Neher. Qu’elle soit exégétique, historique ou philosophique, celle-ci est animée par l’instauration d’un dialogue entre le judaïsme et la civilisa- tion occidentale. C’est dire qu’André Neher a toujours pratiqué l’ou- verture, aujourd’hui décriée, et la mise en place de passerelles tendant à la jonction du particulier et de l’universel, mais aucunement au prix de la dissolution du particulier. C’est ainsi, entre autres, qu’il a rendu son lustre à la lecture juive de la Bible face aux tentatives de délégitimation de la méthode historico- critique. Non content de faire barrage à ces assauts provenant de l’exté- rieur, il a montré à la fois aux Juifs et au monde, que le discours juif n’est pas anachronique, que le judaïsme parle au présent. Que ce soit dans ses études bibliques – ses livres sur la prophétie et les prophètes en témoignent – dans ses études maharaliennes – et ses consonances avec les idées de la Renaissance – ou dans ses essais philosophiques – faisant entendre le «non-philosophique» au cœur même de la philosophie1. 1.«La pensée biblique est liée à la philosophie, mais par un processus qui est dialectique. Elle est l’antithèse permanente de la philosophie. Elle est non philosophique par excellence. Mais le non qu’elle formule ne provientpas d’une ignorance ou d’une peur de la philosophie. Il est issu d’une conception particulière, tout à fait originale, des problèmes que la Bible et la philosophie sont appelés à poser et à examiner en commun. Il n’y a pas de livre qui fasse Ce sont ces questions qui sont ici abordées par des disciples de Neher ou des chercheurs de la nouvelle génération, montrant que sa pensée n’a rien perdu de sa vigueur, qu’elle est toujours vivante et éclairante, comme en témoigne l’introduction de René Samuel Sirat. Après un dialogue à distance d’une rare densité entre Claude Vigée et André Neher autour de la conférence sur «la lutte avec l’Ange», publiée ici pour la première fois, nous avons regroupé les interventions autour de l’itinéraire de Neher qui l’a conduit de Strasbourg à Jérusa- lem, itinéraire qui ne consiste pas seulement en un changement de localités. Viennent ensuite, des études sur des thématiques bibliques et philosophiques, objet des chapitres 3 et 4, avant de s’attarder sur des aspects moins connus de la personnalité de Neher: sa dimension d’écrivain, de musicien et de «critique d’art». Nous pensons ainsi susciter auprès des jeunes générations, qui n’ont pas connu cette époque bénie des Colloques des Intellectuels juifs de langue française, époque de création et de stimulation de la pensée, le désir de découvrir ou de re-découvrir l’œuvre de ce maître. Qu’il nous soit permis, pour terminer cette brève présentation, de remercier tous les chercheurs qui ont eu l’honneur de participer à ces colloques et qui ont rehaussé ce volume par leurs contributions. Notre gratitude va aussi à la Fondation André et Renée Neher et la Fondation du Judaïsme français, qui ont soutenu, avec la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, cette publication. David Banon Université de Strasbourg Institut Universitaire de France L’éditeur tient à remercier Mr Paul Zylbermann qui nous a fourni les documents iconographiques qui figurent dans l’ouvrage et sur la cou- verture. mieux ressortir cette dialectique que celui de Job: la philosophie et la non-phi- losophie s’y affrontent en un drame parlé, dont les protagonistes sont les amis de Job du côté de la philosophie, et Job porte-parole de la non-philosophie.» in Le dur bonheur d’être juif, entretiens avec Victor Malka, Paris: Le Centurion, 1978, p.106. Actualité de la pensée d’André Neher René Samuel Sirat Michel Winocka publié une thèse remarquable: Le Siècle des intellec- tuels1où il tente de résumer l’histoire des intellectuels en France au vingtième siècle. Il a bâti sa thèse autour de trois grands écrivains et penseurs qui ont marqué, au-delà de leur génération, le développe- ment culturel