Gaëlle Hermant / Cie DET KAIZEN CRÉATION 2018 LE MONDE DANS UN INSTANT C’est une tentative de réponse à la morosité ambiante, à l’uniformisation de la pensée, une interrogation sur la construction de chacun et sa place dans la société contemporaine. Avec les progrès de l’intelligence artificielle, l’homme et la machine cultivent des liens ambigus, complexes, que nous explorons par des tableaux intimes, oniriques et burlesques. Du robot humanoïde à l’humain augmenté, la pièce arpente le jeu des possibles dans un monde où le virtuel dessine la réalité. À travers le parcours du champion d’échecs Garry Kasparov, d’une ex-postière en recherche d’emploi, de deux frères perdus dans leurs souvenirs, se tisse une écriture scénique créée à partir d’improvisations. La pièce représente la façon dont se déterminent les choix individuels qu’ils soient politiques, sociaux ou amoureux. A l’heure où les robots se proposent de vivre à nos côtés… Gaëlle Hermant «La patience, ici, consiste non pas à supporter l’oppression mais à guider l’élan qui la brisera. La lucidité naît entre les rires et les colères de l’enfance, à l’endroit où nous apprenons à renaître en dénouant ou en tranchant les nœuds gordiens dont l’inhumanité entrave la libre circulation du vivant.» Raoul Vaneigem, Nous qui désirons sans fin. P h o to © D .R . À L’ORIGINE DU PROJET Comment rendre compte du monde sur un plateau de théâtre ? Cette question est une obsession. Venant d’un théâtre de textes, j’ai eu envie de rassembler un groupe d’acteurs et de créateurs pour interroger, ensemble, la réalité du monde contemporain. Partant d’un sentiment commun : le manque d’échanges purs et de débats citoyen, nous nous sommes réunis tous les soirs autour de la notion de l’engagement (politique, social, amoureux) et de nos interrogations sur la société. Mettre sur pause, ne plus subir cette vie effrénée dont nous sommes tous acteurs, combattre cette sensation d’un soi-disant trop-plein d’informations, susceptible de nous avaler : créateur d’enfermement sur soi, allant parfois jusqu’à nous faire préférer et accepter de ne plus savoir ; faire que nos rêves soient moteurs de la transformation de nos sociétés où nous nous positionnons seul, en tant qu’individu et par rapport aux autres. Notre société, nous la regardons, nous l’explorons, nous nous souvenons de son chemin, nous la critiquons ; et des temps de construction personnels, d’ouverture sur le monde deviennent nécessaires : comprendre et aimer l’autre, c’est-à-dire au final des temps de construction et de préservation de notre humanité. Mais comment ? Pourquoi avons-nous peur aujourd’hui d’affirmer nos pensées ? Et pourquoi avons-nous peur d’essayer de peindre une première toile ? Une toile différente ? Penser ensemble, chercher et rêver prennent du temps. Ce désir de collectif nous a porté vers une écriture de plateau hybride et musicale. Au fil des répétitions, nos réflexions et lectures ont impulsé des improvisations, dessinant peu à peu l’écriture finale du spectacle. L’écriture scénique répond pour moi à un besoin pour rendre compte de notre pensée en acte. Les thèmes : la marginalité, les normes, l’engagement, le point de rupture sociale, cette frontière si fragile de l’inclusion exclusion, la rencontre de ces deux mondes, la place de l’amour, religion et tragédie moderne, concept de bonheur et de commerce, les liaisons s’affaiblissent et se font remplacer, nous sommes face à une recherche absolue de l’amour sans jamais le trouver, nous errons car nous cherchons en permanence quelque chose qui fuit. Cette logique individualiste pousse à la solitude, au renfermement sur soi. Qui influence qui ? La société sur nos amours ? Ou nos amours sur la société ? Notre façon d’appréhender et d’aimer l’autre façonnerait-elle la société ? P h o to © Photo extraite du D film Nos meilleures .R. années - époque 1. Les frères Carati et Giorgia dans un café à Ravenne lors de l’élimination de l’Italie par la Corée du Nord de la Coupe du monde de football de 1966. Deux films, Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana et Délits flagrants de Raymond Depardon ont marqué notre recherche, nous inspirant une forme centrée sur l’intimité des personnages. A travers cette tradition du cinéma italien nous écrivons dans un registre cynique et plein d’espoir, cet endroit de jeu latin, sanguin, brut, vrai, et jamais dans la demie mesure. Nous voulons une écriture incisive, troublante et dérangeante. Ce qui nous importe c’est l’usage ou la perte des mots comme moteur de création. C’est autour de la question du progrès technologique que nous avons trouvé la cohésion dans cette écriture fragmentaire. Dans un monde où le progrès s’accélère, quels sont nos repères en tant qu’individus ? Comment se positionner face aux machines, aux robots, et prendre part à une société en passe de devenir virtuelle ? L’ÈRE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE Sous forme de fragments, les scènes interrogent la question du progrès technologique, son impact sur l’emploi, les êtres, la société. De