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Fénelon et la question de l'éloquence par Alain Vizier Le XVIIe siècle ne semble avoir inventé ni PDF

27 Pages·2008·0.36 MB·French
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Fénelon et la question de l’éloquence par Alain Vizier Le XVIIe siècle ne semble avoir inventé ni les termes ni même les enjeux pratiques qui lui ont permis de penser et de formuler la question de l’éloquence —une question qu’il a pourtant estimée parmi les plus préoccupantes et les moins susceptibles d’être con- tournées. Ces termes et ces enjeux, il les a trouvés chez les Latins et Augustin, les Humanistes et Montaigne, et parfois chez les Grecs, via leurs traducteurs et commentateurs. Néanmoins, comme l’a suggéré La Bruyère dans «De la chaire», l’âge classique a su s’approprier ces réflexions, au sens précis que l’auteur des Caractères donnait à ce terme: «il est un art de s’approprier les pensées d’autrui, de les rendre siennes par la manière dont on les exploite». Les analyses de Marc Fumaroli sur ce geste singulier de prise de possession, tout autant que son étude des conditions his- toriques qui, durant la Renaissance et la première moitié du XVIIe siècle, ont rendu possible une telle exploitation, sont inestimables: Héritier de la Renaissance, le XVIIe siècle est, en Europe, l’Age de l’Éloquence. Pourquoi l’est-il, plus qu’ailleurs, en France? Les conditions y sont réunies pour prendre le relais, à une échelle infiniment plus vaste, des deux Renaissances romaines…. La France est alors le pays d’Europe où le prestige et les travaux de la Respublica literaria sont le plus fortement soutenus par une magistrature puissante, dans les rangs de laquelle le pouvoir royal recrute ses meilleurs serviteurs… (20) A l’âge classique, l’exploitation des textes des Anciens sur l’éloquence s’est opérée sur le mode d’une mise en rapport des éléments relevant originellement de la rhétorique ou de la poétique avec des problèmes posés dans d’autres domaines de connais- sances. Tantôt les questions liées à l’éloquence ont modifié des ordres de savoir comme la philosophie et l’épistémologie. De cette modification portent témoignage le Discours de la méthode, les Méditations, la Logique de Port-Royal et des textes de Pascal (plu- sieurs fragments des Pensées, «L’esprit géométrique» et «L’art de 24 ALAIN VIZIER persuader»). Tantôt, le XVIIe siècle a décelé dans l’éloquence un redoutable pouvoir critique, capable de transfigurer des disciplines qui paraissaient pourtant relativement stables, comme l’histoire, la science herméneutique, l’art de la prédication, tout autant que la littérature et l’esthétique. La répétition des formules et de la conceptualité grecques et latines, à l’œuvre dans les textes composés à l’âge classique, ap- paraît, paradoxalement sans doute, comme le principe permettant à chacun de ces textes d’articuler, selon des perspectives et une machination qui lui sont propres, un ensemble singulier de problèmes. Car, si les mêmes formules de Platon ou de Cicéron ne cessent d’être utilisées au cours du XVIIe siècle, ces formules reçoivent de leurs contextes et de leurs usages une lumière et un sens souvent très différents. Ainsi, le recours à des passages du Phèdre ou du De oratore n’a pas nécessairement la même signifi- cation ni la même portée, si ces textes sont invoqués au cours de la polémique relative au maniement de l’éloquence par les Jésuites, dont les Peintures morales constituent l’un des éléments détermi- nants, ou, au contraire, s’ils sont évoqués quelques décennies plus tard, lors de la «Querelle des Anciens et des Modernes». En outre, ces textes grecs, latins et humanistes, parfois conçus comme des sources, parfois comme des lieux obligés, peuvent valoir comme modèles absolus et indépassables, mais ils peuvent aussi, au sein d’une controverse, ou lorsque la question des modèles est directe- ment posée, ne servir que de stratégie d’autorisation ou d’armes permettant de contester les positions implicites des adversaires. Ils ne figurent alors que comme points de départ d’un développement au cours duquel ils seront fréquemment subvertis, et pour lequel ils n’auront été, par conséquent, que des moyens. Peut-être parce