du pays: Maurice Barrès, André Gideet Jean-Paul Sartre. Il cite en exergue le magnifique jugement de Léon Blumsur Mau- rice Barrès: «Si Maurice Barrèsn’eût pas vécu, s’il n’eût pas écrit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France d’homme vivant qui ait exercé, par la littérature, une action égale ou comparable. Je sais bien que cette action ne s’exprimerait pas aisément en une doctrine, ni même en une formule. Mais ce n’est pas toujours par des doctrines qu’on agit le plus efficacement sur son temps. Y a-t-il une philosophie chez Voltaire? Y a-t-il une philosophie dans Chateau- briand? Comme eux, Maurice Barrèsa créé et lancé dans le monde, qui l’a recueilli, non pas l’armature provisoire d’un système, mais quel- que chose qui tenait plus profondément à notre vie, une nouvelle atti- tude, un mode d’esprit inconnu, une forme de sensibilité nouvelle2.» Il suffit de remplacer le nom de Maurice Barrèspar celui d’André Neher et «la France» par «la communauté juive» pour exprimer ce que nous ressentons tous en évoquant la mémoire d’André Neher à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, étant bien entendu que l’originalité de la pensée d’André Neher reste une source d’enseigne- ment incomparable pour la communauté aujourd’hui et que ses ouvra- ges ont admirablement formulé la doctrine du judaïsme pour les intellectuels français de la seconde moitié du vingtième siècle. Pour nous en convaincre, il suffit de nous souvenir de l’état de déla- brement de notre communauté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. De quelque côté que se porte le regard, tout n’est que ruine, 1. Michel Winock, Le Siècle des intellectuels,Paris, Seuil, 1997. 2. Léon Blumin La Revue Blanche,15novembre 1897. . désolation. «Tout est pillé, dépouillé, ravagé, les cœurs défaillent, les genoux vacillent…3.» Or, des penseurs juifs se sont donné pour mission de rebâtir la com- munauté sur le plan intellectuel à partir de ses ruines. Ainsi qu’André Neher l’a lumineusement exposé dans ses Clefs pour le judaïsme1, rééditées par Renée Nehersous le titre L’Identité juive,la pensée juive renaissante s’est épanouie selon trois composantes: – la dominante philosophique; – la dominante humaniste; – la dominante mystique. Pour nous, les femmes et les hommes de la génération qui a suivi immédiatement celle des bâtisseurs, ces dominantes ont pris des noms et des visages: Emmanuel Levinaspour la philosophie, André Neher pour l’humanisme, Léon Askénazipour la mystique. Non que ces trois maîtres ne fussent grands dans tous ces domaines de pensée mais leur marque profondément inscrite dans les faits était manifeste dans les champs qu’ils avaient choisis ou qui s’étaient imposés à eux. André Neher a admirablement résumé la composante philosophique dans le chapitre Primat de l’éthique.Quant à l’humanisme juif, il écrit: […] l’ouverture de la pensée juive «humaniste» du XVIIIesiècle jusqu’au nôtre est telle que philosophie et mystique s’y interpénè- trent en se moquant des repères chronologiques, et la triade Création-Révélation-Rédemption peut être soumise (même: elle le doit) à l’éclairage humaniste, en y englobant des doctrines par- fois contradictoires en apparence, se réclamant d’écoles différen- tes superficiellement, mais reliées en profondeur par une perspective qui leur est commune à toutes: l’effort qu’elles ten- tent, uniformément, de rattacher le fait juif au fait universel4. Enfin, André Neher insistera sur la réhabilitation de la mystique et c’est à la pensée du Maharalqu’il consacrera un maître-livre, Le Puits de l’exil: La réhabilitation de la mystique, de tout le vaste domaine de la Kabbale qui va, depuis le Zohar, à travers le lourianisme, jusqu’au sabbatianisme et au hassidisme, constitue l’un des faits les plus saillants au sein de la pensée juive moderne. […] 3. Nahum II, 11. 