l’intelligence artificielle nous ne connaissons que la partie émergée de l’iceberg, celle qui nous concerne directement, usant de téléphones androïdes et de mondes virtuels. Mais dans les laboratoires des grandes entreprises privées, des robots humanoïdes sont imaginés pour pallier à nos manques, nous ressembler et nous comprendre. Des chercheurs travaillent sur des projets d’implants cérébraux capables d’augmenter nos mémoires, ouvrant les portes d’un savoir infini. Sur ce terrain, les géants du numérique, Facebook, Google, Amazon, Microsoft, IBM, Baidu, s’activent en concurrents féroces. Les avancées, fulgurantes, voient le jour sans que le grand public soit capable d’en mesurer l’ampleur. L’intelligence artificielle reste opaque, inaccessible, altérée par les fantasmes de science-fiction. Mais déjà, des emplois disparaissent, des hôtesses sont remplacées par des robots d’accueil, des vendeurs par des caisses automatiques, des ouvriers par des machines ultra-performantes. Demain, les chirurgiens, les chauffeurs de taxis et les avocats verront leurs compétences éclipsées par des logiciels intelligents. Des juges virtuels viendront désengorger les tribunaux, des algorithmes diagnostiqueront plus rapidement les cancers, des voitures volantes réduiront le nombre de morts sur les routes. Autant de promesses que de périls encourus, laissant percevoir l’ambivalence du lien entre l’homme et la machine. Car si l’intelligence artificielle se perfectionne, le but in fine est bien de rendre la machine intelligente, capable de réflexions et d’empathie. fiction et réalité, de haut en bas : Le joueur d’échecs Garry Kasparov affronte l’ordinateur Deep Blue en 1995. Image de fiction extraite de la série Real humans. Le robot Asimo apprend à marcher en tenant la main P h o to s © D .R . DES HOMMES ET DES ROBOTS Si certains robots vivent déjà à nos côtés, quel sera leur rôle dans la société du futur ? La voiture sans conducteur décidera-t-elle d’écraser un piéton pour sauver ses passagers ou de foncer dans le mur pour sauver le passant ? Si l’algorithme commet une erreur, qui en assumera la responsabilité, l’homme ou la machine ? Sans oublier les questions de protection de la vie privée face à ces machines qui voient tout, enregistrent les données. Au fil de nos répétitions, la question du progrès technologique s’est imposée comme le fil conducteur de notre recherche. Son cadre fantastique nous a inspiré des improvisations nourries par l’imaginaire de la science-fiction, mais aussi la réalité scientifique. « Aujourd’hui déjà, des système d’intelligence artificielle détectent lorsqu’un humain tente de modifier leur comportement et font parfois tout pour rejeter cette intervention et la contourner » explique Rachid Guerraoui, directeur du laboratoire de programmation distribuée de l’EPFL. L’intelligence artificielle pose des questions de très long terme, complexes et passionnantes. À travers le parcours du joueur d’échecs Garry Kasparov, battu par l’ordinateur Deep Blue en 1997, d’une ex-postière remplacée par une machine, d’un homme seul qui essaye d’aller à son rendez-vous organisé via internet, d’un vieil homme assisté à domicile par le robot Noa, d’un jeune homme qui enregistre tous ses souvenirs, nous avons souhaiter interroger cette réalité au présent, par l’imaginaire du plateau. La difficulté d’être, au cœur de ces normes, la peur de l’autre, la difficulté de communiquer, les corps qui se referment et le langage qui s’appauvrit, la marginalité, la norme et ces êtres sur la brèche en permanence. P h o to © S im o n G o s s e lin P h o to © S im o n G o s s e lin LE MONDE DANS UN INSTANT Un spectacle où il est question de gens qui ne se parlent plus, d’un futur absurde mais possible, et d’une chaise au milieu d’un terrain de jeu… Que fait la société des monstres qu’elle crée ? J’aime l’idée de rhapsodie pour parler de ce spectacle, écho d’une œuvre instrumentale, de forme libre, de vers ou de prose, faits de fragments mal reliés entre eux ; nous écrivons sans narration logique, histoire de personnages allant d’un point A à un point B. Le spectacle est composé sous forme de cinq fragments. Ces fragments, comme des électrochocs et allégorie de notre société où l’information est multiple et où le sacré du collectif devient le seul refuge. « Faire du théâtre aujourd’hui, écrire pour la scène, s’emparer d’un texte de théâtre ou aller chercher des textes non théâtraux pour tisser une écriture scénique est une manière de parler de notre monde, de se poser en tant que sujet (créateur) pour rendre compte d’une pensée en acte. La relation entre le texte et la scène me paraît, de ce fait, symptomatique d’un certain rapport au monde. La représentation théâtrale en est assurément le lieu d’articulation. Lieu qui donne à voir, à entendre, à deviner cette relation au travail offerte à la perception du spectateur sans qu’il soit forcément nécessaire de lui fournir un discours explicatif d’accompagnement. C’est donc à lui qu’est confiée la place de « révélateur », comme s’il devenait la plaque