qu’ils n’ont été publiés, pour la première fois, qu’en 1718 par Ramsay, quelques années après la mort de Fénelon, les Dialogues sur l’éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier ne figurent traditionnellement ni parmi les œuvres les plus connues sur l’éloquence ni parmi les textes les plus étudiés de Fénelon1. Pourtant, ces dialogues, aux enjeux et aux modalités d’écriture complexes, fréquemment très proches des sources les plus traditionnelles dont ils s’inspirent, ont pu être considérés, il y FÉNELON ET LA QUESTION DE L’ÉLOQUENCE 25 a quelques années, par W. S. Howell, comme le premier traité de rhétorique moderne2. Plus récemment encore, James Davis a mon- tré que l’importance des Dialogues sur l’éloquence résidait dans les incertitudes et les paradoxes qu’y développe Fénelon. Ces in- certitudes et paradoxes fondent, selon lui, la modernité de ce texte, qu’il nous propose de lire comme l’un des premiers manifestes de révolte contre la rhétorique classique3. Sa complexité et sa moder- nité tiennent d’abord à sa forme dialogique. En effet, sa composi– tion: trois dialogues, trois voix ou positions discursives (A, B, C) référant à trois interlocuteurs, instaure d’emblée une pluralité con- crète de perspectives. Toutefois, Fénelon n’est pas l’inventeur de cette forme dialogique. Il l’a trouvée dans le Gorgias, l’un des premiers dialogues de Platon, et souligne, tout au long de son texte, ce qu’il doit au platonisme: «tout ce que je vous en ai dit comme de moi-même est tiré de lui» (Dialogue I, 23)4. Les enjeux de cette forme dialogique qui s’oppose pratiquement à celle d’un traité, d’une dissertation dogmatique ou d’un discours sur l’éloquence — qui s’oppose, par conséquent, à la forme même que Fénelon a don- née plus tard aux traités composant sa Lettre à l’Académie —, sont faciles à saisir. Platon, par la voix de Socrate, les expose briève- ment dans une série de remarques préliminaires5. Il n’est qu’une seule manière de résister ou de s’opposer à la force persuasive des discours de Gorgias, c’est d’inventer un instrument capable de briser leur rhétorique et leur ampleur. Cet instrument, Socrate le découvre dans le dialogue, ou plus précisément dans la dialectique rendue possible et générée par la brièveté du jeu des questions et des réponses6. Mais l’intérêt et la complexité des Dialogues sur l’éloquence tiennent aussi à un second mécanisme textuel. En effet, si le mode et l’orientation majeure du premier dialogue se donnent pour pla- toniciens, si l’éloquence doit être rapportée à l’utile et les rhéteurs exclus de la cité, si le langage et la parole doivent être «autorisés» et les discours entrer dans une économie, Fénelon double, lit- téralement, cette perspective platonicienne d’une autre perspective: celle-là même introduite par le Traité du sublime (Peri Hupsous) du pseudo-Longin. Dès lors, il ne s’agit plus pour Fénelon de spé- culer sur les modalités de composition et de circulation des dis- cours, sur leur économie, telles que Platon les avait définies contre 26 ALAIN VIZIER la sophistique. Il s’agit au contraire d’isoler et de valoriser une autre pratique qui trouve dans le discours un moyen capable «d’échauffer l’imagination», «d’élever l’esprit du lecteur» et «de lui former le goût» (Dialogue I, 9). Cette autre pratique, à laquelle le sublime a prêté son nom, Boileau l’a commentée en se servant du texte attribué à Longin, quelques années seulement avant la composition des Dialogues sur l’éloquence: Il faut sçavoir que par Sublime, Longin n’entend pas ce que les Orateurs appellent le stile sublime: mais cet extraordinaire et ce merveilleux qui frape dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte. Le stile sublime veut toujours de grands mots; mais le Sublime se peut trouver dans une seule pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de paroles…. Car il ne persuade pas pro- prement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement ou de persuader. Nous pouvons dire à l’égard de la persuasion, que pour l’ordinaire elle n’a sur nous qu’autant de puissance que nous vou- lons. Il n’en est pas ainsi du Sublime. Il donne au Discours une certaine vigueur noble, une force in- vincible qui enleve l’ame de quiconque