4. L’Identité juive,p.73 [les références complètes des ouvrages d’André Neher figurent dans la bibliographie en fin de volume. Nous n’indiquons en note que le titre et le numéro de page, qui renvoie à l’édition courante du texte. (N.d.é.)] De véritables aventures s’opèrent, dont l’une des plus marquan- tes, en Europe occidentale, est celle de Jacob Gordin. Quel contraste entre l’article «Dieu» que ce rationaliste rédige pour l’Encyclopædia Judaica5, en 1932, et l’enseignement oral qu’il dis- pense, en France, à partir de 1940, apprenant à toute une généra- tion de jeunes intellectuels – la génération de la guerre, de la catastrophe et de la survie – à formuler sa pensée dans le langage du Maharalde Prague6. Et aujourd’hui, où en sommes-nous? Michel Winock, toujours dans Le Siècle des intellectuelscite Jean-François Lyotardet Pierre Noradans le chapitre «La fin des intellectuels?»: «[…] la position du philosophe Jean-François Lyotardest particu- lièrement remarquée; elle annonçait la fin des intellectuels, dont l’ambition depuis les philosophes du dix-huitième siècle était de penser et d’incarner l’universel. “Or, écrit-il, c’est précisément cette unité totalisante, cette universalité, qui, depuis le milieu du vingtième siècle du moins, fait défaut à la pensée.” Il ajoute: “Il ne devrait donc plus y avoir d’ «intellectuels», et s’il y en a, c’est qu’ils sont aveugles à cette donnée nouvelle dans l’histoire occi- dentale depuis le dix-huitième siècle: il n’y a pas de sujet-victime universel, faisant signe dans la réalité, au nom duquel la pensée puisse dresser un réquisitoire qui soit en même temps une “conception du monde”….» Et plus loin: «L’intellectuel-oracle a fait son temps, écrit P. Nora. Personne n’aura l’idée d’aller demander à Michel Foucault, comme jadis à Jean-Paul Sartre, s’il doit s’engager dans la Légion étrangère ou faire avorter sa petite amie. Si grand que soit son prestige, il n’est plus sacerdotal. L’intellectuel s’est puissamment laïcisé, son prophétisme a changé de style. L’investissement scientifique l’a immergé dans un large réseau d’équipes et de crédits7.» Mais l’impact de nos maîtres – et en particulier d’André Neher – reste pour nous très grand aujourd’hui. Il suffit de voir, en attendant la publication des œuvres complètes réunies et de la correspondance, le nombre de rééditions ou de traductions en langues étrangères de l’œu- vre écrite d’André Neher. On pourrait résumer sa personnalité en trois occurrences. C’était un juif engagé, un maître, un sioniste. 5. «Dieu», Encyclopœdia Judaica,1932. 6. Le Puits de l’exil,p.81. 7. Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, op. cit.,chap. «La fin des intellec- tuels?», p.609-610. . Un juif engagé Rappelons brièvement son itinéraire intellectuel. Après des études juives auprès de son père, il a suivi les cours du Rav E. Botschkoà la yes- hiva Etz Haïmde Montreux, pionnier en ce choix comme en beaucoup d’autres domaines. Il a poursuivi ses études à l’université de Strasbourg et fut, à vingt et un ans, le plus jeune titulaire d’un CAPES d’allemand. Parallèlement, il a continué à étudier avec ses maîtres, des rabbins d’Alsace formés à la magnifique École Rabbinique de Berlin Hildesheimer.Ces derniers l’ont, à leur tour, jugé digne de recevoir le titre de Rabbin. Promis à une carrière universitaire prometteuse, la guerre de 1939 vint y mettre un terme avant même qu’elle ne commençât. Sa thèse de littérature allemande, pourtant presque achevée, fut défi- nitivement jetée aux oubliettes; vient alors le temps de Mahanayim(«le ressourcement») pendant la guerre, alors qu’il se trouve à Lanteuil. C’est le moment d’une rupture douloureuse avec la civilisation germanique, à la manière de Wladimir Jankélévitch, entouré par des collègues indignes de la grande tradition française de tolérance et de générosité fraternelle. Permettez-moi de reprendre le poignant récit de La dernière classe, où, à l’instar d’Alphonse Daudet, André Neher nous fait vivre l’inten- sité dramatique de l’offense ressentie par des