sensible de la représentation. (…) La conception classique de la belle unité formelle comme reflet du monde, mythique sans doute, est perdue à jamais, tout autant que la notion de sens comme vérité immuable. Le théâtre pousse sur les décombres de cette belle unité. Il demeure « le dernier refuge de l’imprévisible poétique » comme l’a si bien dit Serge Rezvani. La belle unité formelle comme lieu d’expression d’une vérité a éclaté pour laisser émerger des archipels poétiques complexes et autonomes, proposant au spectateur non pas une lecture d’un texte adapté scéniquement, mais un monde clos ayant ses propres codes : à lui de s’y frayer un chemin selon ses interrogations. » Rafaëlle Jolivet-Pignon La représentation rhapsodique Lorsque la scène invente le texte Thèse de doctorat Théâtre et arts de la scène L’apparition de ces fragments de vie se fait grâce à une machinerie poétique. Nous avons pour mot d’ordre « jouer à jouer ». Aimer la force, la générosité et les ratages du présent. J’aime la sensation et l’utilisation « d’état d’urgence » à mettre en place pour raconter. Que les situations se mettent à exister parce qu’on les rend possible en direct. C’est une équipe sportive, une jeunesse d’aujourd’hui au départ de la grande course, course du destin, allégorie d’une jeunesse qui essaye de trouver sa place dans une société où il faut toujours aller de plus en plus vite et réussir. Au turbin ou déjà sur le bord de la route en train d’essayer de rattraper leur retard dans ce train de vie accéléré, sur les restent d’un terrain de sport devenu laboratoire de leurs expériences, la machine, les engrenages se mettent en branle. Que préserve t’on de notre humanité ? Cette machinerie musicale et scénographie devient créatrice d’espaces ; des fragments de vie, de rêves et de cauchemar apparaissent. Nous voulons faire entendre l’impact direct de cette société dans la vie des êtres, dans des situations de tous les jours. L’espace scénique est alors conçu pour être au plus proche de chaque pensée. Réduit à son plus strict nécessaire, le public entoure ce cocon. Un temps de suspension. Celui dans lequel les vérités se fendillent, mais aussi celui où tout peut renaître grâce à la chrysalide des mots. P h o to © S im o n G o s s e lin P h o to s © S im o n G o s s e lin R. D. Le joueur © o d’échecs ot h Garry Kasparov P EXTRAITS « Cette histoire commence en 1995 quand, à l’âge de 17 ans, je suis devenu champion du monde d’échecs en battant Anatoly Karpov. Plus tôt cette même année, j’avais gagné contre les 32 machines joueuses d’échecs les plus performantes au monde. A l’époque, ça n’avait rien de surprenant que je puisse battre 32 ordinateurs simultanément. Ah, pour moi, c’était l’âge d’or. Les machines avaient peu de puissance et moi, j’avais des cheveux. Douze ans plus tard, je me retrouvais à m’échiner contre un seul ordinateur dans une partie annoncée dans la presse comme étant : «Le dernier combat du cerveau». Pas de pression, donc. De la mythologie à la science-fiction, l’affrontement de l’humain et de la machine a souvent été vu comme une question de vie ou de mort. Nous faisons la course contre les machines, nous menons un combat, une guerre. Des emplois disparaissent. Des gens sont remplacés comme s’ils n’avaient jamais existé. Bientôt, des machines seront chauffeurs de taxi, médecins et professeurs, mais seront-elles pour autant « intelligentes » ? Je m’en remettrai à la parole des philosophes. Quand j’ai rencontré Deep Blue pour la première fois cela faisait plus de dix ans que j’étais champion du monde et j’avais disputé 182 parties contre des joueurs de haut niveau. Je savais à quoi m’attendre de leur part. J’avais l’habitude de mesurer leurs coups, d’évaluer leur état émotionnel en observant leur gestuelle, en les regardant dans les yeux. Et puis, me voilà assis de l’autre côté de l’échiquier, face à Deep Blue. J’ai tout de suite ressenti quelque chose de nouveau, de déstabilisant. Vous pourriez avoir la même sensation la première fois que vous prenez une voiture sans conducteur ou que votre nouveau chef-ordinateur vous donne un ordre. Mais quand je me suis assis pour jouer cette partie, je ne pouvais pas imaginer de quoi était capable cette chose. Je me suis battu dès la première série mais les dés étaient jetés. J’ai perdu cette partie. Et je ne pouvais m’empêcher de me dire « Deep Blue, est-il invincible ? » Était-ce la fin de ce jeu d’échecs que j’aimais tant ? C’étaient là des peurs bien humaines, et la seule chose dont j’étais sûr, c’était que Deep Blue n’avait pas de tels émois. Les alarmistes avaient prédit que tout le monde déserterait ce jeu qui pouvait être conquis par les machines mais en fait le monde des échecs voulaient toujours avoir un champion humain. Et aujourd’hui encore, alors que les applications gratuites de jeu d’échecs sont devenues plus performantes que Deep Blue, les gens jouent toujours aux échecs, et même plus qu’avant. » Garry Kasparov, N’ayons pas peur des machines, Ted conférence, 2013
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