nous écoute. (Boileau, 338; 341-2) La doublure du platonisme par une conceptualisation du sub- lime, et ainsi la dichotomie et la différence interne qui travaillent le premier dialogue, se perpétuent dans les deux dialogues suivants autour de questions tout aussi importantes: la question du sensible et de l’art, du style et de l’auteur; puis celle de la simplicité et de la possession, du plaisir et de la jouissance d’un texte. Si bien que la composition des Dialogues sur l’éloquence est réellement double: platonicienne de par sa forme et son mode majeur, mais aussi en rupture avec le platonisme dans son contenu et son mode opéra- toire. Ces ruptures valent comme gage de modernité — une mod- ernité que l’on peut concevoir du point de vue de la «Querelle des Anciens et des Modernes», mais aussi d’une histoire des discours FÉNELON ET LA QUESTION DE L’ÉLOQUENCE 27 et du sublime, autrement dit, du point de vue de la problématisa- tion de la pensée que Kant, Michel de Certeau et Jean-François Lyotard ont poursuivie dans leurs œuvres. L’étude des points de rupture développés dans chacun des trois dialogues, nous permettra donc d’expliquer la puissance et l’originalité des positions discur- sives de Fénelon face à celles de Bossuet, et de mettre en perspec- tive le statut de l’image chez Fénelon et la théorie postmoderne du figural. Dans le «Dialogue premier», Fénelon pose et analyse un problème général: celui de l’économie politique des discours, c’est-à-dire de leurs modes de production et de circulation au sein d’une société donnée, que cette société soit considérée comme réelle (la société d’où «revient» B au début du dialogue) ou comme utopique (l’élément spéculatif et atopique sur lequel repose la dy- namique de ce premier dialogue, dans son double mouvement de recherche des premiers principes et de table rase). Aux modèles d’éloquence latins et scolastiques que la Rhétorique et la Politique d’Aristote ont rendu possibles, Fénelon oppose la théorie pla- tonicienne du discours telle que la formulent le Gorgias, La Ré- publique, Protagoras, Le Sophiste et les Lois. Le cadre et les en- jeux pratiques de ce débat fictif sont ceux-là mêmes exposés et développés par Platon. Fénelon en reproduit fidèlement le mou- vement dialectique: A. …Si vous aviez à former un État ou une ré- publique, en quoi voudriez-vous y perfectionner les esprits? B. En tout ce qui pourrait les rendre meilleurs. Je voudrais faire de bons citoyens, pleins de zèle pour le bien public: je voudrais qu’ils sussent en guerre défendre la patrie; en paix, faire observer les lois, gouverner leurs maisons; cultiver ou faire cul- tiver leurs terres; élever leurs enfants à la vertu, leur inspirer la religion; s’occuper au commerce selon les besoins du pays; et s’appliquer aux sciences utiles à la vie. Voilà ce qui me semble, le but d’un législateur. 28 ALAIN VIZIER A. Vos vues sont très justes et très solides; vous voudriez donc des citoyens ennemis de l’oisiveté; occupés à des choses très sérieuses, et qui tendissent toujours au bien public? B. Oui, sans doute? A. Et vous retrancheriez tout le reste? B. Je le retrancherais. (Dialogue I, 11-12) Sans doute, la virtualité d’une république est-elle plus latine que grecque. Pourtant la déduction en forme dialectique que pour- suit Fénelon et qu’il impose au mouvement de son texte, met prin- cipalement en œuvre une méthode et une série de thèmes pla- toniciens. Ainsi, après avoir exposé l’utilité propre aux discours, Fénelon explique la nécessité de soumettre et d’intégrer le plaisir à l’utile: «C’est sans doute par le même principe que vous re- trancheriez aussi (car vous me l’avez dit) tous les exercices de l’esprit, qui ne serviraient point à rendre l’âme saine, forte, belle, en la rendant vertueuse? — J’en conviens» (Dialogue I, 12). Une définition du véritable orateur est déduite de ce principe: l’orateur devra être philosophe et maître de l’éloquence et de la cité. Fé- nelon ne manque pas d’opposer ce maître du logos aux devins et aux sophistes, et de préciser son statut social et ses autres qualités. Cette détermination intégrale de l’orateur permet, à son tour, de formuler les conditions qui rendent possible un processus d’énonciation et de circulation