professeurs coupables... d’être nés juifs: C’était la journée du 20 décembre 1940, date d’application du Sta- tut des Juifs décrété par le gouvernement de Vichy. Ce soufflet que me donna une certaine France reconstituait soudain pour moi et pour mes coreligionnaires, atteints par le même Statut, le Moyen Âge à ses heures les plus sombres. Tout se passait comme si la Révo- lution de 89, comme si Napoléon, Louis-Philippe, Gambetta, Émile Zola, Charles Péguy, Joffre, Foch et Clémenceau n’avaient jamais laissé leur trace dans l’Histoire de France. J’étais âgé de vingt-cinq ans; j’enseignais au Collège de Brive-la-Gaillarde en Corrèze. J’étais accusé, comme mes ancêtres du Moyen Âge, d’empoisonner les puits, ou plutôt, ce qui est plus grave encore, d’empoisonner l’âme des élèves qui m’étaient confiés. Ceux-ci, d’ailleurs, me témoignaient une confiance profonde et, ce jour-là, m’ont fait sen- tir leur indignation. Mais combien cette colère des jeunes était-elle encore impuissante alors! Nous n’étions pas encore à l’heure des maquis, où plusieurs de mes élèves du 20 décembre 1940 ont lutté plus tard, jusqu’au sacrifice de leur vie. En 1940, la colère aurait dû venir des adultes, de mes collègues non juifs, épargnés par le Statut. Un raz de marée d’immédiate résistance, un unanime cri de protestation, une démission collec- tive de tous les enseignants, de tous les magistrats, auraient pu, à ce moment, faire basculer la politique de Vichy comme, un an plus tard, en Allemagne nazie, dans le cœur du IIIeReich, la pro- testation publique des évêques allait obliger Hitlerà stopper l’eu- thanasie des débiles mentaux aryens dont le mécanisme s’était déjà mis en branle. Contre l’extermination des Juifs, il n’y eut pas, en Allemagne, protestation semblable. Et hélas, le 20 décembre 1940, il n’y eut pas, en France, un mou- vement de solidarité qui était pourtant, alors, sans risque. Je ne sais pas évidemment comment les choses se sont passées ailleurs. Mais au Collège de Brive-la-Gaillarde, nous étions seuls, mon col- lègue M. Blum, un vieillard, et moi-même, un jeune homme, à quitter cette maison à laquelle nous avions donné le meilleur de nous-mêmes, à être bannis, innocents de toute faute, sauf de celle d’être nés juifs. Et personne, parmi nos collègues, durant cette marche dégradante à travers la cour du collège, ne fit un geste, ne dit un mot, sauf, je ne l’oublierai jamais, un professeur de mathématiques, M. Delannoy. Il s’écria soudain: «On ne peut pourtant pas les laisser partir comme ça!» Et il se rangea à nos côtés, nous escortant, mais lui seulement, sans qu’aucun autre l’imitât et vînt le rejoindre, jusqu’au portail, que nous franchî- mes, M. Blum et moi-même. Et dehors, de nouveau, nous étions seuls, la porte fermée derrière nous. Je ne sais pas qu’elles étaient les pensées de M. Blum. En quelques minutes, ce vieillard avait vieilli plus encore. Le monde laïc de sa France chérie s’était écroulé soudain sous lui. Peut-être pensait-il à la dégradation du capitaine Dreyfus. Le malheureux allait être assas- siné trois années plus tard, dans cette Île du Diable à la puissance six millions qui a eu pour nom, au vingtième siècle, Auschwitz. Quant à moi, je me rappelle parfaitement à quoi je pensais en cet instant: à mon grand-père maternel, Nathan Strauss. Il était né en 1840, un siècle exactement avant l’heure où je me trou- vais. Il était instituteur à Obernai, lorsqu’éclata la guerre de 1870 et au lendemain de la guerre, au moment de l’option, ce Juif d’Alsace, fonctionnaire enseignant français, refusa le poste que lui offrait le nouveau régime. Il refusa de devenir fonction- naire prussien. Il nous racontait plus tard (thème qu’Alphonse Daudet a immortalisé dans ses Contes du Lundi) sa «dernière classe» à des élèves français en langue française, alors que dehors roulaient les tambours prussiens. Moi aussi, je venais de faire ma «dernière classe» à des élèves français, en langue fran-