optimal des discours: A. …il mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse; il lui faudra peu, ce peu ne lui manquera point, dût-il de ses propres mains le gagner…. Nous sommes convenus que l’éloquence et la pro- fession de l’orateur est consacrée à l’instruction et à la réformation des mœurs du peuple. Pour le faire avec liberté et avec fruit, il faut qu’un homme soit désintéressé, il faut qu’il apprenne aux autres le mépris de la mort, des richesses, des délices; il faut qu’il inspire la modestie, la frugalité, le désin- téressement, le zèle du bien public, l’attachement FÉNELON ET LA QUESTION DE L’ÉLOQUENCE 29 inviolable aux lois; il faut que tout cela paraisse autant dans ses mœurs que dans ses discours. Un homme qui songe à plaire pour sa fortune, et qui par conséquent a besoin de ménager tout le monde, peut-il prendre cette autorité sur les esprits? (Dialogue I, 20-21) Dans L’ordre du discours, Michel Foucault explique en détail le fonctionnement de cette économie des discours et les pratiques qui lui sont associées. Longtemps la théologie et la philosophie, participant des instances de pouvoir ou désirant les réformer, ont tenté de régler l’activité discursive, non seulement par un système d’interdits et d’exclusions, une recherche ou une volonté de vérité, mais aussi par un art de la réécriture, un principe d’autorisation et de structuration des disciplines, et un ensemble de normes sociales et politiques d’accréditation, de production et de diffusion. For- mellement, Fénelon, dans ce dialogue, montre que la véritable élo- quence ne peut se moquer de l’éloquence, et ainsi que les questions qu’elle enveloppe, contrairement à la formule pascalienne («La vraie éloquence se moque de l’éloquence…» Pensées 513), doivent être considérées et analysées selon le plus grand sérieux. Rien n’est plus important, effectivement, que de chasser la sophis- tique au nom d’un double principe régissant les discours: 1) le plaisir pris au récit comme tel, c’est-à-dire le plaisir libéré de la morale ou de l’utile; 2) la recherche d’un gain personnel et la cor- ruption du discours que cette recherche entraîne avec elle: B. N’importe, qu’ils prennent d’autres métiers pour vivre; non seulement il faut gagner sa vie, mais il la faut gagner par des occupations utiles au pub- lic. Je dis la même chose de tous ces misérables qui amusent les passants par leurs discours, et par leurs chansons; quand ils ne mentiraient jamais, quand ils ne diraient rien de déshonnête, il faudrait les chasser; l’inutilité seule suffit pour les rendre coup- ables: la police devrait les assujettir à prendre quelque métier réglé. (Dialogue I, 15) 30 ALAIN VIZIER Cependant, dès le premier dialogue, Fénelon limite la portée du platonisme — un platonisme constitutif du classicisme — en intro- duisant une rupture théorique essentielle dans le modèle de produc- tion et de circulation des discours qu’il vient d’exposer. Cette rup- ture apparaît un peu décentrée. Elle donne l’impression de n’être suscitée qu’en passant, marginalement. Il semble même qu’il ait fallu plusieurs années pour que Fénelon lui donne sa portée maxi- male. En effet, à côté du modèle spéculatif platonicien, Fénelon invoque une autre source. Il double l’énoncé de ce qui aurait pu passer pour un traité d’inspiration platonicienne, d’une autre voix, d’une autre perspective — celle-là même que développe Boileau dans son Traité du Sublime: A. …N’avez-vous pas vu ce qu’en dit Longin dans son Traité du Sublime? B. Non; n’est-ce pas ce traité que M. B. a traduit? Est-il beau? A. Je ne crains pas de dire qu’il surpasse à mon gré la Rhétorique d’Aristote. Cette Rhétorique, quoique très belle, a beaucoup de préceptes secs et plus curieux qu’utiles dans la pratique; ainsi elle sert bien plus à faire remarquer les règles de l’art à ceux qui sont déjà éloquents qu’à inspirer l’éloquence et à former de vrais orateurs; mais le Sublime de Longin joint aux préceptes beaucoup d’exemples qui les rendent sensibles. Cet auteur traite le sublime d’une manière sublime, comme le traducteur l’a remarqué; il échauffe l’imagination, il élève l’esprit du lecteur, il lui forme le goût, et lui apprend à distinguer judicieusement le bien et le mal dans les orateurs célèbres de l’Antiquité. (Dia- logue I, 9) L’intérêt de cette référence à Longin et à Boileau réside pré- cisément dans la rupture que ces deux auteurs introduisent dans le platonisme. Si le Traité du Sublime est comparé à la Rhétorique, c’est moins pour dévaloriser le texte d’Aristote, qui l’est suffisam- ment par le ton platonicien majeur du reste des dialogues, que pour FÉNELON ET LA QUESTION DE L’ÉLOQUENCE 31 proposer une autre alternative au platonisme. Contre la sophis- tique, mais aussi contre l’économie politique du discours inscrite au cœur du platonisme, Fénelon s’appuie sur cette idée du sublime, jadis énoncée par Longin, et tout ou partie transformée par Boileau (ainsi qu’en témoignent, peu après sa traduction, sa polémique avec Dacier, et plus encore les controverses de la Querelle des An- ciens et des Modernes). Chez Longin et Boileau, l’affirmation d’un mouvement autonome du principe de plaisir (conçu par-delà la morale) et la perte relative de l’individu que ce pathos ou cet excès (ce qui frappe, ce qui saisit) implique, prennent une connota- tion éminemment anti-platonicienne: B. Quoi, Longin si admirable, hé! ne vivait-il pas du temps de l’empereur Aurélien et de Zénobie? A. Oui: vous savez leur histoire. B. Ce siècle n’était-il pas bien éloigné de la po- litesse des précédents? Quoi vous voudriez qu’un auteur de ce temps-là eût le goût meilleur qu’Isocrate? En vérité je ne puis le croire. A. J’en ai été surpris moi-même: mais vous n’avez qu’à le lire; quoiqu’il fût d’un siècle fort gâté, il s’était formé sur les anciens, et il ne tient presque rien des défauts de son temps, je dis presque rien, car il faut avouer qu’il s’applique plus à l’admirable qu’à l’utile, et qu’il ne rapporte guère l’éloquence à la morale; en cela il paraît n’avoir pas les vues solides qu’avaient les anciens Grecs, surtout les philosophes; encore même faut-il lui par- donner un défaut dans lequel Isocrate, quoique d’un meilleur siècle, lui est beaucoup inférieur: surtout ce défaut est excusable dans un traité particulier, où il parle, non de ce qui instruit les hommes, mais de ce qui les frappe, et qui les saisit. Je vous parle de cet auteur, parce qu’il vous servira beaucoup à comprendre ce que je veux dire. (Dialogue I, 9-10) 32 ALAIN VIZIER Les Dialogues sur l’éloquence enregistrent l’existence de ce pathos en rupture avec l’Utile et le Beau, sans pourtant en dégager toutes les conséquences. Un écart similaire apparaît dans la théori- sation du style. Sans doute, Fénelon reconnaît-il la valeur idéale d’une écriture masculine et virile, et propose-t-il de condamner les discours fleuris et efféminés: B. Non, mais ce sont des pensées si délicates, et qui dépendent tellement du tour et de la finesse de l’expression, qu’après avoir charmé dans le moment elles ne se retrouvent pas aisément dans la suite. Quand même vous les retrouveriez, dites-les dans d’autres termes, ce n’est plus la même chose, elles perdent leur grâce et leur force. (Dialogue I, 4) A. On ne voit dans celui-ci que des discours fleuris et efféminés, que des périodes faites avec un travail infini pour amuser l’oreille. (Dialogue I, 8- 9) Mais en marge de ce lieu commun, se profile l’idée d’une ac- tivité discursive, d’un ravissement et d’un mode d’énonciation spécifiquement féminins — un mode dont Jacques Lacan, dans l’un de ses séminaires (Encore), et Michel de Certeau ont dégagé l’importance. La correspondance de Fénelon avec Mme Guyon et les articles XXI à XLV de l’Explication des maximes des saints donneront à cette idée un plan de consistance plus systématique et dionysien que celui proposé, dans la première moitié du siècle, par François de Sales: On trouvera dans la pratique que les âmes les plus éminentes dans la contemplation sont celles qui sont les plus occupées de lui. Elles lui parlent à toute heure comme l’épouse à l’époux. Souvent elles ne voient plus que lui seul en elles. Elles por- tent successivement des impressions profondes de tous ses mystères et de tous les états de sa vie mortelle. Il est vrai qu’il devient quelque chose de si intime dans leur cœur qu’elles s’accoutument à le regarder moins comme un objet étranger et exté-

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